• Aucun résultat trouvé

Première partie : L’avènement d’une réalité ouvrière [1800-1914]

Section 2 : Des professions émergeant d’un océan de ruralité

I- Du savoir-faire artisanal à la production industrielle

1. Couteliers châtelleraudais

1.1. Un artisanat ancien et réputé

Camille Pagé dans sa somme consacrée à la coutellerie605, retrace l’historique de cet artisanat à Châtellerault, naissant, selon lui, entre le XIIIe et le XIVe siècle606.

Les témoignages abondent de voyageurs traversant le royaume de France et attestant du poids de la coutellerie locale. Parmi eux, au XVIeme siècle, les ambassadeurs vénitiens Andréa Navagero et Jérôme Lippomano notent l’importance de la coutellerie de la ville et la finesse des manches de couteaux ouvragés en cornes d’animaux qui arriveraient « à plein

bateaux » comme le vante un proverbe de la même époque607.

En 1616, Just Zinzerling dans son Itinerarium Galliae qualifie Châtellerault comme une

« fabrique de couteaux, de ciseaux et d’objets semblables ». Le Dictionnaire universel du

commerce, d’histoire naturelle, et des arts et métiers de Savary Des Bruslons indique que la coutellerie « passe pour être une des meilleures du royaume, particulièrement pour ses

couteaux, rasoirs et ciseaux », que son commerce se fait non seulement à Paris et dans les villes principales de France, mais aussi à l’étranger où les « envois sont considérables ». Le couteau symbolise tant la ville que Louis XIII en reçoit un des échevins de la cité en 1614. L’intendant de Poitiers, Gilles Maupeou d’Ableiges, qualifie lui aussi la coutellerie Châtelleraudaise « d’une des meilleures du royaume608».

604 RAMBAUD (M.), Les maîtres couteliers et le commerce de la coutellerie à Poitiers, BSAO, Poitiers, t.IV,

1er trim.1916, pp 32-35.

605 PAGE (Camille), La coutellerie depuis l’origine jusqu’à nos jours, 7 volumes, Châtellerault, 1896-1905. 606 G. Vallée indique même que les couteaux de Châtellerault sont connus en Islande au XIeme siècle, cf.

VALLEE (G.), «Châtellerault. Esquisse de la naissance, du développement topographique de la fonction économique d’un organisme urbain », BSAO, 1931-1933, 3e série, Poitiers, tome IX, pp 279-303. L’industrie coutelière naît à la même époque dans les villes de Toulouse, Périgueux, Thiers, Langres et Paris cf. BARIBAUD (Sandrine), op. cit., p.26.

607 Le livre des proverbes français de Le Roux de Lincy du XVIe siècle en fait mention :

« Ouvriers de Châtellerault,

Amancheurs de couteaux,

Il lui vient des cornes à pleins bateaux ».

608 MAUPEOU d’ABLEIGES (Gilles), Mémoire sur la province de Poitiers, 1698 in COLBERT de CROISSY,

Principale communauté de métiers de la cité, les maîtres couteliers sont 204 en 1772 alors que Paris n’en compte que 120 vingt-deux ans plus tôt et Langres 61609. L’activité est alors à son zénith. La progression est constante car, en 1571, Camille Pagé relevait seulement 50 maîtres et 100 ouvriers alors qu’à la veille de la Révolution la ville occupe 450610 à 700611 ouvriers et compagnons. Le voyageur anglais Arthur Young constate en 1787 l’importance de la fabrique de coutellerie tout en s’étonnant du faible coût des objets fabriqués par de artisans isolés travaillant de façon désorganisée612.

Les couteliers fabriquent trois grandes variétés d’objets, certains usuels comme les couteaux, les ciseaux613 ou les rasoirs, mais aussi des armes, des poignards aux hallebardes en passant par les épées droites614, ou des instruments de chirurgie comme les trépans destinés à percer les os.

La fabrication de ces objets requiert l’importation du charbon d’Ecosse, plus onéreux que le charbon de bois mais au rendement bien plus avantageux ; des cornes d’animaux, dont les plus belles sont les cornes de bœuf d’Irlande ; des bois précieux venus des Indes, de Chine, des Amériques ou des îles méditerranéennes qui s’ajoutent aux vulgaires bois des noyer locaux ; et des os de baleines, des écailles, de la nacre ou des métaux précieux servant au sertissage des garnitures. Enfin l’acier provient du Piémont et d’Allemagne. La ville de Châtellerault est une plaque tournante du commerce international.

1789 est le point de départ d’une grave crise. Les matières premières manquent et la conscription arrache les couteliers à leur travail. Une situation qui perdure pendant une dizaine d’années, puisque le préfet Cochon de Lapparent constate en l’an X que la fabrique de couteaux « est presque totalement tombée : elle ne se soutient que par les achats que font les

voyageurs : il n’y a aucunes demandes faites aux maîtres, et la plupart des ouvriers sont sans pain615».

609 BOISSONNADE (M.), Essai sur l’organisation du travail en Poitou depuis le XIe siècle jusqu’à la

Révolution, op. cit., p.75.

610 PAGE (Camille), op. cit., p.224.

611 MURPHY (Gwenaël), Petite histoire de Châtellerault, La Crèche, 2006, p.83. 612 YOUNG (Arthur), op. cit., p.161.

613 Les fabricants de ciseaux sont appelés « cizeliers »

614 La fabrication d’armes concerne surtout le XVIe siècle, elle diminuera par la suite.

Illustration 16 : vendeuse de couteaux châtelleraudaise proposant sa marchandise aux voyageurs (1820) :

Néanmoins, la stabilité retrouvée donne à la coutellerie un élan nouveau. Sa réputation a peu souffert de la crise et ses couteaux sont bien représentés à l’exposition parisienne de 1806.

Sous la Restauration on redéfinit la chaîne de production. A la base des chefs ouvriers, c’est-à-dire de petits fabricants qui travaillent en boutique avec quelques apprentis et confectionnant l’article de toutes pièces. Cet artisan vend ensuite sa production à des maîtres couteliers, en réalité des grossistes ou des commissionnaires ne produisant rien, l’équivalent des marchands-fabricants du secteur textile616.

A la même époque les produits eux-mêmes se diversifient entre couteaux fermants et les couteaux de table. Les couteaux-poignards et ceux de chasse ont un grand succès sous la

monarchie de Juillet. Les couteliers locaux cherchent à innover afin de lutter contre la concurrence de plus en plus féroce des villes de Langres, Nogent, Thiers, Solingen, Sheffield ou Steyr en Autriche.

La spécialité artisanale de la ville de Châtellerault semble retrouver niveau proche de celui qu’elle possédait avant la Révolution. Les frères Firmin-Didot, dans leur Panorama

pittoresque de la France parlent d’une « fabrique considérable de coutellerie617». En 1838, un mémoire sur le projet de chemin de fer de Paris à Bordeaux « compte à Châtellerault plus

de 600 ouvriers qui confectionnent par an au moins 20 000 douzaines de couteaux618». La réputation de la coutellerie ne se dément pas pendant une grande partie du XIXe siècle. En effet, Elisée Reclus, dans sa Géographie universelle, publiée en 1877, fait de la ville des bords de Vienne « l’un des centres de l’industrie française pour les couteaux619». Les enquêtes statistiques du second Empire assurent à plusieurs reprises que la coutellerie est florissante620. Ce que ne dit pas le célèbre géographe, et futur communard, c’est que la majorité des couteliers ont quitté Châtellerault pour s’installer dans les alentours de la ville, dans les communes de Naintré et de Cenon, où se créent de nouvelles fabriques.