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Première partie : L’avènement d’une réalité ouvrière [1800-1914]

Section 2 : Des professions émergeant d’un océan de ruralité

I- Du savoir-faire artisanal à la production industrielle

1. Couteliers châtelleraudais

1.2. Les ateliers de coutellerie modernes

Comment la coutellerie, archétype de l’artisanat urbain, se retrouve-t-elle installée dans les communes rurales de Naintré et de Cenon, localisées au sud du chef-lieu d’arrondissement ?

L’explication se trouve dans l’ordonnance royale du 14 juillet 1819 qui fonde la manufacture royale d'armes de Châtellerault621. En effet, pendant une dizaine d’années, nécessaires à la mise en route de la manufacture, celle-ci attire dans ses ateliers les ouvriers qualifiés de la ville jusqu’alors occupés à la coutellerie traditionnelle. Ce processus s’opère sous le règne de Louis-Philippe et oblige les rares établissements restants à s’expatrier à la campagne afin de diminuer l’influence de l’établissement d’Etat sur leur activité622. Toutefois cette tentative est vaine car la coutellerie va être entièrement dépendante de la Manufacture d’armes. Celle-ci a des effectifs ouvriers qui varient considérablement au gré des commandes.

617 PAGE (Camille), op. cit., vol.2, p.309. 618 Ibid., p.316.

619 RECLUS (Elisée), Géographie universelle, la France, Paris, 1877, t.2 , p.527.

620 ADV M4.71. Correspondances du préfet (1862-1865) et ADV M4.72. Correspondances du préfet (1866-

1870).

621 Voir supra p.42.

622 Le bourg de Naintré est situé sur la rive du Clain à quelques kilomètres de Châtellerault. Cenon est encore

Des variations qui ne manquent pas d’influer sur le nombre d’employés des coutelleries traditionnelles : on préfère travailler à la Manu quand celle-ci embauche623. Dès lors, la coutellerie n’est plus le centre des préoccupations des autorités dont les projets se tournent entièrement vers la manufacture. En septembre 1832, le maire de Châtellerault ne manque pas de critiquer la coutellerie. Il accuse les fabricants d’être « l’une des principales causes du mal », d’avoir « des vues mesquines », des positions rétrogrades et « de manquer des

connaissances indispensables pour donner à cette fabrique une direction convenable624 ».

Quelques entreprises se distinguent tout de même. Deux établissements prospèrent, les maisons Mermillot frères et Pagé, localisées à Cenon et à Naintré.

La première d’entre-elles est fondée sous le règne de Louis-Philippe et acquiert au fil du temps d’autres ateliers de coutellerie situés dans le même canton625. Parmi eux, la Société Rassinoux, formée par Creuzé, Rassinoux et Proa626, ayant eux aussi racheté auparavant des fabriques de moindre importance. La fabrique est active, prospère et innovante. Elle fait appel en 1840 à un contremaître de Nogent et à des ouvriers de Sens afin de fabriquer des rasoirs. Ceux-là refuseront en 1873 qu’on forge les rasoirs au laminoir et s’installeront à Chezelles où ils travailleront pour la concurrence, la maison Pagé. En 1853 la société Rassinoux & co dépose un brevet portant sur la fabrication mécanique des manches de couteaux de table. Néanmoins l’établissement est dissout en 1889 avant de devenir plus tard la maison Chéreau et Cie.

623 C’est la raison pour laquelle les petites fabriques stockent leurs productions en prévision des manques de

main d’œuvre liés aux commandes d’armes faites au fleuron industriel de la région.

624 Lettre du maire de Châtellerault du 8 septembre 1832, ADV M12.22. Situation industrielle du département. 625 Pour plus de détails voir PAGE (Camille), La coutellerie depuis l’origine jusqu’à nos jours, vol.3, op. cit.,

p.614 et TURGAN, Les grandes usines. Etudes industrielles en France et à l’étranger, Paris, 1865, pp.161-176.

626 Creuzé et Proa sont alors les adjudicataires de la manufacture d'armes de Châtellerault. Proa, maire de

Châtellerault et orléaniste pragmatique, est élu député en 1842, cf. MATHIEU (Maurice), La vie politique dans

Carte 8 : fabriques et ateliers de coutellerie de l’arrondissement de Châtellerault :

Sources : PAGE (Camille), La coutellerie depuis l’origine jusqu’à nos jours, vol.3, op. cit. et ADV.

La société Pagé frères est fondée en 1859 à Naintré. Les Pagés sont issus d’une famille de couteliers qui avaient ouvert une boutique en 1810 à Châtellerault. Ces frères ont dès le commencement le souci de suivre le progrès technique. Ils déménagent plusieurs fois pour s’installer dans des locaux toujours plus adaptés aux techniques modernes. Une cité ouvrière est créée en 1866 en même temps qu’une usine nouvelle. Sept ans plus tard, la mécanisation s’accentue. L’établissement accède à la prospérité. La division du travail y est la règle comme à la manufacture d'armes de Châtellerault qui sert de modèle. La société compte 190 ouvriers à la fin du XIXe siècle.

En 1865 une autre maison tente de se faire une place dans la coutellerie. Une initiative qui dénote bien l’intérêt des élites locales pour un secteur d’activité encore prestigieux et rentable dans cette seconde moitié du XIXe siècle. Pingault, l’adjoint au maire de Châtellerault, président de la Société philanthropique et commerçant en vaisselle s’associe à des personnalités du bonapartisme local, le baron de Soubeyran627 et Robert de Beauchamp628. Cependant l’aventure industrielle des trois hommes échoue. L’entreprise fait ensuite l’objet de rachats successifs.

Illustration 17 : machine à forger les lames :

Source : SIMMAT (Gérard), op. cit., p.31.

627 Jean Marie Georges de Soubeyran fut tour à tour sous-gouverneur du Crédit Foncier de France, fondateur et

président de la Banque d'Escompte de Paris, maire de Morthemer (1860-1896), conseiller général du canton de Saint-Julien-l'Ars (1855-1892) et député de la Vienne (1863-1893). Il est la figure majeure du bonapartisme poitevin, cf. CALMON (Jean H.), Jean Marie Georges de Soubeyran, mémoire de maîtrise histoire, Poitiers, 1973, 331 p.

L’examen des rapports économiques administratifs illustre la relative bonne santé de la coutellerie au XIXe siècle, bien qu’elle soit sans commune mesure avec la prospérité des temps anciens. Il est nécessaire également de signaler que les effectifs ouvriers employés dans les ateliers de fabrication de couteaux varient énormément selon les années et les mois en fonction de l’intensité de l’activité à la manufacture d’armes. Les chiffres donnés sont purement indicatifs et ne reflètent guère la variabilité importante des effectifs ouvriers. On dénombre 501 couteliers en 1847 dans toute la sphère châtelleraudaise629 ; 658 en 1866qui travaillent dans trois coutelleries. L’activité est alors jugée florissante630.

Le nombre d’ouvriers de Cenon augmente sur l’ensemble de la période allant de 1845 à 1902. En effet de 30 avant l’avènement de la seconde République631 on passe à 250 au début du XXe siècle632. Entre ces deux dates, on observe de grands écarts d’effectifs : 250 ouvriers sont employés dans deux coutelleries du Prieuré en 1866 – le sous-préfet indiquant même que les demandes sont incessantes633 – et seulement 120 trois ans plus tard634. Il y a un nombre d’ouvriers couteliers plus important à Naintré. Trois fabriques y emploient 208 personnes de tout âge en 1869635. En 1902, ils sont 400 dans les coutelleries de la commune636.

La coutellerie représente l’activité métallurgique la plus active et la plus conséquente des départements constituant anciennement la province du Poitou. Néanmoins, elle n’est pas la seule. Outre les activités purement artisanales, quelques forges de fer subsistent encore au XIXe siècle. Elle sont localisées dans des zones précises et obéissent à des règles de fonctionnement bien éloignées des impératifs propres à l’ère industrielle.

629 ADV M10.122. Statistiques industrielles (1839-1852).

630 ADV M4.72. Correspondances du préfet (1866-1870), rapport du sous-préfet concernant la situation

industrielle de l’arrondissement de Châtellerault pour le deuxième trimestre 1866.

631 ADV M10.122. Statistiques industrielles (1839-1852).

632 ADV M12.113. Grèves [1894 ; 1902]. Lettre du préfet de la Vienne au commandant de la brigade d’infanterie

de Tours en date du 16 mai 1902.

633 ADV M4.72. Correspondances du préfet (1866-1870). Rapport sur la situation industrielle de

l’arrondissement de Châtellerault pour le deuxième trimestre 1866.

634 ADV M12.63. Travail des enfants dans les manufactures. 635 Ibid.

636 ADV M12.113. Grèves [1894 ; 1902]. Lettre du préfet de la Vienne au commandant de la brigade d’infanterie