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Un homme nouveau pour une rationalité nouvelle

La subjectivation, telle qu’on s’est efforcé de la mettre au jour, rapportée aux modèles théoriques dont elle se nourrit, ne doit pas être comprise comme un processus univoque menant à la fabrique d’un produit terminé une fois pour toutes, issu de l’action d’un pouvoir extérieur à lui et d’une mécanique implacable. Le sujet s’affirme et se produit lui-même dans une large mesure. S’il ne peut échapper aux modèles matriciels dominants, il peut les affronter, s’en jouer en partie. Quoiqu’il en soit, il se constitue en sujet de son action par un ensemble de pratiques d’auto-modelage, qui se réfèrent nécessairement à des sources théoriques, des représentations abstraites, des débats intellectuels, d’une part, et des normes pratiques, de l’autre. Il n’existe jamais hors des dispositifs normatifs qui lui sont contemporains, mais ceux-ci ne peuvent définir entièrement sa conduite, sa psychologie, ses désirs, ses affects. Ils peuvent toutefois se révéler plus ou moins efficaces dans le gouvernement de ceux-ci – et notre hypothèse est que les dispositifs contemporains se montrent en cela particulièrement opérants ; c’est bien de cette efficacité dont il est question ici.

Le désir de la fabrique d’un homme neuf se lit donc dans les discours et les conceptions des premiers théoriciens des dispositifs du néolibéralisme. Le modelage d’un tel homme nouveau apparait comme la condition nécessaire à la réussite de l’ordre inédit qu’ils cherchent à imposer, et voient comme la réponse adéquate – ou l’ensemble de réponses adéquates – aux crises de la gouvernementalité libérale. Ce sujet original doit être doté de capacités, de compétences, d’habiletés, propres à le faire exister dans ce monde changeant et instable que ces penseurs présentent comme s’il était une évidence ou une fatalité, mais qu’ils contribuent en même temps activement à bâtir.

Cette première étape de la description des modèles théoriques qui imprègnent les opérations de subjectivation permet de souligner l’importance des représentions abstraites, des idées et des discours pour ces processus, dans la mesure où on doit considérer ces

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représentations, ces idées et ces discours comme relevant des mécanismes de fabrique des sujets à part entière – ceux-ci se définissant toujours, on le répète, à partir de savoirs, de techniques de pouvoir, et de rapports à soi. Ces éléments théoriques nourrissent les normes qui bordent et font exister les dispositifs du néolibéralisme, et contribuent à doter les sujets contemporains d’une « seconde nature » entièrement économisée.

Le maillage serré de contraintes et d’incitations que constituent les normes de la gouvernementalité contemporaine, et que s’administre en partie le sujet à lui-même, participe de la production de la forme historique, pour l’instant en partie abstraite, qui se matérialisera en une multitude de sujets, tout aussi historiquement situés. Ceux-ci sont donc appelés à se définir et à se reconnaitre à travers la figure d’un homo œconomicus original, sujet économisé selon des modalités multiples. Il s’élabore progressivement, et selon des modulations et des rythmes différents, en fonction des offres de subjectivités qu’on lui propose et lui oppose, entre les années 1930 et la fin des années 1970. Durant cette période, il demeure principalement un sujet formellement identifiable à un capital humain, capital humain travaillé par les principes de la production et de l’entrepreneurialisation.

Ce processus de fabrique d’un sujet se décline, on l’a dit, en procédures et flux de subjectivations, nombreux, divers, mais qui se rapportent les uns aux autres par des phénomènes d’homologie – homologie qui n’est que le symptôme d’une opération d’homogénéisation des pratiques et des discours, conduite par les normes de la gouvernementalité néolibérale, et qui définit chez les sujets leur « seconde nature », et dans leur environnement un « régime d’évidence ».

On a donc désormais une idée relativement précise des représentations théoriques qui ont nourri le modèle abstrait du sujet économique des deux derniers quarts du XXème siècle, modèle constitué en même temps comme horizon à atteindre ou comme ethos définissant pratiques de soi et pratiques tout court. Ce paradigme de sujet s’est affiné, précisé, affirmé au cours des décennies séparant les années 1930 des années 1980, en même temps qu’il a commencé à se diffuser et s’imposer. On a vu comment les théories qui construisent ce modèle appartenaient à une forme d’interventionnisme politique et de constructionnisme historique et social. Mais, au-delà de ces représentations, et du modèle global de subjectivation qu’on peut y associer, comment se produisent, comment sont produits, ces individus pratiques que sont en même temps ces sujets qu’on voudrait entreprenants, innovants, créatifs ou gestionnaires – ces sujets que nous ne pouvons totalement nous empêcher d’être ? Et comment s’est renouvelé, à son tour, ce modèle d’un sujet entrepreneur de lui-même, issu des premières élaborations du néolibéralisme ?

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S’il est bien sûr impossible de dresser la liste exhaustive des procédures indéfinies, des plus grossières aux plus infimes, qui dirigent la tentative d’unification des subjectivités singulières en un sujet nouveau, il est pourtant nécessaire d’examiner la nature de ces mécanismes, leurs modes de fonctionnement, les conséquences matérielles de leur application. Et, en cela, tout aussi nécessaire de poursuivre notre investigation de ces formes historiques que constituent les sujets contemporains, sujets économiques entrepreneurs d’eux-mêmes se prolongeant, dans leur version actualisée, en sujets-projets, conçus comme des portefeuilles d’actions et de compétences, engagés dans un infini travail d’investissement et de valorisation d’eux-mêmes, tout aussi prêts à se sacrifier pour la recherche d’un crédit, financier ou symbolique, qu’ils poursuivent inlassablement, que sommés d’apparaitre heureux, en forme et épanouis : compétitifs et performants.

À mesure que des bouleversements économiques et des modifications substantielles de la rationalité gouvernementale néolibérale se produisent, l’homme nouveau qu’il s’agit de faire naitre change d’allure – mais l’ambition demeure, constante, de poursuivre son édification.

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Chapitre trois – Reconfigurations d’un sujet