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A. Des outils foucaldiens pour penser le néolibéralisme comme « évènement » « évènement »

3. Le néolibéralisme : notre actualité

Rendre compte de notre présent, comme nous nous y essayons, en faire émerger l’actualité, revient à produire, selon les termes du philosophe, une « ontologie critique de nous-mêmes2 ». Mais de quoi s’agit-il ? Et, par conséquent : que sommes-nous en train de faire ?

Le néolibéralisme, ou bien plutôt ses dispositifs, tissent la trame de notre présent. Si leur matérialité est essentiellement normative3, elle se repère comme évènement historique, dans le sens très précis que lui confère Foucault. Assimiler le néolibéralisme à notre présent semble une évidence, mais le considérer comme évènement ne va pas de soi, et conditionne même l’élaboration d’une démarche critique. De nouveau, on empruntera ici à Foucault ses usages spécifiques des termes évènement, présent, mais aussi de celui d’actualité.

Il faudrait s’attarder, plus longtemps que le cadre de cette réflexion ne l’autorise, sur la manière dont la pensée foucaldienne, à mesure qu’elle définit de nouveaux objets d’études, entre les années 1960 et les années 1970, d’archéologie, se fait généalogie. Plus qu’une rupture méthodologique, il s’agit de compléter, et ainsi de transformer, l’archéologie, stratégie d’analyse centrée sur l’archive (c’est-à-dire uniquement sur les traces discursives qui permettent de reconstituer le cadre qui, à un moment de l’histoire donné, définit les limites de ce qui est dicible ou pensable). Un nouveau modèle s’élabore, qui prolonge l’archéologie en

1 W. Brown, Défaire le Dèmos, op. cit., p. 17.

2 Sur l’usage politique qui peut être fait du terme d’ontologie à partir de Foucault, voir J. Revel, « Construire le commun : une ontologie », Rue Descartes, n°67, Paris, PUF, 2010.

3 Nous développerons cette question dans le deuxième chapitre de la première partie de ce travail : « La question des normes ».

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direction du présent : c’est la généalogie1. L’entreprise généalogique acquiert immédiatement une dimension critique, dans la mesure où elle permet de poser la question de notre appartenance à un régime de vérité particulier, et donc à une configuration spécifique du pouvoir. Elle contribue à brancher l’histoire des subjectivités sur une analytique du pouvoir. Elle s’ouvre ainsi à trois types de problématiques : le rapport à la vérité, qui nous permet de nous constituer en sujets de savoir, le rapport aux relations de pouvoir, qui nous renvoie à notre condition de sujets agissants sur d’autres, et le rapport à la morale, qui nous pose comme sujets éthiques. La généalogie permet ce dégagement par lequel on peut envisager la contingence qui nous fait être ce que nous sommes, penser ce que nous pensons, et faire ce que nous faisons. À ce titre, Foucault identifie explicitement la pratique généalogique comme une pratique de liberté : « Elle cherche à relancer aussi loin et aussi largement que possible le travail indéfini de liberté.2 »

Le troisième modèle d’analyse, l’« ontologie critique de nous-mêmes », ou « ontologie critique du présent », ne se donne pas comme dépassement des deux premiers, ou raffinement conceptuel surajouté aux deux autres. Il ouvre à l’idée d’actualité, manière dont le présent peut s’envisager comme différence par rapport à ce qui l’a précédé. Le présent n’est alors ni le résultat nécessaire d’une histoire passée, ni le seuil libérant l’avènement d’une fin annoncée, mais l’espace par lequel s’introduit la possibilité d’un jeu, léger décalage, voire forme de dysfonctionnement. Deux niveaux s’articulent dans la notion d’actualité chez Foucault : d’abord, l’idée que le présent est porteur de différences, et ensuite, la nécessité de saisir cette différenciation par le travail que nous pouvons accomplir sur notre présent, ou celui qui a été celui d’autres avant nous3. C’est en s’interrogeant sur l’actualité de nos dispositifs qu’on instruit une critique de ceux-ci.

Pour le dire simplement, le modèle généalogique nous permet de nous demander qui nous sommes, en problématisant notre propre appartenance à un régime de discursivité singulier et à une configuration spécifique du pouvoir. Il contribue à faire apparaitre la manière dont se fabriquent les subjectivités et les sujets qui habitent l’hétérogénéité des dispositifs contemporains, notamment à travers leurs rapports à la vérité. L’exercice de la généalogie, en

1 Nous nous permettons de renvoyer de nouveau à J. Revel, Foucault, une pensée du discontinu, op. cit., pp. 82-105, pour un commentaire plus approfondi de ces notions, et du passage de l’une à l’autre dans le travail de Foucault.

2 M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », art. cit., p. 1393.

3 D. Lorenzini, A. Revel et A. Sforzini, « Actualité du "dernier" Foucault », in Michel Foucault : éthique et vérité,

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tant qu’elle nous ouvre la possibilité d’interroger notre présent et de le rendre à sa contingence, voire à sa précarité, nous fournira un appui méthodologique précieux.

Il nous faut donc considérer le néolibéralisme comme un évènement historique. Un évènement ? Le contraire d’une nécessité. L’irruption d’une singularité1. Évènementialiser les dispositifs du néolibéralisme expose la fragilité du présent qu’ils constituent, et rend possible une « ontologie critique de nous-mêmes », aboutissement de la critique généalogique, « qui dégagera de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons, ou pensons2 ». Dans ce cadre-là, l’actualité marque l’apparition d’une virtualité dans le présent tel qu’il se prolonge en nous3.

Encore une fois, on comprend que le fait d’évènementialiser le néolibéralisme ait des conséquences à la fois méthodologiques – à travers l’exercice de la généalogie – et analytiques. En s’attachant à définir les trajectoires généalogiques par lesquelles s’élaborent objets et sujets, on cherche à reconstituer, dans l’épaisseur des faits observés, un ensemble de discours, de pratiques, de logiques institutionnelles, de jeux de pouvoir et de stratégies : bref, un ou des dispositifs. L’évènement comme fait historique, et le dispositif qui en est le décalque, ne sont en effet jamais unidimensionnels : ils se présentent comme des entrelacs complexes et hétérogènes de réseaux ou de niveaux, et doivent être considérés en même temps comme

1 M. Foucault, « Table ronde du 20 mai 1978 », in Dits et écrits, op. cit., t. II, p. 842. Foucault y explique pratiquer l’évènementialisation, qu’il juge être une pratique d’analyse utile, notamment parce qu’elle permet de mettre en lumière les discontinuités et les inconsistances historiques. Dès lors, évènementialiser revient à « Montrer que ce n’était pas "si nécessaire que ça" ; ce n’était pas si évident que les fous soient reconnus comme des malades mentaux ; ce n’était pas si évident que la seule chose à faire avec un délinquant, c’était de l’enfermer, […], etc. Rupture des évidences, ces évidences sur lesquelles s’appuient notre savoir, nos consentements, nos pratiques ». Il s’agit de montrer que ce qui apparait comme évidence ou nécessité se réduit à une forme de singularité, produite par des causalités multiples, qui implique à la fois l’aléatoire et l’action des hommes. On voit qu’évènementialiser, au sens où l’entend Foucault, s’apparente à faire émerger cette « intentionnalité sans sujet », que Dreyfus et Rabinow repéraient à l’œuvre dans le fonctionnement des rapports de pouvoir foucaldiens.

2 M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », art. cit., p. 1393.

3 Voir M. Foucault, Le Courage de la vérité, Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au Collège de France (1983-1984), F. Gros (éd.), Paris, Seuil/Gallimard, 2009. Foucault, lors de sa première leçon, revient sur le texte de Kant, Was ist Aufklärung ? Celui-ci, souvent commenté, et que Foucault appelle un texte « un peu blason, un peu fétiche », lui sert ici à rappeler que la question nouvelle que Kant pose avec lui est celle du présent et de l’actualité. La modernité s’affirme, à travers ces questions qu’elle s’adresse à elle-même : qu’est-ce qui se passe maintenant ? Quel est ce maintenant qui est le présent à partir duquel j’écris ? veut savoir Kant. Ce qui revient à se demander : quel est ce présent ? En quoi puis-je le penser ? En quoi suis-je à la fois acteur et objet de ce présent, et donc de cette pensée en train de se faire ? C’est, selon Foucault, la première fois, avec ce texte, que la philosophie devient la surface d’émergence de sa propre actualité discursive, qu’elle l’interroge comme évènement singulier où elle trouve à la fois sa raison d’être et le fondement de ce qu’elle dit. Il ne s’agit plus, pour elle, de se poser la question de son appartenance à une doctrine ou une tradition, mais d’affronter celle d’un présent qui est en nous, qui se donne à voir comme un ensemble culturel caractéristique de sa propre actualité, d’une part, et, de l’autre, celle de savoir comment agit sur moi le fait même que je parle de cette actualité.

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verticalité, à travers leur déroulement chronologique, et comme horizontalité, à travers les rapports que les différents éléments qui les composent entretiennent entre eux1.

Prendre en considération l’évènement, en rendre compte, revient à porter une attention particulière à ce qui n’est pas nécessaire, mais qui s’impose pourtant comme évidence, alors qu’il n’est que surgissement d’une singularité : en cela, on peut envisager, on l’a vu, le néolibéralisme comme un évènement historique en train de s’accomplir, constituant, voire saturant, notre présent. Mais comment, par quelles opérations, ou quelles techniques, les dispositifs qui le composent constituent-ils notre actualité, et par quelles modalités cette actualité agit-elle sur nous, tout autant que nous agissons en son sein ?

Pour trouver le sens que notre actualité revêt pour nous, on doit admettre qu’au-delà des objectifs stratégiques qu’elle poursuit, elle est traversée par une forme de rationalité, qui en constitue également la spécificité. À ce titre, notre présent prend forme à travers un ensemble de pratiques, dont Foucault explique qu’elles n’existent pas sans « un certain régime de rationalité2 », qu’il analyse selon deux axes : en tant qu’ensemble de prescriptions, de règles, de recettes, d’une part, et de formulations vraies ou fausses, d’autre part. Il y a toujours un jeu et une articulation entre des normes, qui codent des conduites, et des énoncés, qui servent de fondements et de justifications au codage de ces conduites. Le terme de rationalité, qui branche, (pour le dire vite, et comme on l’a vu au sujet de la rationalité gouvernementale), des formes de savoirs sur des opérations de pouvoir, permet d’ouvrir la réflexion sur notre présent à la question du vrai et du faux, et à celle, typiquement foucaldienne, de la véridiction.

Jeux de vérité et jeux de pouvoir d’un côté, régime de rationalité, de l’autre ? Ou bien rationalité organisant ces jeux de vérité et de pouvoir ? Qu’on envisage, par exemple, cette rationalité sous l’angle politique, et sous celui de la situation politique que la rationalité néolibérale détermine et des menaces qu’elle fait courir à la démocratie, avec W. Brown3, ou bien comme le déploiement de la logique du marché, en tant que logique normative, de

1Il s’agit, concrètement, d’articuler des questions les unes aux autres : quels rapports les discours entretiennent-ils entre eux, mais en même temps quels rapports ces discours entretiennent-ils avec les savoirs, les pouvoirs ou les subjectivités, et quels rapports les différents modes de gouvernement entretiennent-ils entre eux et en même temps avec les discours, les sujets, les pratiques ? Mais, immédiatement, et dans le même mouvement réflexif : quels rapports les processus de subjectivation entretiennent-ils avec les technologies de pouvoir, les discours, et les régimes de véridictions ? On voit que ce type d’analyse pose la question de ses propres limites, et d’une clôture possible. Il nous semble qu’il est interminable, en quelque sorte, et que l’infini auquel il s’ouvre est inscrit dans le projet critique qu’il porte en lui, et dans la matérialité des opérations qu’il conduit. On se bornera donc ici à apporter notre pierre à un édifice qui ne cesse de se construire et de se réélaborer.

2 M. Foucault, « Table ronde du 20 mai 1978 », art. cit., p. 845.

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l’organisation de l’État jusqu’aux replis les plus intimes des subjectivités1, ou encore, en se référant aux concepts de capital humain et de ressources humaines, comme un « infini travail de valorisation de soi2 », il semble que le terme même de rationalité revienne régulièrement, à la fois comme point de fixation pour la réflexion et comme évidence conceptuelle, sous des formes variées mais jamais contradictoires, dans les travaux des penseurs du néolibéralisme les plus exigeants3. Suivre la piste d’un néolibéralisme qu’on concevrait comme un ensemble de dispositifs, restituant son épaisseur à notre présent, et nous permettant de rendre compte de notre actualité, nous conduit inévitablement à évoquer la rationalité qui le structure, et impose donc de se poser la question des régimes de véridiction qui s’y déploient. Ce qui implique de comprendre comment des discours spécifiques peuvent s’établir comme discours vrais, et, en cela, s’articuler à des processus de subjectivation et des techniques de gouvernement. Dès lors : comment gouverne-t-on, et produit-on des sujets, à partir d’une vérité, de « discours vrais », d’un « régime de véridiction » ?