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Chapitre trois – Reconfigurations d’un sujet économique : fabrique d’un sujet-projet néolibéral

2. Un sujet de la valeur

L’argument général, qu’on soutiendra ici, peut être exprimé sous la forme suivante : les sujets contemporains sont conduits à se considérer comme possédant une certaine valeur, dont ils doivent être conscients, et qu’il s’agit de faire fructifier. Ils doivent donc à la fois évaluer leur propre valeur, et augmenter celle-ci. Les critères d’évaluation, tout autant que les modalités pratiques d’accroissement de la valeur, sont codés et profilés par les normes contemporaines,

1 Rappelons-nous les propos de Foucault, à propos de l’homo œconomicus du néolibéralisme américain et de G. Becker : « Et voilà que maintenant, dans cette définition de Becker telle que je vous l'ai donnée, l' homo

œconomicus, c'est-à-dire celui qui accepte la réalité ou qui répond systématiquement aux modifications dans les

variables du milieu, cet homo œconomicus apparaît justement comme ce qui est maniable, celui qui va répondre systématiquement à des modifications systématiques que l'on introduira artificiellement dans le milieu. L'homo

œconomicus, c'est celui qui est éminemment gouvernable », M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit.,

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et notamment par des normes de compétence1. Celles-ci doivent permettre aux sujets de prendre part au jeu prescrit par la compétition généralisée, qui déborde largement, on le sait, les domaines du sport ou de l’entreprise, et concerne l’ensemble des domaines et des activités. Les sujets, en tant qu’ils sont amenés à investir en eux-mêmes afin de se valoriser, à mettre en place un certain nombre de stratégies de soi efficientes2, doivent ainsi se montrer capables de s’évaluer en permanence, afin de pouvoir s’améliorer, se corriger, se contrôler : en un mot, se gouverner. Pour cela, ils s’appuient sur des mécanismes variés de classements et de notations, dont il est sans doute inutile de rappeler ici à quel point ils saturent les discours médiatiques, scientifiques ou institutionnels contemporains, jusqu’à devenir de véritables ritournelles, mais également les expériences subjectives les plus ordinaires.

Le sujet contemporain se doit donc d’être techniquement compétent, dans tous les domaines de son existence, et pas seulement dans le cadre de son activité professionnelle. Si cette injonction à la compétence et à l’expertise se repère d’abord dans les recommandations

1 Il existe toutefois d’autres critères d’évaluation de sa propre valeur. Ainsi, dans un entretien au journal en ligne

Mediapart, M. Feher soutient que, désormais, on ne cherche plus seulement à renforcer le capital humain des sujets

contemporains, à travers leur éducation ou leur formation, comme les politiques néolibérales de « la 3ème voie », du type de celles menées par T. Blair ou B. Clinton, en faisaient la promesse dans les années 1990. En effet, depuis la crise de 2008, et la généralisation des politiques austéritaires et de consolidation budgétaire, on les incite également à se valoriser grâce à leur « capital d’autochtonie ». Puisqu’on ne peut plus promettre à tous les sujets contemporains des emplois de longue durée, et une formation tout au long de la vie, on va user d’une double valorisation auprès d’eux : en leur reconnaissant que ce sont eux qui souffrent, d’une part, et que ce sont bien eux qui sont chez eux, de l’autre. Le philosophe cite en exemple les discours de D. Trump, aux États-Unis. Il poursuit en expliquant que cette valorisation par le « capital d’autochtonie » montre qu’il est erroné d’assimiler les succès électoraux récents des leaders et des idées d’extrême-droite à une réaction à la crise de 2008-2009, mais qu’il s’agit de les penser comme une extension des politiques de valorisation de soi néolibérales. Voir https://www.mediapart.fr/journal/international/251118/en-europe-la-convergence-des-neoliberaux-et-des-identitaires.

En ce qui concerne la notion de « capital d’autochtonie », on peut s’en tenir ici à une définition sociologique minimale qui « consiste à dire qu’elle est l’ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisés. Il s’agit de nommer des ressources symboliques, symboliques en ce qu’elles ne tiennent ni d’un capital économique, ni d’un capital culturel, mais d’une notoriété acquise et entretenue sur un territoire singulier. Un tel ensemble ne subsume cependant pas que des biens symboliques, il désigne aussi des formes pratiques de pouvoirs, puisque le fait d’appartenir à un groupe d’inter-connaissance n’est pas une donnée neutre, mais est au contraire susceptible d’avoir un poids social permettant de se positionner avantageusement sur différents marchés (politique, du travail, matrimonial, associatif, etc…) », N. Renahy, « Classes populaires et capital d’autochtonie. Genèse et usages d’une notion », Regards Sociologiques, n°40, 2010, pp. 9-21.

Cette mention est pour nous l’occasion de préciser que, si la piste de réflexion ouverte par M. Feher nous parait tout à fait fructueuse, nous ne pourrons la poursuivre dans le cadre de cette étude. Si les mécanismes de valorisation de soi s’articulent nécessairement à des facteurs politiques d’un côté, psychologiques et affectifs de l’autre, comme le remarque le philosophe, nous envisagerons prioritairement cette articulation dans le cadre fixé par nos thèmes de réflexion, c’est-à-dire les normes d’éducation, de formation et d’employabilité.

2 « C’est bien un investissement que vous réalisez à travers les études et le travail en général, exactement comme une entreprise investit dans de nouvelles machines pour que son produit soit de meilleure qualité », O. Babeau,

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managériales telles qu’elle se définissent à partir des années 1980, elle dépasse aujourd’hui largement le domaine strict de l’emploi1.

Ainsi, le sujet contemporain sera capable de gérer sa vie amoureuse tout autant que de mener à bien ses projets immobiliers ou de vacances, d’entretenir des relations amicales plus ou moins intenses sous la forme du réseau, de s’occuper de lui-même, psychiquement et physiquement, de s’informer ou de se cultiver, en s’orientant, dans tous ces domaines, parmi une offre foisonnante de propositions diverses, qu’il doit évaluer pour y repérer celle qui lui sera la plus favorable. Pour réussir dans cette fonction de tri, qu’il est contraint d’opérer sans cesse devant l’afflux de choix qui s’offrent à lui, il doit acquérir un ensemble de compétences. Comme on l’a vu, chaque situation de l’existence se présente, dans le cadre de rationalité fixé par la gouvernance, sous la forme d’un problème auquel il faut donner une solution, celle-ci émergeant grâce à des considérations avant tout techniques, et non éthiques ou politiques – ou plutôt, il faut considérer que les problématiques éthiques ou politiques sont elles-mêmes redéfinies par la technique. Suivant celle logique, on cherche donc à produire un sujet compétent, c’est-à-dire possédant les compétences relatives à la résolution des problèmes techniques auxquels il doit faire face dans toutes les circonstances de son existence, et auxquels il doit s’ajuster en leur trouvant une solution.

On attend des sujets compétents qu’ils s’engagent dans des projets, sans cesse réactivés, qui leur permettent de se valoriser eux-mêmes, de faire fructifier le capital humain qu’ils sont incités à devenir. Ce « soi », par lequel s’expriment, se représentent et se fabriquent les sujets, est un capital à investir, et dans lequel il faut investir, si on veut accroitre sa valeur. L’ensemble des faits sociaux se déroulant dans le cadre des marchés, les sujets cherchent à y valoriser ce qu’ils sont, tout autant qu’à développer, voire accumuler, ce qu’ils possèdent, leurs compétences ou leurs expériences, comme leurs biens ou leurs produits financiers. À partir des années 1990, et notamment par le biais des politiques dites de « la troisième voie », on cherche à conférer de la valeur aux sujets grâce à l’éducation, la formation tout au long de la vie, la constitution de projets qu’il faut mener à bien et qui permettent d’organiser un parcours d’existence structuré par une quête d’investissement de soi. Pour les mieux dotés, cette entreprise de valorisation de soi prendra la forme du déploiement et du renforcement de la créativité, là encore dans le domaine professionnel, mais également dans toutes les sphères de

1 Voir L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, op. cit., ou encore V. Brunel, Les Managers

de l’âme : le développement personnel en entreprise, nouvelle pratique du pouvoir ?, Paris, La Découverte, 2004.

On peut également se référer à É. Pezet (dir.), Management de soi et conduite de soi, op. cit., ouvrage qui choisit l’option méthodologique d’étudier la conduite de soi en entreprise à partir des travaux de M. Foucault, notamment ceux des années 1980.

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l’existence, tandis qu’il s’agira pour les autres, s’ils ne souhaitent pas se laisser définitivement distancer dans le jeu de la compétition généralisée, de se montrer flexibles et disponibles en toute situation1.

Par ailleurs, le sujet valorisé est un sujet qu’on n’entrave pas. Le sujet-projet engagé dans une quête indéfinie de crédit doit donc être libre d’agir comme il l’entend – étant entendu que cette liberté d’action promise ne peut que s’inscrire dans le cadre strict fixé par les normes contemporaines telles qu’on cherche à les définir, c’est-à-dire qu’il ne sera laissé libre que dans la mesure où ses désirs l’entraineront à poursuivre des projets de consolidation de sa propre valeur, de recherche de crédit, etc. Dès lors, on considère qu’il faut encourager les initiatives individuelles dans tous les domaines de la vie sociale. Les politiques de désengagement de l’État dans les mécanismes de protection sociale sont ainsi présentés sous un angle favorable, dans la mesure où ils sont définis comme des techniques d’émancipation ou de libération, laissant aux sujets le soin de développer des initiatives personnelles et de poursuivre les projets qui s’y associent. L’idée générale est que les sujets doivent pouvoir jouir librement des fruits de leurs investissements, en termes de formation ou de développement personnel, comme de travail ou de placements.

Enfin, cette intense entreprise de valorisation de soi s’exprime comme un processus de promotion de soi, qui peut prendre des formes multiples, mais dans lequel le « soi » se représente lui-même comme une marque2. En cela aussi, comme toutes les marques, le « soi » des sujets contemporains se donne comme un projet mobilisateur dans lequel il s’agit d’investir.

On investit donc en et dans soi-même. La version la plus contemporaine d’homo œconomicus est incitée à se construire sur le modèle du portefeuille d’investissement, selon lequel l’appréciation du capital humain vient remplacer l’activité productive. Les sujets sont à présent mus par le désir d’apprécier leur capital, plutôt que guidés par la recherche de leur intérêt. Il s’agit, dans tous les cas, d’obtenir une bonne cote de crédit, autant du point de vue des institutions financières prêteuses que de ses pairs.

1 « Les réformateurs de la troisième voie s’accordaient en effet à considérer que le capital humain de leurs administrés n’était pas seulement affaire de créativité innée, de connaissances acquises, de savoir-faire glanés et de relations sociales héritées ou forgées par l’entregent. Pour eux, même les hommes et les femmes les moins bien fournis dans tous ces domaines étaient susceptibles de se faire valoir – à leurs propres yeux comme à ceux d’employeurs potentiels – pour autant qu’ils compensent leurs désavantages par des témoignages conséquents de flexibilité et de disponibilité », M. Feher, Le Temps des investis, op. cit., p. 129.

2 L. Paltrinieri et M. Nicoli parlent ainsi de « marketing de soi ». Voir L. Paltrinieri et M. Nicoli, « Du management de soi à l'investissement sur soi. », art. cit., p. 13. « Nous sommes nous-mêmes notre propre marque. Exactement comme une marque, notre nom va susciter des idées positives ou négatives », écrit O. Babeau. O. Babeau, Devenez

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En investissant en eux-mêmes, les sujets cherchent à se montrer désirables, ce qui est également exigé d’une entreprise ou d’un État. Le capital humain financiarisé, qu’il faut faire fructifier, prend la forme de plus en plus marquée (à partir des années 2010 en particulier et dans le cadre d’une économie ubérisée ou gig economy1) d’un « capital réputationnel » – ceci marquant une rupture nette avec le modèle dominant de subjectivation antérieur aux années 1980. Les sujets, dans la mesure où ils doivent se montrer attractifs et, dans le même temps, évaluer l’attractivité de leurs contemporains, sont amenés à être notés et à noter, à classer et à être classés, processus accentués par le capitalisme de plate-forme, qui prend la forme, devenue classique en quelques années, des sites de rencontre comme d’Airbnb ou Uber, pour ne citer que les plus fameux2. À l’intérieur de ces mécanismes de classement, on multiplie les critères par lesquels on est évalués, et on diversifie le portefeuille d’investissement constitué par son propre capital humain ou son potentiel initial, dont on valorise les différents atouts, tandis qu’on tâche d’en minorer les handicaps.

Enfin, se montrer attractif revient également à apprécier les divers actifs dont on dispose, et cela concerne, encore une fois, tout autant les biens matériels ou les avoirs financiers que les capitaux symboliques, tels que les talents, les habiletés, les relations, les compétences. Mais chercher à se faire valoir, à se valoriser, afin d’apparaitre de manière avantageuse à l’intérieur des différents classements, passe par le développement d’une qualité particulière, qui nous apparait, de même que la notion de projet, comme l’un de ces opérateurs d’homologie qui permet de transférer des normes d’un domaine à un autre, des dispositifs de la gouvernance à ceux de l’économie financiarisée, des principes éducatifs aux préceptes du management : celui de créativité.

1 Voir M. Feher, Le Temps des investis, op. cit., pp. 139-149, ou encore pp. 64-71, en ce qui concerne l’importance des agences de notation dans le capitalisme financier, et la conséquence de leur action dans la sphère sociale. Les processus d’ubérisation des économies mondiales sont, quant à eux, chiffrés par J. Barthélémy et G. Cette,

Travailler au XXIe siècle. L’ubérisation de la société ?, Paris, Odile Jacob, 2017. À propos du « capital

réputationnel », on lira R. Botsman et R. Rogers, What’s Mine is Yours. How Collaborative Consumption is

Changing the Way We Live, Londres, Collins, 2011. Les deux ouvrages sont signalés in M. Feher, Le Temps des investis, op. cit.

2 On pourra lire à ce sujet M. Hvistendahl, « L’enfer du "social ranking" : quand votre vie dépend de la façon dont l’État vous note », trad. M. Saint-Upéry, Revue Le Crieur, n°10, septembre 2018. L’autrice y montre comment, par le biais d’applications pour smartphone, l’État chinois, en partenariat avec des entreprises privées, note les citoyens, et la manière dont ce classement social a des implications concrètes dans la vie quotidienne de ceux-ci, autant en ce qui concerne leur capacité à pouvoir louer un vélo qu’à obtenir un prêt, accéder à certains services sociaux ou s’inscrire sur un site de rencontres. Elle parle à ce sujet de « gouvernementalité numérique ».

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