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Rénovations économiques : financiarisation et endettement

Chapitre trois – Reconfigurations d’un sujet économique : fabrique d’un sujet-projet néolibéral

B. Financiarisation et gouvernance

1. Rénovations économiques : financiarisation et endettement

On ne s’attardera pas outre mesure sur ce fait bien connu : à partir des années 1980, les dispositifs économiques se modifient2. En revanche, on insistera, concernant ces transformations, sur deux points, qui revêtent une certaine importance dans le cadre d’une étude des opérations de subjectivation contemporaines : la financiarisation de l’économie, d’abord, et l’une de ses conséquences principales, ensuite, la hausse de l’endettement des États et de leurs sujets.

À partir des années 1970, les économies occidentales transforment leurs structures. Elles ne s’agenceront plus, désormais, comme dans les décennies précédentes, à partir d’une organisation de type fordiste, mettant en jeu un ensemble d’entreprises majoritairement industrielles, productrices de biens, fondant leur prospérité sur la croissance interne de leurs moyens de production. Elles se financiarisent, au sens où elles se règlent désormais

1 Ce premier aperçu d’une analyse des normes scolaires contemporaines ne faisant qu’ouvrir des pistes qui seront largement poursuivies, et explorées, dans la suite de notre développement. Cf. infra, partie III : « Des normes éducatives néolibérales ».

2 Il existe bien sûr un grand nombre de références sur ces questions. Ces dernières n’étant pas au cœur de cette étude, nous nous contenterons de n’en citer que quelques-unes, celles qui nous ont aidé à rédiger les pages que nous consacrons aux bouleversements des structures économiques contemporaines, et, plus largement, qui nous ont permis de stabiliser certains éléments théoriques, utiles à notre enquête, et disséminés tout au long de notre développement, de manière explicite ou implicite. On pourra lire, par exemple, au sujet de la financiarisation de l’économie, M. Aglietta et S. Rigot, Crise et rénovation de la finance, Paris, Odile Jabob, 2009 ; E. M. Mouhoud et D. Plihon, Le Savoir et la finance. Liaisons dangereuses au cœur du capitalisme contemporain, Paris, La Découverte, 2009. Au sujet de la dette : Wolfgang Streeck, Du Temps acheté. La crise sans cesse ajournée du

capitalisme démocratique, Paris, Gallimard, 2012 ; B. Lemoine, L’Ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte, 2016. Au sujet d’une définition du capitalisme

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prioritairement autour des logiques et des exigences des marchés financiers, et donc de celles des banques et des investisseurs institutionnels. Si on identifie ce processus de financiarisation grâce au transfert des fonds disponibles de « l’économie réelle » vers les circuits financiers, la véritable domination des institutions financières se lit dans leur capacité à décider quels projets, quels États, quels acteurs, recevront un financement, et lesquels ne le mériteront pas1. C’est ce pouvoir de financement qui va particulièrement retenir notre attention, dans la mesure où il produit des effets de subjectivation immédiats : les sujets contemporains vivant dans le cadre normatif posé par ces économies vont donc devoir partir à la recherche de crédit, et cette quête déterminera en large partie leur rapport à soi et certaines pratiques qui y sont associées, leur expression et leur représentation de soi.

Le pouvoir de décision échoie donc aux investisseurs : c’est un pouvoir de sélection, et les sélections s’opèrent entre différents projets – raison pour laquelle les sujets sont incités à prendre eux-mêmes la forme de projets, et à « conduire leur conduite » comme on mène un projet. C’est en effet en adoptant cette forme particulière, les types de comportement et les pratiques qui s’y rapportent et s’en déduisent, qu’ils pourront le plus efficacement se lancer à la recherche de crédit, et optimiser leurs chances d’en obtenir.

Si les individus se transforment sous l’effet des modifications des structures économiques, c’est également le cas des entreprises privées et des institutions publiques. Il s’agit aussi, pour elles, de se valoriser afin d’obtenir des financements. Ainsi, les objectifs des entreprises s’inscrivent dans des délais très courts, car ils consistent désormais uniquement à accroitre les revenus des actionnaires, en incitant les marchés financiers à valoriser les titres qu’ils détiennent. Cette attention extrême portée à l’avis des marchés ne concerne pas uniquement les entreprises privées, ni même ce qu’il reste d’institutions publiques, mais également l’ensemble des États et de leurs gouvernements. Ceux-ci cherchent en effet à améliorer l’attractivité des territoires qu’ils dirigent, notamment en flexibilisant leur marché du travail, en adoptant un taux d’imposition accommodant pour les entreprises et les grandes fortunes, et en rognant sur leurs programmes sociaux, afin de gagner ou de conserver la confiance des investisseurs. En cela, ils se privent de leurs ressources propres, en renonçant à prélever des impôts, et doivent donc recourir à une autre source de financement : l’endettement. C’est pourquoi les États se soumettent doublement à l’influence des marchés financiers, à travers leurs politiques d’attractivité, d’une part, et l’augmentation de leur taux d’endettement, de l’autre.

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Le sociologue W. Streeck relève, dès lors, la double dépendance à laquelle sont confrontés les détenteurs du pouvoir politique dans les États les plus riches. Ceux-ci doivent en effet continuer à donner des gages aux électeurs qui, par leur vote uniquement, leur permettent d’accéder aux responsabilités, tout en séduisant les détenteurs de leur dette1. Légitimité démocratique accordée par les premiers, contre ressources allouées, par les seconds, pour soutenir leurs budgets : les responsables politiques sont donc assujettis à une influence double et largement contradictoire. Cette situation, qui est celle qui prévaut depuis les années 1980, est identifiée par W. Streeck comme un processus qui mène d’abord d’un « État fiscal » à un « État débiteur », puis à un « État de la consolidation ». Il signale trois étapes distinctes – sur lesquelles nous passons rapidement, mais qui méritent d’être relevées. Dans un premier temps, celui de l’« État fiscal », les prélèvements obligatoires sont suffisants pour garantir aux États des ressources propres. Par la suite, le recours à l’endettement public est utile aux gouvernants pour éviter des mouvements sociaux trop intenses, lorsque ces mêmes dirigeants commencent à réduire les sommes allouées aux protections et redistributions sociales, afin, déjà, d’entretenir la confiance des marchés financiers : c’est le passage à l’« État débiteur ». Mais de nouvelles inquiétudes se font jour, du côté des instituions détentrices de la dette des États, qui incitent alors ceux-ci à mener des politiques de consolidation budgétaire, c’est-à-dire à consacrer une part toujours plus importante de leur budget au remboursement de la dette. Ce changement d’affectation des ressources budgétaires des États a une conséquence directe. Pour que les ménages continuent à consommer sans augmenter les dépenses publiques, la seule solution est en effet le recours à l’endettement privé. C’est donc grâce aux mesures qui favorisent la dette privée que les États parviennent à limiter la hausse de l’endettement public2.

Pour M. Lazzarato, les rapports de pouvoir à l’intérieur des dispositifs du néolibéralisme sont fortement définis par la relation entre créanciers et débiteurs3. L’enjeu majeur du capitalisme contemporain est, selon lui, la propriété. Ce qui implique que tout le monde soit débiteur face au capital, c’est-à-dire à la fois responsable (car il faut rembourser ses dettes) et coupable (d’avoir dû emprunter et de ne pas pouvoir payer immédiatement). Dès lors, dans les termes de M. Lazzarato, le capital s’assimile à une forme de créancier universel. À travers la dette publique, telle qu’elle se développe massivement à partir des années 1980, c’est bien la

1 W. Streeck, Du Temps acheté, op. cit.

2 M. Feher, Le Temps des investis, pp. 82-87.

3 M. Lazzarato, La Fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Paris, Amsterdam, 2011. Mais aussi M. Lazzarato, Gouverner par la dette, op. cit.

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société entière qui est endettée. Les sujets se retrouvent donc endettés à double titre : à travers leur appartenance à des États, qui s’endettent en leur nom ; à travers leur recours à un endettement privé, qui leur permet d’accéder à la propriété, ou à des biens de consommation courante.

La généralisation de la dette met en place une triple dépossession : politique, dans la mesure où, on l’a vu, les choix politiques des gouvernements des États sont de plus en plus contraints par les questions de dette ; des richesses, celles que les luttes passées avaient arrachées à l’accumulation capitaliste et qui sont en train de lui revenir ; de l’avenir, c’est-à-dire du temps comme choix, comme décision, comme possible1. Dans le cadre qui définit cette dépossession à trois dimensions, ce sont bien les sujets, rassemblés en populations, qui doivent de plus en plus massivement se charger, avant tout sous la forme de la dette, de ce que les entreprises privées et l’État-Providence en voie de démantèlement externalisent. Les causes des crises financières successives, à ce titre-là, ne sont plus recherchées dans les politiques monétaires et fiscales menées, qui creusent les déficits en opérant un transfert de richesses vers les plus fortunés et les entreprises, mais sont imputées à la volonté des gouvernés de vivre au-dessus de leurs moyens. Des cibles sont désignées : les fonctionnaires, les cheminots, les retraités, en particulier.

À partir de ces constats, M. Lazzarato émet deux hypothèses : d’abord, dans le monde euro-atlantique, tel qu’il se reconfigure entre la fin des années 1970 et les années 2000, le paradigme du social n’est plus donné par l’échange, économique ou symbolique, mais par le crédit. Au fondement de la relation sociale ne réside plus l’égalité dans l’échange, mais l’asymétrie entre dette et crédit. Ensuite, et cela nous intéresse particulièrement, la dette apparait comme un rapport économique indissociable de la production d’un sujet débiteur. L’économie de la dette contraint les pratiques de soi des sujets contemporains, en articulant efficacement économie et éthique, autrement dit, en économisant l’éthique.

La dette est une construction politique et un mode de gouvernement, dont M. Lazzarato établit la généalogie2. À partir de la fin des années 1970, l’accroissement de la dette, et du

1 On examinera par la suite plus longuement la manière dont la forme du projet elle-même impose nécessairement aux sujets un rapport au temps spécifique, qui vise à organiser en permanence le futur à partir d’un ensemble d’actions programmées à réaliser, et à mettre la capacité à créer de ces sujets au seul service de l’accomplissement de ce programme. Sur la capacité de la dette à capter, à son profit, les potentialités contenues dans le temps à venir, M. Lazzarato écrit que le propre de la dette est « d’inclure, de contrôler, d’exploiter le temps, en actualisant le futur. La dette est une promesse de remboursement et elle concerne donc le futur en tant que temps ouvert et indéterminé, en tant qu’incertitude radicale que l’on peut anticiper et contrôler par la logique des probabilités. La dette est le dispositif capitaliste pour fermer et préempter le temps, pour hypothéquer son indétermination, pour enlever au temps toute création, toute innovation, pour le normaliser », M. Lazzarato, Gouverner par la dette, op.

cit., p. 70.

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rapport de pouvoir entre créanciers et débiteurs que celle-ci élabore, a été pensé comme le cœur stratégique de la mise en place des dispositifs économiques néolibéraux. Il permet aujourd’hui de reprendre le contrôle, à travers les politiques de consolidation austéritaires, sur le social et les dépenses de l’État-Providence : c’est-à-dire sur les revenus, le temps (retraites, congés, arrêts maladie, temps de travail, etc.) et les services sociaux.

Le rapport de pouvoir spécifique défini par la dette agit également comme une machine de capture et de redistribution des revenus d’une part1, et comme production et gouvernement des subjectivités collectives et individuelles de l’autre. De là une forme particulière d’homo œconomicus émerge, sur laquelle nous reviendrons, qu’on identifie comme une reconfiguration du sujet-entreprise des décennies précédentes : celle de l’homme endetté. Car à présent que nous avons défini à grands traits les importantes mutations des dispositifs économiques du néolibéralisme, et certaines des conséquences plus ou moins directes que celles-ci peuvent avoir sur les processus de subjectivation, il nous faut repérer les réagencements de la gouvernementalité contemporaine.