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Chapitre premier – Transformer l’École et économiser les expériences familiales

2. Éduquer, c’est trier

On fabrique des sujets, au sein des systèmes d’éducation, et grâce à certaines des procédures qui les organisent, en gérant des flux, d’élèves, de jeunes en formation. Cette gestion consiste donc, en partie, et pour le dire simplement, à séparer certains enfants, et à en rapprocher d’autres, qui, dès lors, partageront les mêmes espaces, et y vivront des expériences similaires. On ordonne donc, on oriente, on évalue, on distingue, on établit des hiérarchies, et on produit ainsi des sujets, et du sujet ; on valorise des parcours plus que d’autres, on investit dans certains destins, on capitalise sur certains profils. Il existe de ce fait une rupture nette avec la période précédant les années 1980, où l’on cherchait – au moins dans les discours, mais ce n’est pas rien – à promouvoir le modèle d’une école, en partie démocratisée, capable, à travers la fréquentation d’une culture et l’acquisition d’un certain type de savoirs, d’offrir aux jeunes la possibilité, plus ou moins effective, plus ou moins importante, d’une forme d’ascension sociale et d’émancipation intellectuelle1. Désormais, chacun, semble-t-il, doit rester à sa place – selon que cette place est enviable ou non, il s’agira donc soit de la conserver, soit d’être empêché de la quitter, par un ensemble de mécanismes objectifs, mais qui touchent également aux subjectivations2. Le temps d’une École émancipatrice, c’est-à-dire capable d’offrir à tous l’opportunité de s’extraire de son milieu d’origine, est révolu. On ne bouge plus, pourrait-on dire ; ou plutôt, on ne bifurque pas. L’École ne libère plus (si elle l’a jamais fait), elle gère, et, dans la plupart des cas, elle renforce les positions, elle maintient en place. En imposant des « parcours » scolaires (qu’elle prétend pourtant de plus en plus confier à la responsabilité des parents, voire des élèves eux-mêmes, sans toutefois mettre en œuvre les conditions pratiques qui pourraient permettre à ceux-ci d’effectuer des choix déliés de toute contrainte), elle gouverne. Si les discours des promoteurs des politiques néolibérales vantent les mobilités, elles seront plutôt, on l’aura compris, capitalistiques que sociales.

Battaglia et A. Collas, « Classement PISA : La France championne des inégalités scolaires », Le Monde, 3 décembre 2013.

1 Il faudrait largement nuancer, et faire la part entre, d’un côté, les intentions et les discours, et de l’autre, la réalité des mécanismes sociaux et leurs conséquences. Pour cela, on renverra bien sûr à P. Bourdieu et J.-C. Passeron,

Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964, et, des mêmes auteurs, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.

2 Pour une analyse sociologique de ce type de mécanismes, qui participent de la reproduction sociale, on peut bien sûr se référer au concept d’habitus bourdieusien, et à son idée de « causalité du probable ». Voir, pour cette dernière notion, P. Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie, vol. 15, n°1, 1974, pp. 3-42. Pour la définition d’habitus, voir, par exemple, P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980.

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Désormais, lorsqu’on parle de « parcours » scolaire1, c’est d’une trajectoire sans détour dont il est question. Une ligne droite, sans chemin de traverse, sans modification possible de son destin ; un parcours fluidifié, libéré sans être émancipateur, au sens où il doit s’accomplir sans entrave, c’est-à-dire sans retard. On ne doit pas quitter son milieu d’origine, ou le moins possible, et on doit aller vite. Les places sont chères, la concurrence féroce. Comme l’écrit O. Babeau : « À partir de la naissance, la compétition commence2. » Il s’agit donc d’être efficace, de ne pas se perdre en route, l’éducation est un domaine sérieux car l’école coûte cher – mais l’éducation rapporte, également, raison pour laquelle on la confie de plus en plus à des intérêts privés.

Il faut donc trouver le moyen de se rendre, et le plus vite possible, du contexte scolaire vers son premier emploi. La fonction essentielle de l’éducation est ainsi aujourd’hui de permettre à chaque jeune de construire, de développer puis d’affirmer, son employabilité, sa capacité productive, sa faculté à s’adapter efficacement à un monde économisé en mutations constantes, le plus tôt et le plus habilement possible. Il ne doit plus apprendre à penser ou critiquer, à acquérir et réfléchir les savoirs nécessaires à l’exercice de ses droits politiques, par exemple3 : on le veut créatif, autonome, responsable, capable de développer pleinement son potentiel et de mener des projets, de prendre des risques, d’investir en lui-même. En d’autres termes, on cherche des joueurs efficaces et motivés, enthousiastes, dans la mesure du possible ; en aucun cas, on n’attend de l’éducation, scolaire ou familiale, qu’elle produise des sujets projetant de modifier les règles du jeu, ou, pire, de changer de terrain de jeu. De plus en plus, les institutions scolaires, et, de manière différente mais conjointe, les familles, joueront le rôle de terrains d’entrainement, espaces saturés de normes, où les processus de subjectivation fonctionnent de manière intensive, et où l’on répète inlassablement les gestes, les comportements, les discours, qui sont ceux des joueurs compétents – gestes, comportements, discours, dont on attendra, très tôt, de ces apprentis joueurs, qu’ils les connaissent et les maitrisent. Dans les écoles, dans les familles, désormais, on s’échauffe, on prend ses marques, on se prépare à affronter la compétition qui structure et organise le fonctionnement des dispositifs contemporains. On produit des intériorités qu’on colonise, des psychologies qu’on modèle, des imaginaires qu’on recharge, des offres de subjectivité qu’on façonne, et auxquelles on attache des pratiques et des attitudes spécifiques – l’ensemble devant donner forme à ces

1 Cf. infra, partie III, chap. deux, D, 1 : « Parcours scolaires et modalités de gestion des flux ».

2 O. Babeau, Devenez stratège de votre vie, op. cit., p. 8.

3 Pour approfondir ce point, voir W. Brown, Défaire le Dèmos, op. cit. Brown y expose les conséquences désastreuses que ce type de conception de l’éducation dans les dispositifs contemporains engendre pour la vie démocratique.

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sujets-projets capables d’habiter et d’occuper le terrain de jeu véritable, celui que constituent les dispositifs de la rationalité gouvernementale du néolibéralisme.

C’est donc, en partie, en mettant en avant les notions d’employabilité et d’orientation dans leurs discours et les politiques qu’ils préconisent, que les producteurs et les promoteurs des normes éducatives contemporaines cherchent, et parviennent le plus souvent, à masquer la réalité des mécanismes de tri que ceux-ci mettent en œuvre, et des opérations concrètes de partage des populations qu’ils conduisent. Il est ainsi évident que nulle parole ministérielle ou technocratique, quelle qu’elle soit, ne va revendiquer, pour les systèmes d’éducation, une telle fonction de classement – on parlera, pour la dissimuler, de l’importance cruciale de l’orientation des élèves, comme si celle-ci constituait un processus indépendant de toute détermination ou disposition sociale, entièrement libre et reposant uniquement sur la responsabilité et les choix forcément éclairés des jeunes et de leurs familles1. De l’inégale répartition des élèves en fonction de leur origine sociale, on fera mine de s’offusquer. On affirmera même vouloir lutter contre (au choix) le décrochage scolaire ou les difficultés d’apprentissage des enfants de milieux populaires, etc. Mais à aucun moment il ne sera question de remettre réellement en cause les mécanismes qui figent les inégalités de destins scolaires, anticipations, et reconductions à la fois, d’inégalités sociales, culturelles, économiques et politiques plus larges. Et l’idée de faire de ces questions de véritables priorités budgétaires ne sera pas non plus évoquée – dans la mesure où, en ces temps austéritaires, il semble même urgent de se désengager financièrement, notamment d’espaces ou de structures déjà déclassés ou relégués2. Avant d’éduquer, donc, ou, plutôt que d’éduquer, ou, pire encore, en éduquant, les systèmes scolaires, tels qu’ils s’organisent dans les dispositifs contemporains séparent et conduisent des flux de sujets, à qui, de ce fait, ils donnent une forme ; qu’ils fabriquent. Dès lors, il est difficile de comprendre ces opérations de tri ou de conduite des flux comme des

1 C’est ainsi que le rapport remis par P. Mathiot au ministre de l’Éducation nationale, J.-M. Blanquer, le 24 janvier 2018, et qui a servi de base à la réforme du lycée français et du baccalauréat votée dans la foulée, s’intitule « Un nouveau baccalauréat pour construire le lycée des possibles ». Consultable ici : http://cache.media.education.gouv.fr/file/Janvier/44/3/bac_2021_rapport_Mathiot_884443.pdf.

2 Car, en réalité, l’action de l’État, dont dépend la mise en place des politiques éducatives, là où elle était historiquement faible, a désormais tendance à se réduire. À ce sujet, on peut consulter (ici : http://www.assemblee-nationale.fr/15/pdf/rap-info/i1014.pdf) le « Rapport d’information sur l’évaluation de l’action de l’État dans l’exercice de ses missions régaliennes en Seine-Saint-Denis », présenté le 31 mai 2018, à l’Assemblée Nationale, par deux députés, F. Cornut-Gentille et R. Kokouendo. On y apprend, par exemple, que « le moins bien doté des établissements parisiens est mieux doté que le plus doté des établissements de la Seine-Saint-Denis. Selon une note de France Stratégie de septembre 2017, la moitié des collèges hors éducation prioritaire apparaît mieux dotée que la moitié des collèges éducation prioritaire classés "REP" de l’unité urbaine de Paris, celle-ci englobant les académies de Paris, Créteil et Versailles et, donc, le département de Seine Saint Denis. 10 % des collèges hors éducation prioritaire sont même plus dotés qu’un collège REP+ sur deux – cette catégorie regroupant les collèges les plus "défavorisés" sur le plan social – de cette unité urbaine ».

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échecs ou des dysfonctionnements. Il faut, au contraire, les regarder pour ce qu’ils sont, à savoir des réussites totales. En effet, ces mécanismes ne font qu’occuper une fonction stratégique : ils reproduisent et renforcent les inégalités sociales, économiques, culturelles ou politiques sur lesquelles se fondent les dispositifs contemporains, grâce auxquelles ils fonctionnent et auxquelles ils aboutissent1. Dès lors, en quelques mots simples, à la fois suspicieuse et désabusée, ce que nous donne à entendre cette mère de famille, sur le mode de la suggestion, ce sont bien ces normes éducatives contemporaines – leur nature, leurs objectifs, leurs modalités de fonctionnements – dont l’analyse constituera désormais le cœur de notre étude.