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Chapitre trois – Reconfigurations d’un sujet économique : fabrique d’un sujet-projet néolibéral

1. Un sujet-projet

Le concept de projet sature les expériences contemporaines2 : on parle de projets de développement en ce qui concerne les continents ou les États, de projets de vie, de projets

1 Précisons que nous aborderons les deux derniers points en nous appuyant pour une grande part sur les discours et les techniques du management, notamment en lien avec ceux du développement personnel et du coaching.

2 On se permettra ici de renvoyer à un ouvrage de référence bien connu, qui, parmi bien d’autres, aborde ce sujet : celui de L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. Les auteurs y définissent, comme participant de ce « nouvel esprit du capitalisme », l’existence d’une « cité par projets », qui se construit autour de valeurs de référence – l’activité, le projet, le réseau, l’intensification des liens –, valorise certaines caractéristiques, comme l'enthousiasme, la flexibilité, la connexion aux autres, l'autonomie, l'employabilité, et en dévalorise d’autres : l'inemployabilité, la rigidité, le manque de polyvalence, l'immobilité, la sécurité, l'autorité. Le coach et le médiateur y sont représentés comme des sujets particulièrement valorisés, tandis que les « épreuves modèles », modalités d’action privilégiées, s’apparentent aux passages sans cesse reconduits d’un projet à un autre. Si ces thèmes et ces outils conceptuels sont proches de ceux que nous analyserons, nous ne nous y référerons pas explicitement pour autant.

Le modèle du projet n’ayant visiblement pas fini de s’étendre, notons, au passage, que le 24 juillet 2019, le parlement français a adopté une loi réformant la fonction publique, qui initie un type de contrat nouveau pour les administrations : le « contrat de projet ». À ce propos, on peut lire cet entretien entre la journaliste M. Goanec et la sociologue A. Peyrin, « Fonction publique : la dérogation au statut de fonctionnaire devient la norme », consultable ici : https://www.mediapart.fr/journal/france/240719/fonction-publique-la-derogation-au-statut-de-fonctionnaire-devient-la-norme. Consulté le 25/07/2019. Laissant soupçonner qu’il s’agit plutôt, en promouvant ce type de contrats, d’adopter les « bonnes pratiques » d’un New Public Management remanié, et de se soumettre aux normes envahissantes d’un néolibéralisme (sous certains aspects) toujours en voie d’extension, que de

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pédagogiques, de formation, de projets personnels comme de projets technologiques, économiques, entrepreneuriaux. Le projet, et la définition que les dispositifs contemporains lui confèrent, s’affirme donc comme l’un des principaux opérateurs d’homologie qui permettent aux sphères économiques et politiques de s’articuler et de se confondre, et aux subjectivités de se conformer aux normes contemporaines – au sens où ces normes prescrivent aux sujets, en se produisant elles-mêmes, une ou des formes spécifiques, où elles profilent ou configurent leurs subjectivités. Ainsi, la gouvernance fonctionne par projets, tout autant que les entreprises sont incitées à définir des projets entrepreneuriaux généraux et s’organisent autour de projets ponctuels qu’il s’agit de mener à leur terme ; dans le même temps, on réclame aux sujets de s’adapter à des conditions d’existence de plus en plus incertaines, en élaborant des projets de vie spécifiques à leurs différents âges, projets d’orientation quand ils sont jeunes, puis projets de formation ou projets professionnels à l’âge adulte, projets de retraite, plus tard ; on les incite, enfin, à se constituer eux-mêmes entièrement comme des projets en perpétuelle voie de perfectionnement, sans cesse à reprendre et à améliorer, des work-in-progress qu’il s’agit de modeler à partir de pratiques aussi différentes que le coaching ou le développement personnel, le sport ou la mode, la culture ou l’éducation1.

Abordant la triple acception du terme de projet, plus haut dans cette partie, nous avions posé sa dimension conceptuelle, qu’il nous faut maintenant approfondir.

Le projet engage une dimension pragmatique. Sa nature est pratique, il correspond à la mise en œuvre d’une action ou d’une série d’actions, et à l’orientation finalisée de celles-ci. Il se définit à partir de buts fixés, qu’il s’agira d’atteindre, et en même temps comme une opération sans cesse à reprendre, jamais totalement terminée. Le projet, à la fois comme action en cours de réalisation et comme objectif, s’articule à la définition d’un espace et d’un temps particuliers. Il se donne en effet toujours comme modification à introduire dans un cadre environnemental spécifique, et contribue à orienter l’avenir à travers des échéances précises2.

La forme projet impose un rapport spécifique au temps, on l’a dit : il contribue à effacer sans cesse le passé, tâche de rompre les liens avec lui afin de s’adapter aux changements incessants imposés par les bouleversements de son environnement ; il sature le présent, dans

réformer efficacement les administrations et services publics, la chercheuse explique : « Pour autant, on ne voit pas forcément très bien à quel besoin répond cette nouveauté, et rien ne dit que ce contrat de projet sera massivement utilisé dans la fonction publique. »

1 Cela ne signifie évidemment pas que l’on ne faisait pas de sport, que l’on ne prenait pas soin de se maquiller, ou qu’on ne se cultivait pas avant les années 1980, mais que ces pratiques se sont modifiées, et ont pris des formes et des sens spécifiques et concordants, dans le cadre des normes dispensées par les dispositifs du néolibéralisme.

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toutes ses dimensions ; il capte le futur et lui confère des orientations particulières. Il s’agit à la fois par le projet de maitriser le temps prospectif et d’assujettir au mieux notre espace. Le projet est à la fois le non-avéré et ce qui se détruit par le fait même qu’il se réalise, mais qui doit pourtant être matérialisé pour advenir, au moins comme intention.

Dans les dispositifs contemporains, la notion de projet est connotée très positivement1. Elle est en effet valorisée autant du point de vue individuel et psychologique, puisqu’elle se présente comme une idéalisation narcissique du sujet, un « moi » autre, presque magnifié, que du point de vue collectif, dans l’organisation sociale. La figure du projet s’impose donc dans des sphères multiples de l’existence. Elle mêle anticipation et volontarisme, se met au service de l’autonomie des individus comme de celles de groupes, qui s’auto-constituent en effet à partir de la définition de projets, et se gouvernent, en coopérant, au travers de leur réalisation (ce qui fait du projet une forme privilégié pour l’organisation du travail au sein du capitalisme cognitif, notamment). Le concept de projet relève donc d’enjeux propres aux dispositifs contemporains2. Il renvoie, du point de vue des sujets, à deux aspects fondamentaux : il se présente à la fois comme le moyen d’une maitrise instrumentale accrue de notre propre existence, et comme une tentative de recherche d’un impossible idéal.

En cela, le projet peut apparaitre comme la condition des sujets contemporains, en un sens existentiel, presque métaphysique. Les sujets contemporains sont en recherche constante de crédit(s). Ceux-ci sont à entendre dans leur double sens, ces deux sens devant être pensés dans leur articulation : des crédits financiers comme du crédit symbolique, le second devant en partie permettre d’accéder aux premiers3. Cette recherche de crédit se matérialise sous la forme de pratiques de soi particulières, qui ouvrent à la question (que nous développerons plus bas mais qui est évidemment liée à celle du projet) de la valorisation de soi. Le sujet-projet est en effet en quête de crédit, c’est-à-dire en quête de valeur, et cette recherche de valeur est à la fois la condition pour acquérir du crédit, et la conséquence de cette acquisition, ce qui contribue à intégrer l’existence des sujets contemporains à un processus sans cesse à renouveler, nécessairement inachevé, auquel correspond parfaitement la forme du projet. Par ailleurs, à

1 Ibid., p. 9.

2 Pour une généalogie précise du concept de projet, voir ibid., pp. 19-25. On pourra lire, par ailleurs, les remarques de J.-P. Boutinet sur les concepts heideggérien et sartrien de projet, dans leurs rapports au possible et à la liberté,

ibid., pp. 30-45. Pour la manière dont J.-P. Boutinet classe les « conduites à projet » en « sept grandes familles de

projets », voir ibid., p. 84.

3 M. Feher parle également de « l’ambivalence du pouvoir que recouvre la notion de crédit, lequel réside tantôt dans le privilège de sélectionner les projets dignes d’être financés et tantôt dans l’aptitude à attirer les financements », M. Feher, Le Temps des investis, op. cit., p. 112.

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travers la notion de projet, tout se crédite ou tout est crédité : tout se note et s’évalue, des élèves aux entreprises, de la crédibilité des États à celle des séducteurs sur les applications de rencontre ou des livreurs de plats cuisinés. Le projet donne forme aux désirs tout autant qu’il doit rendre désirable.

Le cadre normatif contemporain incite les sujets à prendre la forme de projets indéfiniment réformables, sujets devant se montrer capables de s’auto-investir afin d’attirer d’autres investisseurs susceptibles de croire en eux, que ceux-ci soient financiers, employeurs, clients, compagnons d’un soir ou d’une vie – puisque les rapports inter-individuels sont marqués par la forme de l’investissement : on choisit d’investir en un employé comme en un mari ou une épouse, en un projet professionnel comme en un projet de couple. Ainsi, la forme du projet est modulable, dans le temps et dans l’espace, on l’a vu, mais elle est également aménageable dans le sens où elle peut concerner un individu (et en partie seulement, est-on tenté d’ajouter, puisque chaque sujet est engagé dans plusieurs projets simultanément, projets qui peuvent se révéler parfaitement contradictoires1), ou bien plutôt des groupes. Elle opère comme une technique de mobilisation de soi, exige des sujets qu’ils fonctionnent à l’enthousiasme et à la motivation. En cela, elle se présente également comme une technologie de pouvoir, raison pour laquelle elle contribue efficacement à structurer les dispositifs contemporains. On la repère donc aussi bien, comme technique de mobilisation de soi, dans les écoles ou les centres de formation, que dans les entreprises, ou dans le cadre de diverses thérapies. Dans tous les cas, le projet est à la fois une pratique de soi, ou une série de pratiques de soi, et l’aboutissement, toujours réélaboré, de celles-ci.

À partir des années 1980, et concomitamment aux reconfigurations économiques, gouvernementales et sociales, le sujet prend donc la forme d’un projet permanent, ou d’une série indéfinie de projets, un work-in-progress sans cesse en voie de réalisation mais qui n’advient jamais, en quête d’un crédit qui soit à la fois financier, symbolique et moral2. Tout ce qui constitue le sujet, ses composantes psychiques, ses habitudes, son existence sociale, professionnelle, amoureuse, familiale, est réadapté par les normes contemporaines, tout en étant profilé pour elles, et prend la forme d’un ensemble de projets qu’il faut mener à leur terme, sans jamais y parvenir tout à fait. En poursuivant ses projets, on se réalise en réussissant. L’envers

1 Ainsi, étudier l’ensemble des projets dans lesquels est engagé un individu singulier pourrait sans doute permettre de produire une analyse « pluraliste », au sens où l’évoquait S. Haber.

2 « De la lettre de motivation du demandeur d’emploi ou du candidat boursier au pitch de l’entrepreneur commercial ou culturel, des garanties de remboursement présentées par un postulant au crédit hypothécaire au budget provisionnel qu’un État expose aux détenteurs de sa dette publique, les agents qu’appréhendent les investisseurs n’apparaissent en effet qu’à l’aune de l’appréciabilité de ce qu’ils projettent », M. Feher, Le Temps

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de l’obligation de réussite apparait comme l’absence de projet, celle-ci signalant une perte de soi, qui aboutit à une perte d’estime de soi et à une disqualification morale et sociale. L’homme sans projet est un homme qui n’existe plus ou à peine, un homme qui ne bouge pas, incapable de s’adapter.

L’ensemble de l’existence du sujet, et de ce qu’il est, devient ce qu’il sera et ce qu’il devra ou devrait être, c’est-à-dire un projet nécessairement économique, ou économisé, pleinement inscrit dans les dispositifs du néolibéralisme. Le projet est ainsi le moyen privilégié par lequel s’économisent les offres de subjectivités et les sujets eux-mêmes. Sous la forme du projet, enfin, le sujet est pensable, il est intelligible et se réfléchit, et en cela justifie ses comportements, se rapporte aux autres et se gouverne lui-même. Sujet éthique, économique, psychologique et politique – et, en cela, pour paraphraser Foucault, « éminemment gouvernable1», dans la mesure où la forme même du projet déconstruit l’individu comme invariant, et le reconstitue comme une maïeutique d’habiletés et de compétences mobiles, modifiables, qu’on mobilise au gré des projets, et qui confère à l’identité du sujet le caractère de ce qui doit être construit et qui peut être façonné – le sujet-projet s’affirme comme la forme générale, et la condition, des sujets contemporains.

Pour autant, on l’a vu, il est engagé, pour mener à bien ce projet qu’il devient sans cesse et derrière lequel il doit courir en permanence, dans un processus de valorisation de soi, qui, lui non plus, ne peut avoir de fin.