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Un sujet économique contemporain : le sujet du pari et du risque, de la dette et du sacrifice

C. …un rapport au monde et aux autres

1. Un sujet économique contemporain : le sujet du pari et du risque, de la dette et du sacrifice

On a déjà vu comment l’articulation des discours managériaux, notamment à partir des années 1990, aux bouleversements économiques à l’œuvre dès la fin des années 1970, avaient contribué à modéliser des processus et des flux de subjectivation spécifiquement contemporains. Dès lors, une figure inédite et dominante d’homo œconomicus émerge, qu’on définira comme un sujet-projet en quête de crédit, cherchant à se valoriser en investissant en lui-même. Ce sujet économique, économisé, doit, s’il ne veut pas suspendre sa participation à la compétition généralisée, savoir parier, spéculer. À travers ses prises de risque, le sujet contemporain apparait extrêmement fragile. S’il échoue, toute la responsabilité lui incombe. Il est alors « vulnérable jusqu’au péril de sa vie, et rendu disponible pour un sacrifice légitime1 ». Pour prendre pleinement part aux jeux définis par le cadre normatif des dispositifs du néolibéralisme, les sujets-joueurs doivent donc se montrer capables de prendre des risques. Ils sont invités à parier sur le cours des composantes de leur capital humain, plutôt que de simplement optimiser leurs revenus par le biais du calcul d’utilité, comme l’homo œconomicus de la seconde moitié du XXème siècle avait appris à le faire. Les « projets qui tentent de se faire apprécier comme y invitent les marchés financiers » cherchent à susciter « des spéculations haussières sur leur valeur2 ». On gouverne donc la conduite des sujets en quête de valeur en les incitant à spéculer, à jouer, à parier.

Ceux-ci obtiennent du crédit à partir de projections sur la capacité de leur propre créativité à produire des richesses, à innover, ou, pour les moins dotés, à s’adapter à toutes les demandes, à se montrer flexibles. Et cette faculté à se projeter s’assimile nécessairement à une prise de risque. Les projets, en tant que tentative de maitrise de l’avenir, demeurent en partie des supputations et des paris. Toutes les sphères et tous les éléments de l’existence du sujet, de

1 W. Brown, « La citoyenneté sacrificielle », in F. Cusset, T. Labica, V. Rauline (dir.), Imaginaires du

néolibéralisme, op. cit., p. 57.

2 M. Feher, Le Temps des investis, op. cit., p. 38. « L’égale liberté que le capitalisme financiarisé reconnait à tous, investisseurs et investis, et qui leur confère donc une condition commune, n’est plus tant la liberté de négocier dont s’autorisait le capitalisme industriel pour faire de l’employeur et de l’employé deux commerçants égaux en droits, mais plutôt la liberté de spéculer sur les spéculations des autres et, par ce biais, de s’ingénier à orienter leurs estimations » (ibid).

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son corps à son logement, de ses affects à ses échanges, de son véhicule à ses diplômes, sont traités comme des capitaux susceptibles de produire des revenus dans le futur. Il s’agira d’apprendre à réaliser des plus-values : tout autant grâce à ses formations diverses qu’aux contraintes esthétiques par lesquelles on se modifie, grâce à ses relations (son « réseau ») qu’aux thérapies auxquelles on s’astreint afin de se rendre pleinement opérationnel. On parie, en investissant dans tel ou tel domaine, et chaque pari se lance sous la forme du choix, dans la mesure où aucune sphère, existentielle ou pratique, physique ou psychique, n’échappe plus à la possibilité d’en obtenir revenus et rendements. Le « soi » qu’on façonne en « moi », et ses différents prolongements, deviennent un portefeuille de biens et de compétences qu’on doit valoriser sur des marchés. C’est ce « moi », performant, productif, toujours épanoui, qui se donne comme la meilleure garantie de son avenir.

Le futur, à la fois nécessairement programmé et finalement inprogrammable, des sujets contemporains, prend la forme de la spéculation. La prise de risque apparait comme la « marque de la condition néolibérale », et le risque s’apparente à un ensemble d’« opportunités d’investissement spéculatif ». Le sujet contemporain est « appelé à se construire et se réaliser à travers la gestion spéculative de ses investissements », il est incité à « multiplier ses investissements et se diversifier soi-même dans une multiplicité de projets, selon une stratégie de maîtrise par distribution du risque spéculatif »1. Mais cette prise de risque, considérée comme une technique de soi permettant à l’individu de se muer en sujet des dispositifs néolibéraux, n’est rendue possible que par le recours à la dette, et par la capacité de tels sujets à offrir « leur sacrifice potentiel pour la santé de la nation et la croissance économique2 », ce qui permet d’envisager selon une perspective assombrie le rapport au monde des sujets-projets.

On sait que c’est à travers les transformations économiques entamées à partir des années 1970, et aux crises financières qui en sont issues, qu’une figure de sujet, qui existait déjà, mais de façon plus périphérique, acquiert une place centrale dans les dispositifs contemporains : celle de l’homme endetté. La condition existentielle de cet homme, responsable et coupable de son sort, est issue des réalisations subjectives promises par les dispositifs économisés du néolibéralisme. On commande en effet aux sujets de devenir, sinon tous actionnaires ou entrepreneurs, au moins tous propriétaires3. Le gouvernement par la dette s’exerce sur un

1 L. Paltrinieri et M. Nicoli, « Du management de soi à l'investissement sur soi », art. cit., p. 12, p. 13.

2 W. Brown, « La citoyenneté sacrificielle », art. cit., p. 58.

3 Nicolas Sarkozy, en 2006, menant campagne en vue de devenir président de la République française, et en cela promoteur « décomplexé » des politiques néolibérales, déclarait ainsi, de manière symptomatique, en clôture du congrès de la Fédération Nationale de l’Immobilier, qui fêtait son 60ème anniversaire : « Mon premier projet en

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homme libre, c’est-à-dire que les actions, les désirs et les comportements des sujets sont conditionnés par leurs dettes, dans la mesure où ils doivent assumer un mode de vie compatible avec le remboursement de celles-ci. La contrainte exercée par les créanciers sur les débiteurs ressemble à « cette action sur les actions » dont Foucault nous explique qu’elle définit la relation de pouvoir. L’utilisation de techniques pour dresser les sujets à vivre avec la dette commence très tôt, avant l’entrée dans le marché de l’emploi. Le cas des étudiants américains est aujourd’hui très connu, mais il n’en reste pas moins emblématique du gouvernement par la dette des dispositifs actuels, et des processus de subjectivation qu’ils mettent en œuvre1.

M. Lazzarato, lorsqu’il se propose de réaliser la généalogie et l’exploration de la fabrique à la fois économique et subjective de l’homme endetté, précise qu’à la faveur de la crise financière de 2008, les caractéristiques conceptuelles rattachées aux sujets contemporains, créatifs et indépendants, travaillées, on l’a vu, par les injonctions managériales, telles qu’implication, valorisation, travail de soi ou sur soi, sont reconfigurées. Le travail sur soi se transforme ainsi en une invitation à prendre sur soi. On demande de plus en plus explicitement au sujet des années 2010 de faire des efforts pour prendre sur soi les coûts et les risques de la catastrophe financière. On lui réclame aussi de la patience : il lui faut en effet en trouver des trésors, pour continuer à espérer obstinément les effets positifs des politiques néolibérales menées, qui ne viennent jamais, mais sont toujours annoncés, puis différés.

L’idée générale de M. Lazzarato est donc que, à la faveur de l’accumulation des crises financières depuis les années 1980/1990, la figure subjective dominante du capitalisme contemporain devient l’homme endetté : le travailleur endetté, l’usager endetté (cf. les déficits des programmes sociaux comme la sécurité sociale ou les assurances chômage ou maladie, ou encore ceux des services ou entreprises publics), jusqu’au citoyen endetté (cf. la Grèce). L’hypothèse du philosophe est que c’est la dette qui, en premier lieu désormais, dresse et apprivoise les individus, modèle et module leurs subjectivités, et informe leur devenir-sujet.

Il souligne également un point décisif, qui entre en écho avec ce que nous disions de la condition de projet des sujets contemporains, et de la qualification de leur rapport au temps futur. L’avenir est, en effet, tout entier happé par les projets qui l’organisent et structurent l’existence des sujets. Les techniques de la dette servent ainsi également à neutraliser le temps,

matière de logement est de faire de la France un pays de propriétaires car la propriété est un élément de stabilité de la République, de la Démocratie et de la Nation », assimilant quasiment le bon exercice de la citoyenneté au fait de posséder sa maison ou son appartement.

1 M. Lazzarato, La Fabrique de l’homme endetté, op. cit. ; W. Brown, Défaire le Dèmos, op. cit. Ces techniques de subjectivation opèrent en économisant les subjectivités. Elles s’établissent comme des rapports économiques, qui, pour se réaliser, impliquent une modélisation et une programmation spécifique de ces subjectivités.

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ou plutôt le risque qui lui est inhérent. Se risquer dans le temps, à travers les relations entre créanciers et débiteurs, revient à estimer ce qui ne peut l’être : les comportements ou les évènements futurs. Ainsi, la dette n’est pas seulement un dispositif économique, mais aussi une technique sécuritaire de gouvernement, qui vise à réduire l’incertitude des comportements des gouvernés. Promettre engage les sujets de la dette : les obligations de la dette rendent capable de prévoir, de calculer, d’établir des équivalences entre comportements actuels et à venir. Ce sont les effets de pouvoir de la dette sur les subjectivités, à travers les notions de culpabilité et de responsabilité, qui permettent aux dispositifs du capitalisme contemporain de lier présent et futur. Les possibles contenus dans le futur sont objectivés, d’où l’impression de vivre dans un monde sans rupture possible. Il s’agit de réduire le futur et ses possibles aux relations de pouvoir actuelles, ce que M. Lazzarato appelle, en termes foucaldiens : rabattre l’actualité sur le présent. Dans l’économie de la dette, devenir capital humain ou entrepreneur de soi signifie donc assumer soi-même les coûts et les risques d’une économie flexible et financiarisée. Selon M. Lazzarato, les concepts foucaldiens d’entrepreneur de soi et de capital humain doivent être réinterprétés à partir du rapport créancier/débiteur, qui constitue le rapport de pouvoir le plus général par lequel les dispositifs néolibéraux gouvernent les sujets qu’ils produisent. L’homo œconomicus ainsi fabriqué est également appelé à se sacrifier.

Dans la mesure où les opérations de subjectivation lient les sujets à la dette, leurs dettes privées, mais également celles des institutions qui les gouvernent et celles des États auxquels ils appartiennent, l’homo œconomicus contemporain attache son existence à des mécanismes économiques globaux qui le dépassent. Si le sujet-projet est bien responsable de lui-même, de sa propre valorisation et de son futur, ceux-ci sont toutefois indexés à une entreprise plus vaste, dont il ne maitrise pas le programme d’ensemble, ni les aléas, ni les exigences, ni les contraintes, et qui se joue au niveau des multinationales ou des États, et des rapports qu’ils entretiennent. Cela a une conséquence directe, et tragique, pour le sujet : « ni sa responsabilité ni sa loyauté ne garantissent sa survie1. »

En effet, l’homme économique de la dette, projet en perpétuel quête de crédit, peut être sacrifié au nom d’impératifs macroéconomiques trans-nationaux, sacrifice qui pourra passer pour légitime même à ses propres yeux. Son destin individuel est désormais clairement lié au projet de développement macroéconomique, et s’il se sacrifie, c’est dans la mesure où on exige de lui qu’il accepte des pertes de revenus, une couverture sociale moins étendue, des services publics toujours moins efficaces, afin de ne pas entraver la compétitivité des entreprises et des

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États auxquels il appartient. La demande de sacrifice adressée aux sujets contemporains est permanente : moins d’allocations, des emplois moins bien rémunérés, un âge de départ à la retraite repoussé, etc.

Les politiques d’austérité appliquées dans le monde euro-atlantique, de manière encore plus drastique et généralisée à partir de la crise de 2008, constituent l’expérience du sacrifice en expérience partagée par l’ensemble des sujets. Comme l’écrit W. Brown, « on ne nait pas homo œconomicus, on est transformé en homo œconomicus, et homo œconomicus intervient dans un contexte chargé de risques, de contingences et de mutations potentiellement violentes, depuis l’éclatement de bulles […] jusqu’à la disparition de secteurs d’activités1 ». Cette subordination sacrificielle, qui attache les sujets contemporains à des enjeux de croissance économique, et les incite à rechercher sans cesse du crédit s’ils veulent non seulement prospérer, mais simplement se maintenir, n’est toutefois rendue possible que par l’un des mécanismes les plus décisifs par lequel l’ethos de ces mêmes sujets se fabrique : la responsabilisation.