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Projet, créativité, libération : trois opérateurs d’homologie

Chapitre trois – Reconfigurations d’un sujet économique : fabrique d’un sujet-projet néolibéral

A. Projet, créativité, libération : trois opérateurs d’homologie

Quelques précisions sont nécessaires avant d’analyser les transformations liées à la financiarisation de l’économie, et au développement de la dette. Il faut, en effet, définir certains termes qu’on envisagera comme des marqueurs ou des témoins, susceptibles de donner à voir les circulations conceptuelles et les systèmes d’échanges sémantiques et lexicaux qui structurent les dispositifs, et qu’on considèrera comme des instruments mettant en mouvement et aiguillonnant l’ingénierie normative que constituent ces mêmes dispositifs. Arrêtons-nous en particulier sur trois notions, que nous qualifierons d’opérateurs d’homologie, dans la mesure où, jouant comme concepts, elles contribuent non seulement à relier entre eux les éléments hétérogènes des dispositifs, mais à égaliser, à homogénéiser les formes disparates de ces éléments. En cela, ces opérateurs d’homologie participent activement de l’économisation de sphères autrefois non-économiques. Ces concepts, utilisés dans divers contextes, transfèrent des logiques et des principes économisés de l’un à l’autre, de manière d’autant plus redoutable qu’elle est en grande partie invisible. C’est ainsi qu’on retrouvera des injonctions identiques dans les ouvrages de management et dans certains livres à vocation pédagogique, par exemple. Ou bien qu’on cherchera tout autant à libérer les psychismes contraints et entravés de sujets déprimés, que les fonctionnements grippés d’économies financiarisées naviguant de crise en crise. Ainsi, le repérage de ces termes-opérateurs d’homologie, va, dans la suite de notre étude, nous être utile à l’analyse des normes qui concourent à la fabrique de ces sujets contemporains, dont on vient d’évoquer rapidement les principales caractéristiques – et sur lesquelles nous reviendrons bientôt plus précisément. Voici, selon nous, les trois types d’opérateurs homologie, à la fois les plus saillants et les plus présents au sein des dispositifs :

122 - Le projet1 :

La première de ces notions est justement celle qui nous servira à qualifier régulièrement le sujet contemporain : c’est celle de projet. Pour comprendre en quoi elle s’applique particulièrement au sujet qui prend forme à partir des années 1980, il faut d’abord déterminer la manière dont le concept de projet se rapporte à celui de sujet, dans ses configurations actuelles. Ce rapport recouvre trois modalités. Le projet définit, en premier lieu, la substance à laquelle et par laquelle le sujet contemporain se reconnait et s’identifie, et en même temps celle qu’il travaille dans le cadre de pratiques de soi. Le projet prendrait ici la forme d’une matrice de subjectivation. Mais il désigne, deuxièmement, le rapport au temps du sujet, et qualifie le mouvement qu’il imprime, ou qui est imprimé, à l’ensemble de son existence. Enfin, le projet, en tant que concept jouant le rôle d’opérateur d’homologie au sein des dispositifs, contribue à homogénéiser des domaines pourtant distincts. Il agence ces domaines, parmi lesquels ceux qui se réfèrent directement aux subjectivations, autour d’une rationalité commune. Les opérateurs d’homologie permettent de distinguer des mécanismes de fonctionnement et d’organisation analogues à l’intérieur d’espaces différenciés. Ainsi, le projet renvoie explicitement tout aussi bien au management, au crédit financier, à la pédagogie, ou à l’ensemble de l’existence elle-même (on développe continuellement, en effet, des projets de vie : de couple, de vacances, de retraite, ou simplement destinés à occuper sa soirée ou son week-end). La notion de projet, dans le cadre normatif imposé par les processus de subjectivation, joue donc un triple rôle : il donne forme aux sujets ; il définit pour eux un certain type de rapport au temps ; il leur permet de s’inscrire, psychiquement et pratiquement, dans les dispositifs économisés du néolibéralisme. Lorsqu’on parlera de sujet-projet, il faudra donc y déceler ces trois strates de signification.

- La créativité :

Encore une fois, nous aurons largement l’occasion de revenir sur ce second terme. Précisons toutefois d’emblée que cette notion aux contours flous, extrêmement valorisée dans les dispositifs contemporains, apparait comme essentielle à la fois dans les domaines de l’organisation du travail, de la psychologie, et de la pédagogie, mais, plus largement sans doute, dans celui de la vie ordinaire (de même que le motif du projet, et c’est bien en cela, aussi, qu’ils prennent forme comme opérateurs d’homologie), dans laquelle chaque sujet, face à chaque

1 Nous reviendrons de manière plus approfondie sur le concept de projet. Voir infra, partie II, chap. trois, B, 1 : « Un sujet-projet ».

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situation désormais, est incité à se montrer innovant et plastique, en même temps qu’inventif et capable de surmonter tout obstacle. L’importance démesurée prise par l’idée de créativité, dans des contextes variés, est à rapprocher de l’objectif d’adaptation sans fin aujourd’hui assigné à l’être humain. Elle est justement cette qualité, muée en compétence (et donc transférable directement aux domaines professionnels, économiques et marchands), qui doit rendre possible cet ajustement incessant des sujets à des conditions d’existence toujours mouvantes, petites ou grandes réadaptations, menées sans répit, qui trament désormais les vies humaines, et informent chacune des expériences des sujets. Pour autant, ou plutôt de ce fait, la créativité contemporaine qualifie le contraire de ce qu’elle parait promettre : associée à l’origine à une forme d’inventivité, envisagée comme une source constante pour le progrès ou l’émancipation des hommes, elle tend à qualifier à présent les attitudes les plus automatisées, voire les plus désincarnées (notamment celles réclamées par le management et le capitalisme contemporains, quand bien même ceux-ci feraient mine de prôner ou de se nourrir de nouveautés perpétuelles), les pensées les plus attendues, les sujets adhérant le plus spectaculairement, et avec le plus de rigidité, aux représentations théoriques ou paradigmatiques d’un homo œconomicus que nous définissions plus haut. En tant, donc, qu’il retourne le sens en son contraire, on peut identifier ce concept redéfini, par et dans les dispositifs, comme fonctionnant pleinement selon les critères de ces derniers, et, dans la mesure où il se distingue par son omniprésence dans des domaines divers, dont il contribue à rapprocher les logiques et les dynamiques de fonctionnement, on peut considérer qu’il est bien un opérateur d’homologie.

- La libération (et la fluidification) :

Enfin1, nous identifierons également un troisième modulateur d’homogénéisation, qui participe de la production d’un « régime d’évidence » normatif, et d’une « seconde nature », pour les sujets contemporains : celui, processuel et dynamique, qui se repère à travers les références multiples à la libération, voire, dans une moindre mesure, à la fluidification. On a déjà évoqué la manière dont une certaine rhétorique de la promesse proposait aux sujets contemporains « jouant le jeu » des dispositifs, un horizon désencombré, un environnement idéalisé dans lequel ils ne rencontreraient plus aucun obstacle, et où ils s’épanouiraient

1 Signalons ici que, pour des raisons relatives à l’organisation générale de notre texte, et afin de ne pas ralentir démesurément le développement de notre pensée, nous avons choisi d’évoquer plus loin un quatrième opérateur d’homologie, qui, tout comme les trois autres, contribue grandement à homogénéiser les dispositifs contemporains : le concept de gestion. Voir, dans ce chapitre, le point intitulé « Une nouvelle rationalité gouvernementale : la gouvernance ».

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pleinement, dégagés de toute obligation qui ne soit pas le fruit d’un choix conscient, effectué en responsabilité. Mais, au-delà de ce récit, censé marquer les esprits et colorer (ou capter) les imaginaires, il s’agit, dans les dispositifs contemporains, de « libérer » les flux financiers ou capitalistiques, tout autant que les flux des sujets en devenir (écoliers et lycéens formés par des systèmes scolaires dont l’ambition est désormais, on le verra, de les mener le plus rapidement possible de l’école à leur premier emploi), ou encore que l’économie psychique de sujets fatigués et anxieux, et qui, du fait de cette fatigue et de cette anxiété, perdent en efficacité1. Car, il ne faut pas s’y tromper, la libération contemporaine n’est pas une émancipation, elle s’assimile au développement, par le sujet, de ses capacités créatives et productives (et donc à son autogouvernement), et, pour la société, à l’attention portée à la circulation des flux (qu’il s’agisse de les fluidifier, ou, au contraire, de les tarir, qu’on pense ici aux exilés tentant de traverser la Méditerranée, et dont on empêche brutalement la circulation, au risque de les laisser mourir). Dès lors, ce motif de la libération, dynamique incessamment sollicitée, n’est pas seulement une promesse intenable légitimant l’ingénierie normative des dispositifs, et apte à mobiliser les énergies subjectives, mais doit également se lire comme un mode de gestion et de gouvernement des sujets, qui entre en contradiction avec sa dénomination : la libération des flux désigne en réalité leur contrôle accru.