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Un sujet libre et responsable, incité à coopérer avec ses semblables

C. …un rapport au monde et aux autres

2. Un sujet libre et responsable, incité à coopérer avec ses semblables

La gouvernance, on l’a vu, conçoit les opérations de pouvoir comme autant de résolutions de problèmes techniques, contribuant ainsi à les dépolitiser. Or, cette mécanique s’accompagne d’une dynamique de déresponsabilisation de l’État : tandis qu’on demande à l’individu de se responsabiliser, l’État se déclare irresponsable2. Celui-ci délègue désormais à des unités plus petites, collectivités locales, services, associations, et, au bout de la chaine,

1 W. Brown, Défaire le Dèmos, op. cit., pp. 90-91. Ailleurs, W. Brown liste certains éléments de ce « sacrifice partagé » qu’elle tâche de cerner, et dont elle fait l’un des constituants de l’expérience commune des sujets contemporains : il « peut aller de la souffrance du chômeur, de l’externalisation du travail, et des baisses de salaire, de protection sociale, de congés ou de pensions de retraite, jusqu’à la stagflation, les compressions de crédit, les crises de liquidité, et plus encore. Ce sacrifice peut être partagé à grande échelle, comme l’est la réduction des dépenses publiques dans l’éducation, il peut être enduré individuellement sur le mode du "dernier recruté, premier viré", ou bien, comme c’est le plus souvent le cas, il peut être la souffrance disproportionnée d’un groupe ou d’une classe vulnérable, par exemple avec les congés non payés ou la suppression des services sociaux », W. Brown, « La citoyenneté sacrificielle », art. cit., p. 73.

2 Ce qui n’est pas incompatible avec la mainmise toujours plus marquée que celui-ci exerce, par ailleurs, sur ses citoyens, notamment en mettant de plus en plus, dans certains contextes, leurs libertés publiques sous contrôle. En France, par exemple, cela aboutit à la situation suivante, qui n’est paradoxale qu’en apparence : tandis que des cas de brutalités et de violences policières (enracinées dans les quartiers populaires depuis de longues années et se répandant désormais dans tout l’espace social, en particulier lors des manifestations) de plus en plus nombreux, qui excèdent le cadre du maintien de l’ordre, sont clairement avérés et documentés, notamment par certains journalistes ou par l’intermédiaire des réseaux sociaux, témoignant d’une pression accrue, et directe, exercée sur les citoyens par l’État, celui-ci affirme, par l’intermédiaire de l’administration comme des gouvernements, qu’il n’est pas « responsable » de ce phénomène, mais que ce sont bien les citoyens eux-mêmes qui, en l’initiant, le sont. En somme, c’est en mettant en scène sa propre « irresponsabilité » que l’État justifie ici sa violence.

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individus, les missions que, progressivement, il ne prend plus en charge, dans la mesure où il cherche à réduire ses dépenses. En France, dans le domaine de l’éducation, cela peut donner le schéma suivant : l’État réduit ses subventions aux collectivités locales – régionales, qui ont la charge des lycées, départementales, celle des collèges, et municipales, celle des écoles –, qui, à leur tour, doivent baisser leurs budgets, les conséquences de ces baisses devant être assumées par les personnels, enseignants ou non, travaillant directement dans ces établissements. Or, dans le même temps, à travers les projets d’établissement notamment, on invite ces mêmes personnels à se responsabiliser et faire preuve d’initiatives. En cela, celles réclamées aux personnels des établissements scolaires consistent en partie à s’arranger avec la réduction de leurs dotations, et la liberté qu’on leur laisse s’assimile dès lors à un choix plus que contraint1. Il s’agit donc, pour produire le sujet-projet, de le rendre responsable, et, en un sens très particulier, libre2. La liberté qu’on prétend construire pour lui est un mélange d’absence d’entrave, liberté négative, et de capacité à prendre des décisions conscientes, en suivant sa volonté propre, liberté positive3. Si les dispositifs du néolibéralisme se légitiment grâce aux ritournelles de la liberté, celle des marchés, des États, des sujets-économiques, ils s’attaquent dans le même temps, aux libertés politiques effectives des sujets-citoyens qu’ils prennent en charge4, contribuant, de ce fait, à circonscrire à certains domaines seulement (notamment économiques) la liberté dont jouissent, dans les faits, ces mêmes citoyens. Dès lors, la figure du sujet libre, telle qu’elle émerge, est celle d’un individu appelé à délibérer rationnellement sur des alternatives, à arbitrer entre plusieurs options, à assumer ses responsabilités (individu

1 « Ces unités petites et vulnérables ont le choix mais pas les ressources, la responsabilité mais pas le pouvoir ; elles disposent d’un mandat entrepreneurial, mais issu de pouvoir invisible et toujours hors d’atteinte », W. Brown, « La citoyenneté sacrificielle », art. cit., p. 75.

2 « Vous êtes responsables de vos choix, vous êtes libres ! », s’écrie ainsi O. Babeau, in Devenez stratège de votre

vie, op. cit., p. 6.

3 I. Berlin, Two Concepts of Liberty, Oxford, Clarendon Press, 1958.

4 « Le gouvernement néolibéral opère une centralisation et une multiplication des techniques autoritaires de gouvernement qui rivalisent avec les politiques des États dits totalitaires ou planificateurs », M. Lazzarato,

Gouverner par la dette, p. 79. M. Lazzarato relève, ici, deux périodes de la gouvernementalité néolibérale : l’une,

qui correspondrait à ce qu’il retient de l’analyse foucaldienne, qui serait une forme de gouvernement par le milieu, d’incitation à se gouverner soi-même, à conduire sa propre conduite, et l’autre, s’imposant après la crise de 2008, qui serait une période beaucoup plus autoritaire. Il défend l’idée selon laquelle il y aurait ainsi une gouvernementalité « dans la crise », qui ne ferait pas que solliciter ou inciter les sujets. Cette gouvernementalité « interdit, elle norme, elle dirige, elle commande, elle ordonne et elle normalise » (p. 137). Dans une publication plus récente, il est encore plus catégorique (tout en étant moins attaché à la périodisation pré-citée) : le pouvoir « ne se limite pas à exercer une action sur une autre action, il implique également la possibilité d’imposer sa volonté par la force, par la violence, par une action qui, au lieu d’agir sur une autre action, agit directement sur la personne ou sur les choses (non-humains). Dans l’atelier comme dans les techniques biopolitiques, les deux types de violence (agir sur la virtualité des comportements et agir sur les choses et les personnes) coexistent, comme le savent celles et ceux qui les subissent (ouvriers, migrants, femmes, etc.). Le capital n’est pas production sans être en même temps destruction, destruction des personnes, des choses et du vivant », M. Lazzarato, Le Capital déteste

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pour lequel le paradigme du consommateur représente un modèle particulièrement attractif), plutôt que celle d’un homo politicus éclairé et émancipé. Le gouvernement de tels sujets permet ainsi aux États de n’en être plus responsable. Il faut, dès lors, que les sujets créatifs soient, pour eux-mêmes et en toute circonstance, leur propre ressource1. Il ne s’agit pas tant d’un démantèlement de l’État et de ses capacités d’actions ou d’interventions que d’un principe opératoire pour une gouvernementalité reconfigurée : on déplace les compétences régulatrices des États sur les individus eux-mêmes, responsables, aptes à l’autocontrôle par la gestion de soi, assumant des choix rationnels, leur devenir-sujet étant façonné par des représentations stylisées de subjectivités économisées, entrepreneurialisées, créatives et performantes.

L’homo œconomicus dans sa version la plus actuelle abandonne la simple recherche de son intérêt, dans la mesure où il se responsabilise2. La responsabilisation est une normalisation qui contraint le sujet à s’ajuster toujours plus aux exigences des dispositifs. Dès lors, ils investissent convenablement en eux-mêmes, savent se valoriser et se mobiliser, structurent avec habilité les projets qui donnent forme à leurs subjectivités et à leurs existences. Ils savent se sacrifier à la cause des besoins macroéconomiques, tout autant qu’ils excellent à modeler le rapport esthétique qu’ils entretiennent à eux-mêmes. Être responsable, en ce sens, revient à jouer le jeu, c’est-à-dire à s’adapter constamment aux aléas, aux accidents, aux risques, aux contingences qui jalonnent désormais les existences des sujets – de préférence sans se plaindre. En ce sens, la responsabilisation3, processus contemporain de subjectivation lié à la notion de choix, est bien à comprendre comme une technique de gouvernement du sujet. On attend, en effet, en même temps de ce dernier qu’il s’en sorte seul, et qu’il permette à l’économie de bien se porter. Dans les deux cas, s’il, ou si elle, échoue, c’est à lui, à elle, qu’on demandera des comptes. La responsabilisation est alors une entreprise de moralisation, au sens où elle prescrit des comportements et en délégitiment d’autres4. Toute forme de dépendance est ainsi dénigrée, et notamment l’appartenance à des collectivités, ce qui contribue à détruire les solidarités. En outre, à travers la délégation à l’individu de prises de décisions, à travers la valorisation de l’initiative et l’appel à la responsabilité, la liberté et l’autonomie des sujets semblent non plus seulement promises, mais désormais entièrement mises en œuvre5. C’est

1 À la limite (et cela dépasse le seul cas, en partie folklorique pour des européens, des « libertariens » américains), toute intervention de l’État, extérieure aux décisions prises par l’individu, sera considérée comme une entrave à sa liberté.

2 W. Brown, Défaire le Dèmos, op. cit., pp. 90-91.

3 Voir les pages très convaincantes que consacre G. Chamayou à ce « procédé », in G. Chamayou, La Société

ingouvernable, op. cit., pp. 197-201.

4 Voir à ce sujet les analyses de W. Brown, in « La citoyenneté sacrificielle », art. cit., p. 76.

5 Pour autant (et dans la mesure où les dispositifs néolibéraux travaillent à retourner le sens des termes en leur contraire), les concepts comme ceux d’autonomie ou de liberté sont en partie vidés de leur substance. Et, tandis

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dans la mesure où ils se réfléchissent comme créateurs (d’eux-mêmes, de leur style de vie) que les sujets sont contraints d’effectuer des choix, choix par lesquels ils vont donner une forme adaptée, valorisante, à leur existence. Car établir les « bons » choix permet de réussir : d’ailleurs, « gagner, c’est choisir1 ». Le degré d’autonomie des sujets dépend ainsi de leur capacité à se prendre en charge et à prendre soin d’eux-mêmes, c’est-à-dire à assurer leur subsistance tout autant qu’à assumer leurs ambitions. L’autonomie telle qu’elle se comprend ici est bien loin du concept kantien2, et le sens moral s’y réduit à une affaire de délibération sur les coûts, les bénéfices, les conséquences attendues des investissements, sur la forme à donner à ses projets, aux risques qu’on est prêt à prendre afin de mener ceux-ci à bien.

Ces modes de subjectivation individualisants, qui opèrent grâce à la responsabilisation et une intenable (et non-tenue) promesse de liberté, ont des conséquences dans les domaines politiques et économiques, tout autant qu’ils se déduisent des réaménagements que ceux-ci subissent à partir des années 1980. Dans le cadre de leurs activités professionnelles, les sujets sont incités à prendre des initiatives individuelles. C’est sous cette forme que le néomanagement conçoit l’autonomie et la responsabilité : de là naissent des procédures de mobilisation de soi, cherchant à lier l’expérience du sujet libre de choix et celle du travailleur subordonné3.

Mais comment un tel sujet, libre et autonome, responsable de ses choix, peut-il se rapporter aux autres, et notamment dans le cadre le plus compétitif qui soit, celui de l’entreprise et du monde professionnel ? On se souvient que, dès les origines intellectuelles du néolibéralisme, et les travaux de Lippmann, on concevait l’organisation économique, sociale et politique, comme un terrain de jeu (et le droit comme les règles de ce jeu), certes, mais où la compétition devait se dérouler de manière loyale, et où tout antagonisme, toute violence, tout

que l’État social se déresponsabilise, les sujets « responsabilisés », libres et autonomes, qui sont incités à arbitrer entre des choix (qui n’en sont pas vraiment) toujours plus nombreux, se retrouvent, plus fragiles que jamais, prêts à être sacrifiés : « au lieu d’être protégé, le citoyen responsabilisé doit tolérer l’insécurité, la privation et la précarité extrême, pour que soient maintenus la productivité, la croissance, la stabilité fiscale, […] d’une entreprise ou de la nation (ou, encore une fois, de la nation comme entreprise) », ibid., p. 78.

1 C. Liu, « Questions de choix : théorie critique et nouveau savoir managérial », art. cit., p. 218.

2 L’autonomie désigne pour Kant, on le sait, la capacité de l’être raisonnable à se donner à lui-même sa propre loi. Dès lors, seul un sujet moral maitre de ses actes peut assumer sa propre responsabilité. On peut trouver la définition kantienne in E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. F. Picavet, Paris, PUF, 1965, p. 33.

On lira par ailleurs attentivement l’analyse de W. Brown au sujet de l’autonomie des citoyens du néolibéralisme : si l’acte de se faire responsable devient une condition, celle d’être responsabilisé, il ne relève plus du libre choix du sujet, mais bien d’une injonction extérieure à laquelle celui-ci doit se plier. Par ailleurs, le vocable de responsabilisation signale un processus, « déplaçant ainsi la notion d’une capacité individuelle vers un projet plus large de gouvernance », W. Brown, « La citoyenneté sacrificielle », art. cit., p. 76.

3 Elles prennent tout autant la forme de plans individualisés de formation que de bilans de compétences, par exemple. Pour plus de détails sur ce point, on peut lire en particulier V. Brunel, Les Managers de l’âme, op. cit. ou J.-P. Boutinet, Anthropologie du projet, op. cit.

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conflit devaient se résoudre par la forme que des joueurs, nécessairement fair play, donneraient à leurs rapports : celle de la coopération, de la « compétition coopérative, ou coopération compétitive », écrit B. Stiegler1. De manière symptomatique, cet héritage « lippmannien » est parvenu jusqu’au domaine du management contemporain presque à l’état pur, et il porte un nom : « ce mélange de coopération et de compétition est appelé en management coopétition. Ce mot exprime bien le mélange de rivalité et de connivence qui existe en pratique avec la plupart des personnes qui nous entourent2. » Au-delà de l’étonnante actualité du projet « lippmannien », que nous apprend cette tentative de modérer, par le thème de la coopération, la brutalité de rapports uniquement réglés par la compétition, à la fois au sujet des dispositifs actuels, et des processus de subjectivations qu’ils conduisent ? Pour le comprendre, effectuons un détour par (ou plutôt un retour à) Foucault et la notion de « société civile », relu(s) par C. Marazzi3. On se rappelle, à ce sujet, que Foucault associe d’abord de manière étroite homo œconomicus et société civile4, puis, analysant les textes d’Adam Ferguson, avance que, pour celui-ci, « il n’est pas utile de se poser la question de la non-société », dans la mesure où « le lien social est sans préhistoire »5. Pour C. Marazzi, c’est bien ce lien de sympathie irréductible et originaire, qui attache les individus les uns aux autres à l’intérieur de la « société civile », qui va être capté, requalifié, et mis sous contrôle, par le néolibéralisme, à partir des années 1980, et notamment par l’un de ses dispositifs : le capitalisme cognitif6. Pour expliquer ce phénomène, le politologue avance que, face au risque que représenterait « une multiplication des sujets ingouvernables », conséquence d’une « extension de la rationalité économique à la totalité du corps social », qui « aggrave l’irréductibilité de la multitude qui peuple la société civile », les ordo-libéraux allemands cherchent à instaurer une forme de « coopération » entre les sujets

1 B. Stiegler, « Il faut s’adapter », op. cit., p. 187.

2 O. Babeau, Devenez stratège de votre vie, op. cit., p. 203. À ce propos, O. Babeau remarque également que « dans beaucoup de secteurs économiques, les concurrents savent aussi joindre leurs forces l’espace d’un instant pour défendre des intérêts communs » (ibid.), et que, la réalité étant « rarement univoque », « chaque partie prenante de notre environnement ne se différencie que par le degré de mélange entre » coopération et compétition, « nos parents et nos enfants » étant « les plus proches de la connivence parfaite », tandis que « nos collègues de bureaux seront plutôt des concurrents, mais dans de nombreuses situations », aussi, « des alliés objectifs » (ibid.).

3 C. Marazzi, Le Socialisme du capital, op. cit., pp. 5-25.

4 « Homo œconomicus et société civile font partie du même ensemble, c’est l’ensemble de la technologie de la gouvernementalité libérale », M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 300.

5 Ibid., p. 302, p. 303.

6 Dans un article, C. Marazzi remarque que, dans une économie où le travail cognitif devient central, toute une série de fonctions productives sont transférées dans le corps vivant de la force de travail (d’où un brouillage et un affaiblissement des frontières travail/non-travail, dont la figure du producteur-consommateur est symptomatique), ce qui aboutit, dès lors, à étendre les processus de captation de la plus-value hors des entreprises, et à les diriger de manière de plus en plus directe vers la puissance productive qui se constitue grâce aux liens, affectifs, cognitifs, langagiers, qui associent les individus les uns avec les autres. C. Marazzi, « Sur le devenir rente du profit », in D. Lebert et C. Vercellone, Travail, valeur et répartition dans le capitalisme cognitif, European Journal of Economic and Social System, vol. 24, n°1-2, 2011.

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économiques1. Les règles de l’économie de marché vont ainsi être mises à profit afin de constituer cette « société civile » néolibérale. Pour cela, on s’avise de transformer l’homo œconomicus selon deux lignes : l’une, celle de la flexibilisation, concerne l’organisation du travail elle-même ; l’autre, qui consiste à capter et rendre productives, par le capital, les compétences relationnelles, affectives, cognitives, langagières les plus universelles, s’assimile à une requalification de la force de travail : « la mise au travail de la vie rend compte du processus […] qui fait que tous les aspects de la vie sont désormais traversés par le calcul économique.2 » Ainsi, ce lien entre individus, pré-politique, et, selon certaines modalités, trans-historique, est ce qui est saisi, évidé, puis reconstruit par les dispositifs contemporains, à travers la notion de coopération.

Au-delà de ses conséquences économiques et managériales évidentes (réorganisation du travail par le co-working, web 2.0, crowdsourcing, ou encore espaces d’échanges et forums gratuits, sur le mode du wiki, qui deviennent une source de savoirs construits collectivement, dont on peut tirer profit, etc.), le concept de coopération semble subir le même sort que celui de créativité : comme ce dernier, il essaime dans toutes les sphères d’activité (et prend par exemple une grande importance en pédagogie), et, en étant réinvestit et requalifié par les normes du néolibéralisme, va servir au capitalisme contemporain à opérer une forme de mue, ou tout au moins à se diversifier3. Celui-ci, en effet, doit affronter un problème nouveau, qui émerge à

1 C. Marazzi, Le Socialisme du capital, op. cit., p. 12, p. 14. Analyses qui recoupent, en s’appuyant sur d’autres sources intellectuelles, et selon des modalités différentes, celles de B. Stiegler, quant aux tendances du néolibéralisme à favoriser la « coopération » entre individus.

2 Ibid., p. 15.

3 Par exemple grâce au motif de « l’intelligence collective ». Ainsi, dans un livre consacré à cette notion (qui, en tant que concept et qu’ensemble de pratiques qualifiés par les normes contemporaines, prend véritablement son essor à partir des années 2010), celle-ci est définie de la manière suivante : elle se « réfère aux capacités cognitives d’une société, d’une communauté ou d’une collection d’individus. […] D’une part, l’individu hérite et bénéficie des connaissances, des institutions et des outils accumulés par la société où il s’insère. D’autre part, des processus distribués de résolution de problème, de décision ou d’accumulation de connaissances émergent de conversations et plus généralement d’interactions symboliques », O. Piazza, Découvrir l’intelligence collective, Malakoff, Dunod, 2018, p. 6. « L’intelligence collective » se repère ainsi comme l’une des formes théorico-pratiques par lesquelles la coopération entre individus est captée par les techniques capitalistes d’extraction de la richesse, d’une part, tandis que, de l’autre, elle apparait saturée par les normes de la rationalité néolibérale. Ainsi, dans la mesure où elle n’est « féconde qu’en articulant ou en coordonnant les singularités, en facilitant les dialogues, et non pas en nivelant les différences ou en faisant taire les dissidences » (p. 8), on y identifie aisément les procédés de la gouvernance. D’ailleurs, le modèle de « l’intelligence collective » « invite les entreprises à aller vers une organisation non hiérarchisée, horizontale, à se tourner vers une structure en réseau faite d’unités autonomes » (p. 26). Enfin, opérant l’un de ces brouillages du sens dont les dispositifs discursifs contemporains ont le secret,