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C. Traits dominants d’un homo œconomicus entrepreneur de lui- lui-même lui-même

2. Un sujet-entreprise

L’apport théorique de l’ordo-libéralisme allemand, qui commence à se structurer dans les années 1930, est, on le sait, abondamment commenté par Foucault, essentiellement à travers la figure de W. Röpke – autre participant au « colloque W. Lippmann ». Si l’ordo-libéralisme est présenté avant tout comme le courant ayant reconfiguré le rôle de l’État et de la loi dans l’organisation de la vie économique (notamment quant au respect du principe de concurrence par tous ses acteurs), l’intérêt de Röpke est de proposer de centrer sur l’individu les actions de la gouvernementalité néolibérale, afin d’obtenir de lui qu’il établisse un rapport à soi rationalisé, qui doit se décliner en d’autres formes de rapports, à la propriété, à la famille, aux assurances, à la retraite, etc., afin que son existence prenne la forme permanente d’une entreprise1. Cela signifie que la définition d’homo œconomicus propre au XIXème siècle, celle d’A. Smith puis de J. Bentham (c’est-à-dire, pour le dire vite, d’un sujet cherchant à maximiser son intérêt), laisse place à la conception d’un sujet qui soit à la fois membre d’une entreprise, participant entièrement à la vie de celle-ci, et entreprise lui-même. C’est donc aussi bien le rapport à soi, que le rapport aux biens, qui doit prendre comme modèle la logique entrepreneuriale, c’est-à-dire celle d’une unité de production entrant en concurrence avec d’autres.

populations, elle-même comprise à partir des exigences de la division du travail. […] Avec l’accélération de la compétition, chaque travailleur doit être désormais capable de changer régulièrement d’emploi tout au long de sa vie, en même temps qu’il doit être, à l’intérieur d’un même emploi, suffisamment « polyvalent » (versatile) pour passer constamment d’une tâche à une autre », B. Stiegler, « Il faut s’adapter », op.cit, p. 231. On verra que ce sont bien ces principes éducatifs, durcis et organisés en normes éducatives, qui se sont définitivement imposés aujourd’hui, aussi bien dans le cadre institutionnel de l’École que dans celui de la famille. Voir infra, partie III : « Des normes éducatives néolibérales ».

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À ce titre, l’idée même de travail est remplacée théoriquement par celle de capital humain, en même temps que la concurrence remplace l’intérêt comme principe organisateur du marché et moteur de l’action. Si on doit à Gary Becker d’avoir conceptualisé précisément le « capital humain1 », on peut repérer, dès avant cette conceptualisation, dans le processus même de subjectivation de l’individu en sujet-entreprise caractérisé par les ordo-libéraux, sa modification en capital. Un capital qui est d’abord conçu comme une entreprise, placée en situation de compétition avec d’autres entreprises, et qui, pour évoluer efficacement dans les conditions qui sont celles du marché, va devoir établir des rapports nouveaux à lui-même, aux autres, au monde, et donc se refonder en tant que sujet.

On assiste ainsi, dans la définition des rapports entre les sujets-entreprises et leur activité, ou ce qui représentait jusqu’alors le produit de leur travail, à une forme de retournement logique à l’égard des modèles précédents : ce n’est plus, en effet, le produit de son travail, considéré comme son propre prolongement, qui permet au sujet de s’identifier ou d’être identifié, même de manière déceptive, tronquée, ou aliénée, mais une forme nouvelle de gouvernement de soi qui prend forme pour le sujet, et l’incite à intérioriser les règles de l’entreprise. Un autogouvernement qui possède la particularité de n’avoir pas de fin, de se présenter comme un processus incessant et indéfini – modèle globalisant qui aura une importance considérable, et définit aujourd’hui largement, et de manière de plus en plus massive, le rapport des sujets contemporains à leur travail, rendant caduque, dans la plupart des cas, le partage entre vie privée et vie professionnelle2.

L’entrepreneuriat remplace la production. Les premières représentations du sujet du néolibéralisme l’installent donc comme un homme entrepreneurial, un homme ou un sujet-entreprise3.

Von Mises et Hayek4, eux aussi participants au colloque, définissent une autre sphère d’influence, celle des « austro-américains », dans les représentations théoriques du modèle

1 G. S. Becker, Human Capital : A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference to Education. Chicago, University of Chicago Press, 1964.

2 On verra quels types d’effets sur la vie familiale, et l’éducation des enfants, peuvent avoir ces processus dans les dispositifs contemporains. Cf. infra, partie III, chap. trois, B : « Vers la professionnalisation d’une parentalité ».

3 W. Brown utilise régulièrement les termes d’« entrepreneurialiser » ou d’ « entrepreneurialisation », in Défaire

le Dèmos, op. cit.

4 On se souvient que c’est à propos des analyses d’Hayek concernant l’État de droit que Foucault, dans son cours de 1978-1979, comparait l’économie à un jeu, régi par un principe d’incertitude. Voir Naissance de la biopolitique,

op. cit., pp. 178-179. Par ailleurs, dans les quelques lignes qui suivent, nous n’abordons pas un point, pourtant

essentiel, soulevé de manière convaincante par G. Chamayou, et qui concerne le rapport original que Hayek entretient avec les catégories classiques de la philosophie politique : « La philosophie politique de Hayek révise les catégories établies et redistribue les oppositions pertinentes. À la faveur de cette opération de redécoupage

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anthropologique d’un homo œconomicus nouveau, qu’il s’agirait de faire naitre – et qu’on voudrait voir triompher d’autres modèles de subjectivation1. Le sujet-entreprise ne serait, en effet, pas seulement un homme dans l’entreprise, mais un sujet dont les conduites devraient être en permanence profilées pour se nourrir des principes de compétition et de rivalité. Il s’agirait de rendre les sujets entreprenants, capables de saisir des opportunités de gains potentielles, et prêts à engager des rapports pleinement concurrentiels. Ce sont à la fois les rapports entre individus et entre groupes qui devraient être ainsi reconfigurés. Ce qui implique, dans le même temps, une redéfinition du marché : non plus entité chargée seulement de relier entre eux, par la recherche de leur intérêt, des êtres toujours semblables, mais de mener une série de procédures de subjectivation spécifiques, aboutissants à la production de sujets nouveaux et changeants : homo œconomicus de l’intérêt et de l’échange, en voie de se transformer en homo œconomicus du choix et de la concurrence.

Ces modes de fonctionnement, articulés à la question du choix libre des sujets, s’affirment ainsi principalement autour de la recherche d’informations pertinentes et utiles, la vérité de ce savoir amené à se construire étant fondée sur les prix. Il s’agit ensuite de traiter ces informations, d’y découvrir des connaissances dont on tirera certains principes. Ce sont ces informations et les savoirs qu’elles constituent qui permettent aux sujets en mouvement de s’ajuster en permanence les uns aux autres. Le marché n’est donc plus, non plus, un milieu donné une fois pour toutes, et régi par des lois naturelles, mais un processus réglé mettant en œuvre des ressorts psychologiques et des compétences – et l’on constate de nouveau que les dispositifs du néolibéralisme cherchent bien à édifier et façonner les objets et les sujets utiles à leur fonctionnement, en l’occurrence ici un marché et des sujets singuliers.

Par ailleurs, notons brièvement que l’élaboration de ce marché reconfiguré s’appuie sur deux points particuliers, qui auront de l’importance pour nos développements ultérieurs :

- La psychologie des sujets qui participent à ce marché, une psychologie qui doit s’avérer utile non seulement à la mise en place de principes économiques concurrentiels, mais qui se révèle également conformes à ceux-ci ;

conceptuel, des énoncés paradoxaux deviennent formulables : la démocratie pourra être dénoncée comme totalitaire, mais, aussi bien, la dictature vantée comme libérale », G. Chamayou, La Société ingouvernable, op.

cit., p. 221. On lira donc avec beaucoup d’intérêt la manière dont G. Chamayou fait de Hayek l’une des sources

principales de ce qu’il nomme « le libéralisme autoritaire » (pp. 215-234).

1 Rappelons que W. Brown explique le triomphe d’homo œconomicus par sa victoire sur homo politicus. W. Brown,

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- Les compétences de ces sujets – et on verra l’importance démesurée que ce terme prend dans les contextes éducatifs et managériaux contemporains, d’une part, et dans ceux, tout aussi contemporains, des dispositifs du développement personnel, d’autre part. Le caractère autoréférentiel des processus de subjectivation décrits par les « austro-américains » est également remarquable : le gouvernement du sujet contemporain est appelé à se muer en grande partie, à partir de là, en un gouvernement de soi par soi. Les modalités par lesquelles le marché du néolibéralisme doit se construire renvoient en effet, chez le sujet, à des mécanismes d’autorégulation et d’autocréation. L’homo œconomicus de Von Mises et Hayek est incité à se responsabiliser – on le verra dans la suite de notre étude, ce n’est qu’un début, et la responsabilisation du sujet fait partie des dispositions symptomatiques que les dispositifs contemporains cherchent à programmer chez l’individu. Les sujets sont ainsi amenés à se transformer eux-mêmes, par des techniques et des pratiques précises, articulées à des normes identifiables. Ce processus s’assimile à de l’auto-éducation et de l’autodiscipline. Les sujets apprennent à se conduire eux-mêmes, en même temps qu’ils se construisent.

Si le sujet-entreprise est capable d’évoluer dans un monde saturé par les principes de la concurrence et de la compétition, c’est en outre parce qu’il est entreprenant, capable de se fixer des buts, objectifs définis grâce à un savoir spécifique que son action doit lui permettre d’atteindre, et qui visent à l’amélioration de sa propre situation. Cette amélioration doit se produire presque mécaniquement à mesure que le sujet agit, et se dirige, en agissant, vers l’accomplissement des buts qu’il s’est donnés, accomplissement qui est en même temps un aboutissement de lui-même1. Il s’agit bien, on le voit encore une fois, de redéfinir le modèle théorique d’homo œconomicus selon des bases beaucoup plus larges que précédemment : tout devient affaire de choix, et non plus seulement de calcul rationnel.

1 On peut voir la manière dont s’articulent, dans les considérations des penseurs du néolibéralisme, et particulièrement chez ceux de la branche américaine, des analyses relevant des domaines de la psychologie, de l’économie, de l’anthropologie, de l’éducation et de la politique. Si la pensée de Foucault, et les outils conceptuels qu’il a forgés, semblent particulièrement pertinents pour rendre compte des spécificités des dispositifs néolibéraux, ce n’est donc pas, comme l’avancent certains, dans la mesure où il verrait quelque avantage à ce qui est à peine en train d’advenir au moment où il s’exprime, à la fin des années 1970, mais plutôt parce qu’il comprend, sans doute mieux que d’autres, à quel point processus de subjectivation, techniques de gouvernement et principes économiques sont indissociablement liés les uns aux autres. Et que, dès lors, il semble difficile de s’intéresser aux uns, sans se pencher, en même temps, sur les autres.

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