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CHAPITRE 2. LES PARADIGMES POÉTIQUES (1850-1960) (1850-1960)

1. Cadres théoriques des conceptions poétiques du genre

1.3. La triade « romantique »

Il faut enfin, pour en terminer avec ce rapide panorama des cadres traditionnels, faire une place particulière à la tripartition devenue un lieu commun des classifications génériques, et qui répartit la littérature en trois « grands genres » : épique, lyrique et dramatique. À l’origine, cette triade concerne les seuls genres poétiques. Mais elle a pu facilement servir également lorsque le champ de la littérature a intégré les genres de la prose : le premier terme de la triade, l’épique, a été généralement reformulé en narratif, et assimilé au roman et aux genres proches comme la nouvelle et le conte.

1.3.1. Détournements d’Aristote

La triade a longtemps été attribuée à Aristote, sous ce nom d’ailleurs de « triade aristotélicienne ». Mais, comme nous l’avons vu précédemment et comme Genette (1979/1986), à qui j’emprunte les précisions qui suivent, l’a magistralement démontré, la triade, théorisée essentiellement par les romantiques allemands, opère en réalité différents détournements de la théorie aristotélicienne. Deux me semblent particulièrement intéressants dans le cadre de ce travail sur la reconfiguration scolaire des genres.

La première est l’intégration de la poésie lyrique, écartée par Aristote non parce qu’il l’ignore, mais parce qu’elle ne relève pas de la mimèsis. Or la triade place la poésie lyrique aux côtés des deux genres poétiques déjà définis par Aristote (la poésie dramatique et la poésie épique). Cette intégration aura des répercussions importantes sur le long terme : lorsque la triade devient un moyen de catégoriser toute la littérature, y compris en prose, l’épique se transforme en « narratif » (voire en « roman »), le dramatique en « théâtre », et le lyrique en « poésie », réduisant la poésie à la seule poésie lyrique, conception qui domine actuellement, comme le rappelle Genette (id., p. 138) :

Dans la mesure où toute distinction entre genres, voire entre poésie et prose, n’en est pas encore effacée, notre concept implicite de la poésie se confond bel et bien (ce point sera sans doute contesté ou mal reçu à cause des connotations vieillottes ou gênantes attachées au terme, mais à mon avis la pratique même de l’écriture et plus encore de la lecture poétique contemporaine l’établit à l’évidence) avec l’ancien concept de poésie lyrique.

Le deuxième détournement est dans la lignée des réinterprétations qu’on a fait d’Aristote à toutes les époques, à commencer par Horace, mais aussi à l’époque classique, lorsque l’on redécouvre La Poétique : là où Aristote construit essentiellement une théorie de la mimèsis, les différents « arts poétiques » d’Horace à Boileau, comme je l’ai rappelé, fonctionnent

davantage comme des traités proposant des préceptes, des règles pour bien écrire, induisant de ce fait une hiérarchisation des genres. Les romantiques veulent échapper aux prescriptions normatives des classiques, mais ils introduisent dans la définition du genre (notamment les romantiques allemands : Schiller, Novalis ou les frères Schlegel1) une dimension historique, faisant passer le genre du statut de catégorie « naturelle » à celui de catégorie « culturelle », voire « esthétique », pour reprendre le terme de Hegel, qui consacre dans son Esthétique une partie aux genres poétiques (Hegel 1837-1842/1997, p. 483 sqq.). Or, comme le montre Genette, cette historicisation du genre entraîne une interprétation historique de la triade, et les trois termes sont pris dans une gradation, comme les trois termes d’une évolution de la littérature, tantôt favorable au lyrique, tantôt favorable à l’épique, tantôt favorable au dramatique. C’est le drame qui finit par l’emporter, et on retrouve cette relecture de la triade chez les romantiques français, en particulier chez Victor Hugo, comme en témoigne ce passage de la préface de Cromwell (Hugo 1827/1968, p. 75-76) :

[L]a poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l'ode, l'épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. […] La société, en effet, commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle pense. […] Il serait conséquent d’ajouter ici que tout dans la nature et dans la vie passe par ces trois phases, du lyrique, de l’épique et du dramatique, parce que tout naît, agit et meurt.

C’est peut-être une coïncidence, mais, si le drame romantique ne s’impose que difficilement dans le corpus scolaire2, à l’exception de quelques rares pièces, le théâtre est pendant une grande partie du XIXe un genre qui règne en maître à l’école, avant d’être détrôné par le roman, au cours du XXe siècle.

1.3.2. Le rôle de Batteux

Les romantiques allemands, comme l’a montré Genette (1979/1986) n’ont pas inventé la triade : ils empruntent cette répartition à certains critiques de l’époque classique3,

1. Cf. également Lacoue-Labarthe et Nancy (1978).

2. En 1985, Arnaud Laster dénonce ce qu’il nomme « l’antiromantisme » de l’enseignement secondaire, dont

la principale victime est selon lui le théâtre de Victor Hugo, méprisé par l’école et quasiment ignoré des « petits classiques » autant que des manuels. Les travaux d’Anne Ubersfeld (travaux que Laster évoque en montrant qu’enfin « l’Université s’est mise à bouger ») et quelques grandes mises en scènes couronnées de succès ont sans doute contribué à donner une légitimité au drame romantique, puisqu’il a été au programme des classes de première en 1996-1997.

3. Comme le mentionne Genette, qui se réfère ici à une étude d’Irene Behrens (1940) sur la division des

genres, la première occurrence se trouve chez un italien, Minturno, en 1559, et d’autres apparitions de la triade peuvent être relevés, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ce que résume ainsi Genette (1979/1986, p. 112) : « L’idée de fédérer toutes les sortes de poème non mimétique pour les constituer en tiers parti sous le nom commun de

notamment à l’abbé Batteux, dont Schlegel traduit et discute en 1751 le traité des

Beaux-Arts réduits à un même principe. Batteux propose en effet une théorisation de la triade à

partir d’Aristote, transformant la dyade en triade : il redistribue les catégories génériques classiques en intégrant au système aristotélicien la poésie lyrique. Or Batteux attribue faussement à Aristote la triade lyrique, épique et dramatique, en assimilant le dithyrambe – genre mal connu en réalité – à la poésie lyrique, et en traduisant à sa manière un passage d’Aristote concernant les styles1. Il fait ainsi de la poésie lyrique une poésie mimétique, à l’instar de l’épopée ou de la tragédie, opérant par là-même un véritable coup de force théorique (Genette,1979/1986, p. 113-114) :

L’effort de Batteux – dernier effort de la poétique classique pour survivre en s’ouvrant à ce qu’elle n’avait pu ni ignorer ni accueillir – consistera donc à tenter cet impossible, en maintenant l’imitation comme principe unique de toute poésie, comme de tous les arts, mais en étendant ce principe à la poésie lyrique elle-même.

Et Genette de remarquer, après avoir montré comment Batteux opérait le passage de la théorie aristotélicienne à la nouvelle tripartition (id., p. 118) :

Le nouveau système s’est donc substitué à l’ancien par un subtil jeu de glissements, de substitutions et de réinterprétations inconscientes ou inavouées, qui permet de le présenter, non sans abus mais sans scandale, comme « conforme » à la doctrine classique : exemple typique d’une démarche de transition, ou, comme on dit ailleurs, de « révision » ou de « changement dans la continuité ».

Or il me semble qu’il n’est pas anodin que ce glissement se soit opéré dans un traité dont la vocation première est didactique et pédagogique – comme l’indique, lors de sa parution en 1747-48, le premier titre de l’ouvrage, Cours de belles-lettres – tant ces démarches de « transition » me semblent être une des caractéristiques essentielles de la discipline – même si elle n’est encore qu’en cours de constitution au milieu du XVIIIe siècle (Chervel, 2006). L’effort de Batteux pour sauvegarder l’ancien (la poétique classique) en accueillant le nouveau (la poésie lyrique), s’il est un « abus », comme l’écrit Genette, est aussi une véritable création théorique, appelée à un grand avenir scolaire. Et son succès tient sans doute à deux raisons au moins : tout d’abord, comme cela a souvent été remarqué, elle permet de calquer la répartition en trois catégories des genres poétiques sur la répartition

“poésie lyrique” n’est pas tout à fait inconnue de l’âge classique : elle y est seulement marginale et pour ainsi dire hétérodoxe. »

1. Sonia Branca-Rosoff dans son édition de textes de Batteux (1990, p. 75-76), confronte à une traduction

moderne la traduction de Batteux, pour montrer comment Batteux redistribue les genres fondamentaux : là où Aristote semble voir dans le dithyrambe une sorte de forme primitive de la tragédie, la traduction de Batteux l’oppose aux deux autres genres distingués par Aristote, la tragédie et l’épopée. Il suffit alors à Batteux d’identifier dithyrambe et poésie lyrique, pour en arriver à la fameuse triade.

traditionnelle des trois genres rhétoriques (et des trois genres de styles) ; ensuite, elle offre un cadre acceptable pour scolariser des œuvres poétiques jusqu’alors exclues de l’école, notamment la poésie lyrique, qui prend place dans la classification de Batteux aux côtés par exemple des odes sacrées que sont les hymnes ou les cantiques. Dans les deux cas, elle permet donc d’inscrire le nouveau dans la tradition scolaire, ici de nouveaux genres dans les cadres traditionnels, ou qui apparaissent comme tels1.

1.3.3. Postérité et actualité de la triade

Il faut dire encore quelques mots sur la triade, tant sa postérité est réelle. Actuellement, on la retrouve en effet dans un bon nombre d’écrits sur les genres2, dans un bon nombre de librairies, mais aussi comme on le verra dans un bon nombre de programmes scolaires3. Canvat (1999, p. 79) rappelle d’ailleurs que :

[l]a plupart des lecteurs ordinaires recourent spontanément à trois ou quatre grandes divisions génériques, modelées par les habitudes de lecture, par les instances du champ littéraire […], et institutionnalisées par l’école : la narration fictionnelle, la poésie et le théâtre.

Elle a été également revisitée par Roman Jakobson, qui fait correspondre à chacun des trois genres une de ses fonctions du langage (1963, p. 219). Et dans un de ses derniers avatars, elle a été réinterprétée par Käte Hamburger (1977/1986) qui la transforme en une dyade fictionnel/lyrique, avant de proposer un genre « mixte », véritable catalogue de tous les genres qui n’ont pas pu entrer dans les catégories prédéfinies.

Pour évidente qu’elle semble être devenue, la triade canonique a pourtant fait couler beaucoup d’encre, et suscité maintes discussions : narratif, poétique et dramatique sont-ils

1. Même s’il est clair qu’il y a une immense différence entre les théories de Batteux et les théories

romantiques. Jacques Rancière (1998, p. 28) parle d’un changement de « cosmologie poétique » entre le système de la représentation fixé au dix-huitième siècle par les traités de Batteux, de Marmontel ou de La Harpe et le système romantique : « Ce changement de cosmologie peut s’exprimer strictement comme le renversement terme à terme des quatre principes qui structuraient le système représentatif. Au primat de la fiction s’oppose le primat du langage. À sa distribution en genres s’oppose le principe antigénérique de l’égalité de tous les sujets représentés. Au principe de convenance s’oppose l’indifférence du style à l’égard du sujet représenté. À l’idéal de la parole en acte s’oppose le modèle de l’écriture ».

2. Y compris para-universitaires : dans la petite synthèse qu’Yves Stalloni (1997) consacre aux genres

littéraires, après un premier chapitre passant en revue les problèmes théoriques posés par la notion de genre – dont la fameuse triade – c’est justement autour de la triade qu’est construit le plan, qui envisage tour à tour les trois grands genres, avant de terminer par un chapitre sur « les frontières du genre ». Stalloni justifie son plan (p. 24) par un « ralliement prudent et essentiellement pédagogique », puisque la tripartition « est largement répandue et fournit un cadre cohérent et quasi universel à partir duquel peuvent être menées des études plus étroites sur les formes littéraires. »

3. Et même dans le primaire : j’ai montré par ailleurs (Denizot, 2004) comment la triade constitue un cadre

bien des genres, à proprement parler ? Benedetto Croce par exemple (1991, p. 65-66) réfute toute valeur à la triade : pour lui, lyrisme, épique et dramatique sont indissociables au sein même des œuvres. Karl Viëtor (1931/1986, p. 10), qui distingue deux niveaux génériques différents, propose de réserver le terme de genre au second niveau (par exemple la nouvelle, la comédie et l’ode) et de considérer le premier niveau – la triade – comme des « attitudes fondamentales de mises en forme ». Il se place d’ailleurs explicitement sous le patronage de Gœthe, dont il reprend les catégories exposées dans les Notes et Dissertations du Divan

occidental-oriental. Gœthe (1819/1952, p. 93-95) y distingue en effet les Dichtarten1, dont il propose une liste alphabétique2, et les Naturformen der Dichtung3, au nombre de trois, Epos, Lyrik, Drama4 (épique, lyrique, dramatique). Pour ces trois formes, Gœthe n’utilise jamais le terme de « genre » ni d’« espèce », mais les reformule en « Elemente » ou « Hauptelemente »5. Gœthe a d’ailleurs pleinement conscience des difficultés que posent ces deux niveaux de « genres » (id., p. 93 ; je traduis):

Si l’on tente de classer méthodiquement les catégories que nous avons citées ci-dessus par ordre alphabétique, on se heurte à des obstacles importants et difficilement surmontables. Si l’on regarde ces rubriques de plus près, on remarque qu’elles sont nommées tantôt d’après des caractéristiques extérieures, tantôt d’après leur contenu, mais rarement d’après une forme essentielle. On se rend rapidement compte que certaines peuvent être mises sur un même plan, alors que d’autres peuvent être hiérarchisées. S’il ne s’agit que de divertissement et de plaisir, chacune de ces catégories peut exister et valoir en elle-même, mais si l’on a besoin à des fins didactiques ou historiques d’un classement plus rationnel, il vaut alors la peine de le mettre au point.

Pour beaucoup d’auteurs actuels non plus, la triade ne correspond pas véritablement à des genres à proprement parler. Jean Molino (1993, p. 21) nomme parfois « mégagenres » les « organisations génériques d’ordre supérieur », au rang desquelles il place lui aussi la triade romantique. Aron Kibédi Varga (1984, p. 898) parle d’« espèces », de « classes », ou tout simplement de « catégories » pour le premier « étage » de catégories génériques qu’il distingue, et qui recouvre en particulier la distinction vers/prose et la triade romantique6.

1. Littéralement : espèces, classes d’écrits littéraires. (Pour toutes les citations de Gœthe, c’est moi qui

traduis.)

2. De l’allégorie à la satire en passant entre autres par la ballade, le drame, l’épopée ou l’héroïde. 3. Littéralement : formes naturelles de la poésie.

4. l’Epos est la forme « qui raconte clairement », la forme lyrique est celle de « l’émoi enthousiaste », la

dramatique celle « qui fait agir des personnages ». Gœthe (1819/1952).

5. Éléments ou Éléments principaux.

6. Il rappelle à ce propos que la question la plus controversée est justement celle des critères de détermination

de ces catégories (p. 898) : « Les critères allégués pour distinguer ces trois classes sont particulièrement variés, et hétérogènes : il en est d’ordre psychologique (les trois termes désignent trois attitudes fondamentales de

Quant à Genette (1979/1986, p. 142-145), il distingue les genres, catégories empiriques littéraires et esthétiques, et les modes, catégories linguistiques, qui relèvent de la pragmatique. Mais il refuse à la triade le statut de « modes », proposant pour la qualifier le terme d’« archigenre », mettant en évidence le caractère polysémique et finalement plutôt ambigu des termes de la triade, qui favorise des glissements d’un concept à un autre, de mode à genre, et qui peut ainsi laisser à penser que certains genres sont plus naturels que d’autres.

La conclusion de Genette là-dessus est décisive, et me semble essentielle dans l’approche actuelle du genre : la notion de genre, si elle mêle des faits de nature et de culture, n’échappe pourtant pas à l’historicité, à quelque niveau que l’on se place, et n’est pas en soi une catégorie naturelle (id., p. 147 ; c’est lui qui souligne) :

Il n’y a pas d’archigenres qui échapperaient totalement à l’historicité tout en

conservant une définition générique.

Cela dit, genre, archigenre, ou simple catégorie générique, la question en fait importe peu ici : comme je le disais dès l’introduction (supra, p. 14), le problème des niveaux de catégorisation, outre qu’il est trop souvent prétexte à hiérarchisation, n’est en rien un enjeu dans la définition qui est la mienne, et qui voit dans les genres des catégories socio-historiques construites par des points de vue différents. C’est donc le débat autour de la triade qui m’intéresse, plus que les réponses auxquelles il donne lieu.