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CHAPITRE 2. LES PARADIGMES POÉTIQUES (1850-1960) (1850-1960)

1. Cadres théoriques des conceptions poétiques du genre

1.1. Aristote et Platon : définition énonciative et/ou thématique

Pour la poétique comme pour la rhétorique, Aristote est une référence incontournable. Sa

Poétique est la plus célèbre des constructions théoriques4 sur les genres : la plus célèbre parce qu’elle est première, dans notre culture du moins5 ; mais aussi parce qu’elle fonde en quelque sorte un genre, celui de la théorie des genres6. C’est donc autant la Poétique

1. Sur Domairon, Géruzez et Batteux, qui figurent tous trois sur les listes des ouvrages recommandés par

l’Université, cf. supra chapitre 1, et notamment p. 39, note 1.

2. Je ne m’attarde cependant pas sur ces théories, clairement exposées dans bon nombre d’ouvrages (pour une

synthèse, cf. par exemple Combe, 1992 ; Canvat, 1999 ; ou Dessons, 2000).

3. Marmontel (1787/2005, p. 939) reconnaît à la poétique trois « maîtres de l’art, Aristote, Horace, Despréaux

[Boileau] : Aristote, le génie le plus profond, le plus lumineux, le plus vaste, qui jamais ait osé parcourir la sphère des connaissances humaines ; Horace, à la fois poète, philosophe, et critique excellent ; Despréaux, l’homme de son siècle qui a le plus fait valoir la portion de talent qu’il avait reçue de la nature et la portion de lumière et de goût qu’il avait acquise par le travail. »

4. « Construction théorique » parce que les genres sont, chez Aristote, des objets essentiellement théoriques, et

la théorie est première. On pose un cadre, et on classe ensuite les textes existants dans le cadre établi. Ce mode de construction ne s’est pas arrêté à Aristote. Plus près de nous, c’est ce que fait par exemple Northrop Frye (1969), qui propose même plusieurs classements possibles ; c’est aussi le choix de Käte Hamburger (1977/1986) : cf. infra, p. 81 sqq.

5. Même si sa redécouverte est somme toute tardive : cf. infra, p. 75.

6. Et sans doute aussi parce qu’elle est, en tant que théorie des genres, encore féconde : Genette (1979/1986)

même en tant que texte sur les genres que le texte de la Poétique sur les genres qui est, à ce double titre, discours fondateur.

1.1.1. Les modes platoniciens

Il faut pourtant rappeler qu’Aristote n’est pas le premier à s’intéresser aux genres : si l’on veut remonter aux grands ancêtres des théories génériques, il faut commencer par Platon et sa distinction entre la diègèsis au sens strict du terme (lorsque le récit est raconté par un narrateur), et la mimèsis, dans laquelle le « récit » n’est pas raconté mais mimétique (dans le théâtre ou les dialogues). Dans la République, Socrate explique ainsi à Adimante, son interlocuteur, après avoir vérifié qu’il connaît les premiers vers de l’Iliade (et avant de prononcer la fameuse exclusion des poètes de la cité1) (Platon, éd. 1963, p. 144-145) :

Tu sais donc que jusqu’à ces vers :

Il implorait tous les Achéens

Et surtout les deux Atrides, chefs des peuples,

le poète parle en son nom et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens, comme si l’auteur de ces paroles était un autre que lui-même. Mais pour ce qui suit, il s’exprime comme s’il était Chrysès, et s’efforce de nous donner autant que possible l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d’Apollon.

C’est sur cette distinction première que Socrate peut conclure à la page suivante (id. p. 146) :

[J]e pense que maintenant tu vois clairement ce que je ne pouvais t’expliquer tout à l’heure, à savoir qu’il y a une première sorte de poésie et de fiction entièrement imitative qui comprend, comme tu l’as dit, la tragédie et la comédie ; une deuxième où les faits sont rapportés par le poète lui-même – tu la trouveras surtout dans les dithyrambes – et enfin une troisième, formée de la combinaison des deux précédentes, en usage dans l’épopée et dans beaucoup d’autres genres.

Cela dit, la théorie de Platon distingue des modes plutôt que des genres : Genette (1972, p. 184-190) a bien montré comment la lexis de Platon (que Platon lui même glose en « comment il faut dire » la poésie, à côté du logos, « ce qu’il faut dire ») correspond à différents modes d’énonciation, et non véritablement à des genres socio-historiques.

fait de même ; et le « père fondateur » (c’est ainsi que Schaeffer désigne Aristote) est l’une des rares références explicites des documents d’accompagnement des programmes actuels du lycée (p. 16, par exemple), par ailleurs très chiches en références bibliographiques (essentiellement Genette et Aristote).

1. Exclusion qui, comme le rappelle justement Combe (1992, p. 29), ne concerne que les poètes

« mimétiques » : « Le récit mixte est acceptable, le récit pur est idéal, tandis que l’imitation est dangereuse, car celui qui commence à imiter ne s’arrête plus. »

1.1.2. La dyade aristotélicienne

Et c’est justement à partir des trois modes d’énonciation platoniciens qu’Aristote construit son célèbre système1, réduisant la triade en une double dyade, que Genette (1986) a formalisée dans un tableau à double entrée (p. 100) :

Objet Mode Dramatique Narratif Supérieur Tragédie Épopée Inférieur Comédie Parodie

Nous voici donc avec deux définitions possibles de ce qui n’est pourtant pas encore le

genre2 poétique. Une définition purement énonciative, celle de Platon, qui distingue des

catégories discursives de textes ; une définition à la fois énonciative et thématique, celle d’Aristote, qui distingue des catégories discursives et thématiques. Encore faut-il préciser aussi ce que l’on entend ici par texte3 : pour Platon et Aristote, il n’est question que de

poésie, c’est-à-dire de textes en vers – ce qui restreint nettement le champ étudié.

Aristote a par ailleurs emprunté à Platon son concept de mimèsis, au prix d’un double détournement : là où Platon considérait que seule la tragédie était mimétique, Aristote voit dans l’épopée tout autant que dans la tragédie des genres mimétiques ; là où Platon voit dans la poésie mimétique une copie dégradée du monde sensible, lui-même déjà éloigné de la vérité – ce qui justifie l’exclusion des poètes – Aristote valorise au contraire la poésie mimétique (notamment par l’idée de la catharsis), et valorise en même temps la narrativité de la poésie, voire son caractère fictionnel4. Je ne m’attarde pas sur ces questions bien connues. Rappelons juste les résonances que ce primat des genres narratifs et/ou fictionnels

1. Pour une analyse précise des distinctions entre Aristote et Platon, notamment sur la définition de la diègèsis,

cf. Genette (1979/1986).

2. C’est Diomède (fin IVe siècle) qui rebaptise genres les modes platoniciens (Genette, 1979/1986, p. 109)

3. C’est une des premières mises en garde de Todorov (1987, p. 31) lorsqu’il essaie de définir le genre : « Mais

[…] qu’est-ce, au fond, qu’un genre ? À première vue, la réponse paraît aller de soi : les genres sont des classes de textes. Mais une telle définition dissimule mal, derrière la pluralité des termes mis en jeu, son caractère tautologique : les genres sont des classes, le littéraire est le textuel. Plutôt que de multiplier les appellations, il faudrait s’interroger sur le contenu de ces concepts. »

4. Le fait de savoir comment traduire mimèsis, et notamment si l’on peut assimiler mimèsis et fiction est objet

entretient avec les conceptions modernes de la littérature, comme le souligne Karl Canvat (1999, p. 44)1 :

La « dyade » aristotélicienne (épique vs dramatique) contient en germe la valorisation excessive dont seront l’objet, en Occident, les genres qui, sans être nécessairement narratifs (au sens modal) racontent une histoire : la poésie épique, la tragédie, et plus tard, le roman.

On verra cette valorisation du narratif à l’œuvre à l’école, qui n’échappe en rien – au contraire – à ce goût des histoires.

1.1.3. La redécouverte tardive de la Poétique

Quelle a été l’influence de la Poétique dans la réflexion sur les genres poétiques ? La réponse est complexe, parce que le texte d’Aristote a été longtemps quasiment ignoré. En effet, si la postérité et l’influence d’Aristote en Europe occidentale sont avérés, la Poétique a en revanche été redécouverte assez tardivement, et souvent lue à travers les catégories héritées d’Horace et de Platon, qui, contrairement à Aristote, demandent à la poésie une visée morale (Magnien, 1990). On sait l’influence de la Poétique dans la formation de la doctrine classique en France, et tout au long du XVIIe siècle (Bray, 1927/19572). Mais au XVIIIe siècle, la Poétique n’intéresse plus guère que l’enseignement, comme le rappelle Magnien (1990, p. 86) :

[L]e siècle des Lumières est plus réservé à l’égard du traité d’Aristote ; trop attaché à la tragédie classique qu’il a vivifiée de ses rayons, le soleil de la Poétique décline doucement, alors qu’apparaissent des formes dramatiques nouvelles comme le drame ou la comédie larmoyante. Le traité devient plutôt l’affaire des pédagogues qui l’exploitent pour l’enseignement des humanités, de l’abbé Batteux qui le traduit et le publie au sein de son recueil des Quatre Poétiques (1771) à La Harpe (« Analyse de la Poétique d’Aristote », in Le Lycée), en passant par Marmontel qui le commente dans ses Éléments de littérature (1787).

La Poétique, dans l’enseignement secondaire du XIXe siècle, est donc devenu un ouvrage classique3, mais sa redécouverte tardive avait laissé un espace pour une autre tradition poétique, celle des arts poétiques venus du moyen âge et de la Renaissance, davantage

1. Après Dominique Combe (1992, p. 31-34).

2. C’est à travers les travaux des humanistes italiens qu’Aristote est connu en France : René Bray (1927/1957,

p. 49-61) consacre un chapitre au « culte d’Aristote », dans lequel il montre que, si le classicisme français s’instaure au nom d’Aristote, ce n’est pas tant le petit traité d’Aristote « qui est le fondement de l’édifice classique » que « tous les travaux […] qui l’interprètent, le complètent, le submergent » (p. 61).

3. La traduction de Batteux est d’ailleurs encore rééditée un siècle plus tard : le catalogue de la BNF en

inspirés par Horace, et qui portent donc leur propre définition du genre, plus normative et prescriptive que purement théorique.

1.2. Les « Arts poétiques » : définitions normatives et