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CHAPITRE 1. L’HÉRITAGE RHÉTORIQUE (1802-1880) (1802-1880)

2. Les genres rhétoriques scolaires

2.2. Le genre rhétorique : une catégorie ambivalente

Mais cette apparente stabilité masque parfois une forme d’instabilité, et le genre rhétorique est en réalité une catégorie ambivalente, écartelée entre genres de cause et genres de style. 2.2.1. Genre de style ou genre de cause : un terme ambivalent

L’apparente stabilité du genre s’accommode en effet assez bien de l’ambivalence du terme, entre « genres » de style et « genres » de causes. On retrouve cette double acception dans tous les manuels, qui définissent les deux notions sans que cela soit signalé comme problématique. « Genres de style » (« Genres d’écrire », dit Rollin qui traduit Cicéron et ses

genera dicendi au plus près) ou « genres d’éloquence », le contexte suffit à lever

l’ambiguïté. Il est clair pourtant que, dans les deux cas, on ne parle pas du même « genre », et que le mot est employé dans deux sens différents, comme le signalait le Dictionnaire de

l’Académie Française (1835, cf. supra, p. 26) : le « genre » de cause est une « division » de

l’éloquence ; le « genre » de style est une « manière d’écrire ». C’est ce deuxième sens que l’on retrouve sans doute aussi dans le programme de 1852, qui prévoit comme « exercices français » en classe de troisième des « récits et lettres d’un genre simple » et en classe de seconde des « récits, lettres, descriptions de divers genres ». Cette formulation, qui disparaît des programmes suivants, ne correspond visiblement pas au genre comme « division » des Beaux-Arts, mais se réfère plutôt à la théorie des genres de style – à moins qu’il ne s’agisse du sens encore plus général, et que genre ici soit synonyme de manière.

En tout cas, les choses semblent simples : d’un côté des catégories génériques (les genres d’éloquence) ; de l’autre, des catégories stylistiques (les genres de style), parfois plus proches des tons ou des registres (cf. infra, p. 125 sqq.) que de ce qu’on nommerait maintenant genre. Et l’on sait quels succès ont eu les approches stylistiques1 pendant une bonne partie des XIXe et XXe siècles, notamment après l’affaiblissement de la rhétorique2. D’ailleurs, même dans les manuels de rhétorique, les catégories de style prennent souvent beaucoup plus de place que les catégories d’éloquence, et on voit se développer toute une

1. Je passe rapidement sur la question, qui n’entre pas directement dans ma recherche. Mais il est clair que ces

approches furent au moins aussi diverses et complexes que les approches génériques. Cf. par exemple Gilles Philippe (2002) qui étudie un « moment » particulier de l’approche des styles littéraires, le « moment grammatical » des années 1890-1940.

2. La linguistique des années 1970 n’a d’ailleurs eu de cesse d’en démontrer l’absence de fondements

théoriques (par exemple Genouvrier et Peytard, 1970 ; Langue française, 1969, ou Ducrot et Todorov, 1972 ; cf. aussi Compagnon, 1998, chapitre 5). La notion revient actuellement dans divers champs disciplinaires, où elle fait l’objet d’un questionnement épistémologique, notamment en didactique (cf. par exemple Le Français

théorie du style : Domairon (1822) par exemple consacre toute la première partie de sa

Rhétorique (près d’un tiers du volume) aux « ornements du discours », et, après quelques

« notions préliminaires », développe toute une théorie du style, ses « qualités » (chapitre 1), le « style figuré » (chapitre 2), les « différentes espèces de style, et [les] figures des pensées » (chapitre 3). On connaît la célèbre citation de Buffon (1753/1961, p. 24), « le style est l’homme même » : elle pourrait être en exergue dans bon nombre de manuels du XIXe siècle1. Mais dans les « genres de style », c’est le style qui prime, non le genre ; c’est la nature du style qu’il importe d’interroger, et moins la nature du genre.

2.2.2. Genre de style et genre de cause : un terme ambigu

Pourtant, si dans les manuels de la première moitié du XXe siècle, les « genres de style » ont visiblement été annexés par une stylistique qui se veut indépendante de la rhétorique, en revanche, dans les traités de rhétorique de la seconde moitié du XIXe siècle, styles et genres entretiennent des relations plus complexes et les genres de style désignent parfois des catégories génériques. En effet, la tradition du moyen âge avait, à la suite de Donat dans son commentaire de Virgile, lié les trois styles à trois œuvres de Virgile : style familier et

Bucoliques (poésie pastorale) ; style moyen et Géorgiques (poésie didactique), style noble et Énéide (poésie épique). Cette typologie, connue sous le nom de « roue de Virgile », qui

indique pour chaque style le type de personnage qui convient, ainsi que le type d’animal, d’instrument, de lieu et même d’arbre, fait correspondre à chaque style un genre poétique – et à chaque genre poétique un style, hiérarchisant dans le même mouvement genres et styles, thèmes et formes, expression et composition, et figeant en même temps les styles et les genres, comme le souligne joliment Georges Molinié (2002, p. 570) :

Cette conception, dominante durant près de vingt-quatre siècles en Occident, et notamment en France, a donné souvent du littéraire une impression de drapé un peu funèbre.

Sans aller donc jusqu’à faire des genres de style les ancêtres des genres2, il est clair qu’on ne peut pas les dissocier, ni écarter définitivement les genres de style comme ne relevant pas des

1. Elle est d’ailleurs paraphrasée par Gustave Merlet dans le rapport qu’il présente en 1889 au ministère de

l’instruction publique, au nom de la sous-commission pour l’enseignement du français (p. 19) : « En résumé, ces devoirs [lettres, analyses et petites dissertations], moins étrangers que les autres à la vie quotidienne, seront un nouveau moyen d’enhardir la sincérité des intelligences et la candeur de ces échappées furtives qui, ressemblant à des confidences, découvrent des traits de physionomie individuelle, rapprochent l’écolier du maître par un lien sympathique, et permettent de dire : “Chez le lycéen, le style c’est déjà l’homme” ».

2. Comme semble le faire Antoine Compagnon dans un raccourci un peu rapide (1998, p. 200) : « Or les trois

catégories génériques : dans la tradition rhétorique, les deux peuvent se superposer1. Cette ambiguïté se retrouve ainsi dans certains manuels, qui définissent trois sortes de genres : Domairon (1822), par exemple, différencie tout d’abord trois « espèces de style » (simple, tempéré et sublime, p. 63), puis trois « genres d’éloquence » (simple, fleuri ou sublime, p. 148) et enfin différentes « espèces de discours oratoires » (p. 295) – espèces qui deviennent des genres dans le chapitre lui-même. On s’y perdrait presque. Et il est difficile, malgré les précautions oratoires de l’auteur2, de comprendre la nécessité de différencier ainsi « espèces de style » et « genres d’éloquence », sinon par le souci d’actualiser dans des textes précis les trois styles. Mais l’excès de catégorisation me semble avoir ici l’effet contraire à celui qui est sans doute escompté, et brouille les catégories plus qu’elle ne les éclaire.

2.2.3. Genre ou espèce : hésitation lexicale et notionnelle

Par ailleurs et même si l’on s’en tient aux genres de causes, c’est-à-dire aux catégories plus proprement génériques de la rhétorique, la notion n’est pas toujours très stable. Dans les manuels que j’ai consultés, une forme d’instabilité lexicale fait parfois passer du « genre » à l’« espèce »3, dans le même manuel et pour le même objet : Domairon (1822) intitule un chapitre « Des différentes espèces de discours oratoires » (II, 2, p. 295) alors que, dans le texte même du chapitre, il utilise le terme de genre ; Géruzez hésite lui aussi, d’un chapitre à

l’origine de celle de genre, ou, plus exactement, c’est à travers la notion de style (et la théorie des trois styles classant les discours et les textes) que les différences génériques ont longtemps été traitées ». Si la deuxième proposition est incontestable, la première l’est moins : pour les genres rhétoriques aussi, c’est le terme de

genera qui est employé, par Cicéron par exemple. Et chez Aristote, comme je l’ai déjà signalé, c’est le même eidê qui désigne indifféremment genres poétiques et genres de cause.

1. Michel Le Guern (1982) montre comment la perspective cartésienne conduit les théoriciens de la fin du

XVIIe siècle à rompre avec la théorie traditionnelle des trois fonctions du discours pour ne garder que les deux qui peuvent fonder une rhétorique cartésienne, instruire et persuader (p. 68) : « dans la perspective cartésienne […], le discours ne peut s’adresser qu’à l’entendement et à la volonté ». Et comme la division classique des trois styles ne se justifie donc plus, on se tourne vers une autre classification, fondée cette fois sur une typologie des genres littéraires. Mais les deux traditions coexistent longtemps, au moins à l’école : « En face de ce courant qu’illustreront, entre autres, Batteux et Marmontel, la résistance de la tradition rhétorique s’affirme jusqu’à Domairon, au début du XIXe siècle, et même jusqu’à Héguin de Guerle, qui publie en 1836 une Rhétorique française et une Poétique française. Mais, à ce moment-là, le parti de la rhétorique n’est déjà plus que le parti des professeurs. »

2. Domairon précise au début de son article sur les « genres d’éloquence » (p. 148) : « Quoiqu’ils ne doivent

pas être confondus avec les trois styles auxquels on donne le même nom, il est cependant vrai de dire que de justes notions de ceux-ci aident beaucoup à se former une idée nette de ces trois genres d’éloquence. »

3. Je laisse de côté une autre opposition entre le « genre » et l’« espèce » pris dans une acception différentes,

comme catégories de l’invention, au sens où ces deux termes sont des lieux communs de la rhétorique. Par exemple dans Crevier (1765, p. 53-54) : « Genre et espèce sont des idées corrélatives, qui se prêtent du jour mutuellement, et dont l’une ne peut même être entendue sans l’autre. […] Le genre contient sous soi plusieurs espèces. La vertu est genre par rapport à la prudence, à la justice, à la force, et à la tempérance. L’espèce est donc renfermée dans le genre. […] Ce qui convient au genre, convient à l’espèce. […] Mais on ne peut pas conclure de l’espèce au genre. […] Il faut que l’Orateur ait ces principes dans l’esprit et si, par exemple, le genre lui donne gain de cause, il doit ramener l’espèce particulière qu’il traite à la thèse générale : parce que ce qui est vrai du genre est vrai de l’espèce ».

l’autre, entre les deux termes. La distinction entre genre et espèce n’est visiblement pas réellement fixée, et les trois styles eux aussi sont tantôt des « genres » (chez Géruzez, par exemple), tantôt des « espèces » (chez Domairon). À cette hésitation lexicale s’ajoute quelquefois une instabilité notionnelle : le genre est-il synonyme d’espèce, ou bien désigne-t-il une catégorie plus large ? Géruzez, qui fait parfois des deux mots des synonymes, fait occasionnellement de l’espèce une division du genre, expliquant ainsi que « le genre oratoire se subdivise en espèces d’après la nature des sujets, ou même suivant le lieu dans lequel s’exerce l’éloquence ».

2.3. Catégories génériques et listes de genres : des cadres