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CHAPITRE 1. L’HÉRITAGE RHÉTORIQUE (1802-1880) (1802-1880)

1. Tradition et enseignement rhétoriques

Avant d’être « littéraire », le genre est une catégorie rhétorique. Il a donc une existence ancienne et importante dans l’enseignement secondaire, longtemps marqué par la rhétorique et ses catégories.

1.1. L’enseignement de la rhétorique au XIXe siècle

Avant de se pencher plus précisément sur la nature et le statut des genres « rhétoriques » à l’école, il faut les replacer brièvement dans l’histoire de l’enseignement de la rhétorique en France depuis le début du XIXe siècle.

pas imputable à telles personnalités ou à telles circonstances particulières, mais qu’elle constitue un état chronique, depuis un siècle, et qui dépend évidemment de causes impersonnelles. Loin d’être la cause du mal, elle en est l’effet et l’indice extérieur ; elle le révèle plus qu’elle ne le produit. Si tant de combinaisons diverses ont été successivement essayées et si, périodiquement, elles se sont écroulées les unes sur les autres, c’est que jusqu’à hier on n’a pas voulu reconnaître la grandeur et l’étendue de la maladie à laquelle elles se proposaient de remédier. »

1.1.1. Particularités de la rhétorique scolaire au XIXe siècle

Pendant une grande partie du siècle, la rhétorique est en effet la discipline qui enseigne l’art d’écrire, et elle est l’enseignement principal de la classe qui porte son nom1. Le baccalauréat comporte à l’oral des questions de rhétorique (et une liste de notions est donc également au programme des classes), et à l’écrit une épreuve de discours latin, épreuve reine de la rhétorique. Cependant, si la rhétorique a régné sur l’enseignement secondaire depuis le XVIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe siècle, Chervel (2006, p. 728 sqq.) rappelle que les cours de rhétorique des établissements scolaires ont connu des variations importantes, et que la rhétorique scolaire, à la fin du XIXe siècle, est marquée par plusieurs évolutions : son intérêt s’est déplacé de l’invention et de la disposition vers l’élocution, au point qu’elle tend parfois à se restreindre à l’enseignement des figures2 ; le corpus des exemples utilisés pour son enseignement est de plus en plus littéraire, et fait appel de plus en plus à des textes en langue française, et plus seulement latine ou grecque ; enfin, elle a intégré à son corpus de connaissances des savoirs propres aux « belles-lettres » : genres littéraires, style, courants littéraires, grands auteurs, etc. D’ailleurs, comme le souligne Aron Kibédi Varga (1970/2002, p. 11), et comme on peut le constater dans les traités de rhétorique en usage au XIXe siècle, les exemples poétiques sont très nombreux, parfois autant que les exemples oratoires.

1.1.2. « Restauration » et « renaissance » de la rhétorique scolaire

L’enseignement de la rhétorique disparaît officiellement en 1880, lorsque les réformes de Jules Ferry suppriment le discours latin et le cours magistral de rhétorique.3 Il ne faut pourtant pas se tromper, et voir dans le XIXe siècle le siècle de la mise à mort de la rhétorique, sacrifiée après des siècles de règne sur l’enseignement classique.

1. Il faut d’ailleurs attendre 1902 pour que la classe de « rhétorique » devienne la classe de « première ». 2. Cela dit, cette question de la restriction de la rhétorique aux figures est discutée. C’est Gérard Genette qui,

le premier, a avancé en 1970, dans un article justement intitulé « la rhétorique restreinte », l’idée que « l’histoire de la rhétorique est celle d’une restriction généralisée » (p. 22), et que la rhétorique a été progressivement réduite aux figures, dans un mouvement qu’il qualifiait de « réduction tropologique » (p. 23). Ce faisant, il avait conscience de proposer, expliquait-il, « une vue plus que cavalière » de l’histoire de la rhétorique, qu’une « immense enquête historique » devrait « détailler et corriger » (p. 22). Françoise Douay-Soublin, qui a fait le travail qu’il appelait justement de ses vœux, dépouillant plusieurs centaines d’ouvrages de rhétorique du XIXe siècle, a montré combien sa thèse est inexacte (1999, p. 1075) : « Sur nos 250 ouvrages en effet, 5 exactement se restreignent aux figures ». Le propos de Chervel doit donc être pris avec précaution, et ne pas être généralisé.

3. Je m’appuie ici essentiellement sur l’article fondamental de Douay-Soublin (1999) et sur le chapitre que

Françoise Douay-Soublin (1994 ; 1999) a montré au contraire comment le XIXe siècle a tout d’abord restauré la rhétorique, mise à mal et discréditée à la fin du XVIIIe siècle et tout au long de la Révolution Française, mais réhabilitée dans la première moitié du XIXe, et encore très présente jusqu’à la fin du XIXe, malgré les lois de Jules Ferry et son abandon officiel. Contrairement à ceux qui pensent que l’enseignement de la rhétorique est resté stable jusqu’aux réformes de la Troisième République (notamment Compagnon, 1983), elle dresse un tableau plus nuancé, faisant apparaître une chronologie en trois temps, « restauration », « renaissance » et « remise en cause », entre deux « éclipses » (1994, p. 150-151 ; c’est elle qui souligne) :

[J’]admets qu’après l’éclipse révolutionnaire, 1792-1802, se manifeste dès l’Empire et le retour des congrégations, un mouvement de rétablissement de la tradition rhétorique, si désireux d’effacer l’expérience révolutionnaire, si désireux de s’ancrer dans la Chaire du XVIIe siècle, qu’il doit être considéré comme une restauration. À la Restauration, 1815, apparaît, avec une nouvelle génération d’enseignants, une rhétorique qui revient aux sources antiques et qui intègre l’expérience révolutionnaire tout en accompagnant la naissance de la Tribune politique : il s’agit là d’une véritable renaissance. Ce mouvement, dominant dans les années 40, est dispersé par le Second Empire, 1852, qui laisse seule en lice la rhétorique religieuse, alors à son apogée, et dont l’esprit de restauration a fini par s’ouvrir à la renaissance. Mais dès Victor Duruy 1863, sous la pression laïque de la philosophie, alliée à l’esthétique et au courant « grammaire et style » issu du sensualisme, la rhétorique est soumise par intimidation à une remise en cause, qui l’amène, de reniements en réformes, 1880-1890, à sa suppression progressive, effective en 1902 ; mais nous savons aujourd’hui que ce n’était là qu’une éclipse.

1.1.3. La rhétorique scolaire face à la littérature

La date de 1880 marque donc bien un tournant dans l’histoire de l’enseignement de la rhétorique, mais il ne faut pas être dupe de cette périodisation commode : si la « renaissance » se situe entre 1820 et 1850/601, l’influence de cet enseignement perdure bien au-delà de sa disparition officielle2, y compris dans l’enseignement supérieur (Bompaire-Evesque, 2002). D’ailleurs, la classe de rhétorique ne perd son nom qu’en 1902 (pour devenir la classe de « première »). Et en même temps, la suppression du cours magistral de rhétorique en 1880 résulte de remises en cause plus anciennes. Comme le

1. Douay-Soublin (1999, p. 1151) qualifie également de « rhétorique tardive » la période 1855-1862, qui

marque un point culminant de l’enseignement rhétorique.

2. Le Mémento du baccalauréat de l’enseignement secondaire (Le Roy, 1894) affiche encore, dans tout le

chapitre « Notions de littérature classique », un pied de page « Rhétorique », et dans son introduction (p. 399), l’auteur précise : « Quoique la rhétorique proprement dite ne figure pas au programme, nous avons conservé dans ce Mémento les principales notions qui figuraient dans le précédent, parce que l’éloquence et ses divisions, les parties du discours, les figures fourniront certainement des questions, tant l’examen écrit qu’à l’examen oral ».

montre Chervel1 (2006, p. 748-49), l’enseignement systématique de la rhétorique prend fin en effet dès le Second Empire, sous la pression de nouvelles épreuves du baccalauréat : entre 1853 et 1857, le discours latin y est remplacé par une « composition française ou latine », pour laquelle le cours de rhétorique n’est pas d’une grande aide. Quant aux questions de rhétorique, présentes à l’oral du baccalauréat depuis 1820 (soit sous ce seul intitulé, entre 1820 et 1840, soit parmi des questions « de littérature », à partir de 1840), elles sont complètement supprimées de 1852 à 1874. Certes, des « notions élémentaires de rhétorique et de littérature » subsistent, mais l’histoire littéraire commence à entrer dans les classes et dans les programmes, et la rhétorique cède la place à la « littérature », au point d’ailleurs que le plan d’études de 1874, s’il garde les « notions », supprime la liste des huit questions qui lui était annexée, et surtout met au programme des classes de lettres « l’étude de la langue et de la littérature française ». Lorsque Jules Ferry supprime la rhétorique, il ne fait donc que confirmer un mouvement déjà bien amorcé.

Cela dit, la rhétorique scolaire a marqué de son empreinte l’enseignement secondaire, ainsi que la définition du « genre ».

1.2. Genres de genres rhétoriques

Le genre est en effet l’un des éléments fondamentaux du système rhétorique2 (Reboul, 1984/1990, p. 18), qui repose sur trois genres (le judiciaire, le délibératif et le démonstratif ou épidictique3) et quatre parties (l’invention, la disposition, l’élocution et l’action). Si l’enseignement de la rhétorique a généralement privilégié le travail et la réflexion sur les parties, et ce dès l’Antiquité, avec notamment l’enseignement de règles, de schémas et de techniques très sophistiquées (Marrou, 1948, tome 1, p. 291 sqq.), la question des genres est cependant l’une des premières abordées par Aristote dans sa Rhétorique, traité fondateur s’il en est, et pas seulement dans l’Antiquité : Douay-Soublin (1998) a montré l’« autorité de la

1. Il souligne à cet égard l’écart qui existe entre ce que disent les programmes et la réalité des classes : « Si

l’histoire des disciplines scolaires devait s’en tenir à la lettre des plans d’études et de leurs circulaires d’application, c’est Jules Ferry qui aurait supprimé en 1880 le cours dicté de rhétorique et qui lui aurait substitué un cours d’histoire littéraire réparti sur les trois classes de lettres qu’on appelle alors “division supérieure”. La réalité est différente. Comme toujours ou presque, l’innovation vient de la base, du corps enseignant, des centaines, des milliers de maîtres de l’enseignement, public et privé » (p. 748).

2. Entendu ici comme théorie de l’art du discours. Olivier Reboul (p. 5-8) distingue en effet trois significations

au terme de rhétorique : l’art de persuader par le discours ; l’enseignement de cet art du discours ; la théorie de cet art. Ces trois sens sont, comme il le souligne, cohérents, et renvoient à une même réalité.

3. Le genre démonstratif est parfois appelé aussi épidictique, mais rarement dans les traités du XIXe siècle. Je m’en tiendrai donc dans cette première partie à ce terme de démonstratif, sauf lorsque les auteurs utilisent un autre terme. En revanche, je le nommerai épidictique lorsqu’on le retrouvera dans les actuels programmes de la classe de seconde, puisque c’est sous ce terme qu’il a fait sa réapparition.

Rhétorique d’Aristote » chez les Jésuites, alors même qu’elle semble occuper une place

secondaire auprès des traités latins (Quintilien et Cicéron notamment, mais aussi la

Rhétorique à Hérennius, longtemps attribuée à tort à Cicéron), de Saint Augustin ou des

grands prédicateurs, qui constituent ce que Marc Fumaroli (1980/1994) nomme « le “ciel des Idées” rhétorique ». Rappelons brièvement ici ce dont il s’agit.

1.2.1. Les « genres de cause » aristotéliciens

Pour Aristote (éd. 1991, p. 93-94), les genres1 de la rhétorique sont des genres « de cause », déterminés d’abord par les classes d’auditeurs, et sont liés aux périodes de temps et aux buts considérés : le délibératif a comme auditoire le juge qui siège dans une assemblée délibérante, il concerne ce qui sera dans le futur, et il a comme but, dit Aristote, « l’intérêt et le dommage » ; l’auditeur du judiciaire est le juge du tribunal, qui s’intéresse au passé, et qui vise le « juste ou l’injuste » ; enfin, le démonstratif s’adresse simplement à quelqu’un qui assiste sans avoir à juger, dans le présent : son but est donc principalement « le beau et le laid moral ». À la différence des genres de la Poétique, fondés sur les modes de la

mimèsis, et donc sur des critères en quelque sorte internes aux textes, les genres rhétoriques

d’Aristote se basent sur la situation d’énonciation et sont plutôt liés à ce qu’on appellerait maintenant des domaines du discours, ou des formations socio-discursives2, le politique, le judiciaire et le discours d’apparat.

1.2.2. Les « genres de style » cicéroniens

Les traités de rhétorique traditionnels (cf. infra, p. 39) font coexister ces trois genres avec une deuxième acception du terme, empruntée également à la rhétorique antique (mais plutôt à Cicéron, particulièrement dans le De Oratore 3), celle des genres de style, avec la fameuse

1. Il faut d’ailleurs préciser que nous traduisons généralement par « genre » ce qu’Aristote nomme en fait

plutôt « espèce » : qu’il s’agisse de la Rhétorique ou de la Poétique, le terme grec utilisé est en effet eidê (espèce), et non genos (genre). Notre « genre » vient de la tradition latine, qui a souvent traduit eidê par genus. Cicéron par exemple parle des « genres » (genera) rhétoriques.

2. C’est en ce sens d’ailleurs que Jean-Michel Adam, dans un article récent, reformule le genre, contre le type

(2005, p. 16-18 ; c’est lui qui souligne) : « Dans le cadre terminologique et théorique que je viens de rappeler, je dirai que l’on ne devrait parler ni de typologie de texte, ni de typologie de discours. Les typologies de discours doivent être remplacées par une réflexion sur les genres et la généricité. Les typologies de textes sont trop ambitieuses et impertinentes. […] Si l’on tient à parler de « types » au niveau global et complexe des organisations de haut niveau, il ne peut s’agir que de types de pratiques socio-discursives, c’est-à-dire de

genres (genres du discours littéraire, du discours journalistique, religieux, etc.). Un genre est ce qui rattache –

tant dans le mouvement de la production que dans celui de l’interprétation – un texte à une formation socio-discursive. »

3. Une grande partie du livre III d’Aristote est consacrée au style, mais la distinction des trois genres n’y

apparaît pas. Aristote commence ainsi : « C’est maintenant le moment de parler de l’élocution ; et en effet, il ne suffit pas de posséder la matière de son discours, on doit encore parler comme il faut, et c’est là une

trilogie du sublime, du simple et du tempéré, que Cicéron associe aux trois grandes écoles d’éloquence, chacun des trois styles étant caractéristique d’une des écoles1. Chez Aristote comme chez Cicéron et leurs successeurs, le style relève d’une des parties de la rhétorique, l’élocution, et est lié généralement aux figures. Les genres de style ne sont donc pas à mettre sur le même plan que les genres de cause : là où ces derniers concernent la structure d’ensemble du système et catégorisent des situations d’énonciation, les catégories de style visent un point particulier de la technique de l’orateur, dans la partie de sa pratique oratoire qu’est l’élocution. On voit bien pourtant comment l’on peut facilement glisser de l’un à l’autre, en attribuant à chaque situation une pratique langagière particulière, et en figeant l’association de telle situation et de telle pratique. J’aurai l’occasion de revenir sur la question, notamment avec la fameuse « roue de Virgile » (cf. infra, p. 44), qui a eu une importance non négligeable dans l’enseignement de la rhétorique.