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CHAPITRE 4. CLASSER LES TEXTES EN CLASSE DE FRANÇAIS : genres et autres modes de classification

1. Le classement par auteurs

1.2. Un classement en palimpseste

Ce « classement » des auteurs, qui impose donc une seule classe de textes (ceux des auteurs reconnus, par opposition à tous les autres), subsiste même lorsque d’autres classements, reposant sur d’autres systèmes (vers/prose, chronologie, thèmes, etc.)2, font leur apparition dans la discipline, pour organiser les corpus de textes. Ce classement, qui fonctionne de ce fait comme un classement « palimpseste », permet d’éclairer certains choix des programmes et/ou des manuels, ainsi que bon nombre des débats qui ont agité – et agitent encore – la discipline français, et particulièrement autour des genres.

J’ai déjà montré comment les listes d’auteurs dans les programmes fonctionnent comme une forme de classement implicite et hiérarchique. Mais c’est dans les manuels que ce classement par auteurs est le plus intéressant à analyser, parce que les manuels sont toujours structurés par un autre classement (souvent chronologique ou thématique) qui le recouvre sans complètement le faire disparaître.

Je le montrerai ici à travers trois exemples, chacun à sa manière typique d’une période et d’un type de manuel (cf. Fraisse, 1997) : les manuels de Cahen pour la période 1850-1910, pendant

1. Cf. par exemple le chapitre que Chervel (2006, p. 414-468) consacre à « la mise en place du canon des

auteurs classiques » dans les classes de français, les articles de Fayolle sur la scolarisation de Baudelaire (1972), de Victor Hugo (1985) et de Rousseau (1978), ainsi que l’ouvrage de Ralph Albanese (1992) sur Molière. Cf. aussi le chapitre sur Balzac dans la dernière partie de ce travail (cf. infra, p. 327 sqq.).

laquelle les manuels adoptent généralement un double classement, combinant vers/prose et date de naissance des auteurs ; ceux de Lagarde et Michard pour la période 1910-1970, pendant laquelle les manuels combinent le plus souvent classements chronologique, thématique et générique ; ceux de Biet, Brighelli et Rispail pour la période 1970-2000, qui voit les manuels explorer d’autres formes d’organisation et d’autres genres textuels.

1.2.1. Classement par auteurs dans un classement chronologique

Les manuels comme ceux de Cahen (ou ceux de Feugère), par exemple, fonctionnent selon un triple système, dont seuls les deux premiers sont réellement apparents : 1. une partition des textes entre vers et prose ; 2. un rangement chronologique des auteurs par dates de naissance ; 3. un classement des textes par auteurs. Si l’on regarde la table des matières de Cahen (1907), par exemple, il est clair que les différents chapitres sont construits autour des auteurs exclusivement : le manuel a sélectionné une classe d’auteurs, à l’intérieur de laquelle on peut d’ailleurs opérer des sous-catégories selon la place accordée à chacun (dans cet exemple, 19 pages pour Chateaubriand, 14 pour George Sand, et 8 pour Balzac). Dans le fond, si l’on feuillette le manuel, rien ne vient troubler le tête à tête1 du lecteur avec les auteurs : les chapitres se succèdent sans autre présentation qu’une notice biographique en ouverture de chacun, il n’y a ni synthèse intermédiaire, ni chapeaux pour les textes, dont la juxtaposition est juste ponctuée par les titres attribués à chaque extrait ; quelques notes, pas de consignes de travail.

1.2.2. Classement par auteurs dans un classement chronologico-thématique

Que devient ce classement lorsque les manuels (le Lagarde et Michard par exemple, dont le sous-titre « Les grands auteurs français du programme » annonce clairement les priorités2) organisent leurs chapitres autour de regroupements thématiques, génériques ou chronologiques ? Si l’on prend l’exemple du volume que Lagarde et Michard (1951/1970)

1. Il me semble en effet que, plus qu’un « tête à texte », selon la formule de Kuentz (1972), il s’agit bien ici

d’un tête à tête, puisque c’est l’auteur qui prime.

2. France Vernier (1977, p. 193), analysant le Lagarde et Michard, remarque très justement à propos de ce

sous-titre : « On notera qu’il ne s’agit même pas de grands “écrivains”, le terme charriant sans doute trop de relents artisanaux, sentant trop l’écriture, le métier, idée dangereuse. Les auteurs ne sont pas seulement […] ces démiurges hors-histoire, “dieux” de leur œuvre créée ; mais […] ils sont, aux côtés de ceux qui “font les événements”, hommes d’action (rois, empereurs ou généraux), ceux qui font les idées […] ce qui leur donne, selon la conception parfaitement idéaliste de l’Histoire d’autre part affirmée, un réel statut d’auteurs. Ainsi, entre “auteurs”, des faits ou des idées, les échanges peuvent se faire entre pairs, princes de l’esprit et princes qui gouvernent. »

consacrent au XVIIe siècle, les auteurs forment bien la trame de l’ouvrage : douze chapitres sur dix-sept portent comme titre un nom d’auteur, et les cinq autres sont généralement organisés autour de quelques auteurs. Le manuel s’ouvre par exemple sur un chapitre générique autour de la poésie « La poésie de Malherbe à Saint-Amant », mais ce chapitre présente d’abord Malherbe, puis, si l’on suit les en-tête de chaque page, ses « disciples » (Mainard et Racan), avant de lui opposer ses « adversaires » (Régnier et Théophile de Viau), et de terminer sur « un indépendant » (Saint-Amant), suivi d’un inclassable, Tristan L’Hermite (pas d’en-tête pour ce dernier, qui d’ailleurs n’a droit qu’à un extrait). L’entrée générique autour de la poésie sert donc surtout à mettre en valeur un poète, Malherbe, autour duquel gravitent quelques autres. Avant toute autre considération générique, chronologique ou thématique se trouve ainsi mis au centre l’auteur, « principe producteur et explicatif de la littérature »1, dont il faudrait percer les intentions pour saisir le sens qu’il a voulu attribuer à son œuvre2. Raphaël Nataf (1975) a bien montré, dans son étude de trois séries de manuels (Castex et Surer, Chassang et Senninger et Lagarde et Michard) combien les classements chronologiques ou par genres affichés par les manuels ne sont en rien rigoureux (p. 253) :

La chronologie n’est donc qu’un cadre dans lequel les rédacteurs du manuel disposent, en fonction d’autres nécessités, les auteurs et les œuvres qu’ils ont choisi de présenter. […] On trouve en effet, dans les divers volumes de nos collections, plusieurs types de classements et différents ordres de présentation qui bousculent en plus d’un point la chronologie stricte3.

Barthes évoquait à propos d’un manuel d’histoire de la littérature (1971/2002a , p. 945-947) les « monèmes de la langue méta-littéraire » que sont « les auteurs, les écoles, les mouvements, les genres et les siècles » et qui forment une sorte de « grammaire ». Ces « objets » structurent en effet les manuels, y compris les manuels de textes, mais il faut sans doute donner aux auteurs la première place dans cette « grammaire » : c’est autour d’eux que l’on construit les autres objets, et ils sont, dans la grande majorité des manuels, y compris assez récents, les fondements ultimes des classements.

1. J’emprunte cette définition à Antoine Compagnon (1998, p. 55), dans un passage où il montre comment

Barthes substitue le langage à cette conception traditionnelle de l’auteur.

2. Je ne m’attarderai pas sur la question, déjà souvent traitée, et au cœur de débats théoriques importants dans

les années 1960-1970 notamment (par exemple Barthes, 1968/2002 et Foucault, 1994/2001 ; pour une synthèse, cf. Compagnon, 1998).

3. France Vernier (1977, p. 195) dénonce elle aussi le « mélange aberrant des critères de classification »

(genres, écoles et mélange des deux) dans le Lagarde et Michard et poursuit (c’est elle qui souligne) : « [Ce] brouillage superficiel des critères de classification ne modifie rien au fait que tout le volume n’est composé

que d’une succession de monographies sur des “auteurs” et les écoles ou genres ne sont présentés que sous

1.2.3. Classement par auteurs dans un classement alphabétique

Un manuel plus récent, qui se voulait en quelque sorte un « anti-Lagarde et Michard »1, permet d’ailleurs de mieux faire apparaître ce mode d’organisation implicite : dans les années 1980, paraît chez Magnard une série d’anthologies chronologiques dont l’organisation est très complexe (Biet et alii, 1981-1983). Elle repose sur quelques grandes périodes découpées dans les limites historiques de chaque volume, à l’intérieur desquelles les textes sont classés par ordre alphabétique d’auteurs et accompagnés d’autres textes et de documents visant à apporter des éclairages multiples. Mais des sortes de « dossiers » thématiques ou génériques sont intercalés, par ordre alphabétique : par exemple, une série de doubles pages « minorités linguistiques » entre Millet et Nerval (p. 266-273). Cette série d’anthologies, qui met ainsi sur le même plan des auteurs de différentes époques, célèbres et moins connus, et qui permet également aux écrivains et aux critiques de se côtoyer, fait ainsi exploser les classements implicites des auteurs dans le foisonnement des textes et des documents. D’ailleurs, les introductions y sont réduites au minimum, et les notices biographiques quasi inexistantes.