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CHAPITRE 3. LES « NOUVEAUX » GENRES : linguistique et théories de la lecture (1960-2008) linguistique et théories de la lecture (1960-2008)

1. Sciences humaines et « nouveaux » genres

1.3. Approches sociologiques de la lecture

Il convient enfin de faire une place aux approches sociologiques de la lecture, notamment d’inspiration bourdieusienne, et qui sont le fait de sociologues mais aussi de littéraires et de didacticiens.

1.3.1. Sociologie de la lecture

Dans les années 1970-1980, certains sociologues se sont également intéressés à la lecture et au lecteur (Parmentier, 1986, 1988, 1992 ; Poulain, 1988a ; Thiesse, 1984/2000, Robine, 1984) et leurs travaux vont aussi dans ce sens : le genre est une des catégories convoquées par les lecteurs, et il est un élément essentiel des représentations liés au livre. Tout le monde sait ou croit savoir ce qu’est un roman, un roman policier, voire une comédie. Là où d’autres modes de classement (typologies textuelles, classement chronologique) sont plutôt le fait des experts ou des lettrés, le classement par genre est celui des lecteurs « ordinaires »1, comme il est aussi celui des librairies et des bibliothèques. Ce classement repose sur quelques grands genres perçus quasi intuitivement, roman, théâtre, poésie, et littérature d’idées, bien sûr, mais aussi

1. Je détourne à dessein et par commodité l’expression des sociologues parlant de lecture ordinaire (Cf. par

exemple le chapitre que Baudelot et alii (1999) consacrent au sujet : « Lecture ordinaire et lecture savante », p. 157-167). Il me semble pourtant important d’apporter deux précisions. D’une part, lecteur ordinaire et

lecture ordinaire ne recouvrent pas la même réalité : on peut être un lecteur ordinaire pratiquant une lecture

savante, ou un lecteur savant pratiquant une lecture ordinaire. Sur le danger de ce type de glissement, cf. Daunay 2002, p. 47 sqq. D’autre part, l’idée de lecture ou de lecteur ordinaires ne m’intéresse ici que d’une façon purement virtuelle : il est clair qu’on peut être à la fois lecteur savant et ordinaire (par exemple, concernant les classements, expert en typologie et ordinaire en librairie).

sur des catégories génériques comme roman d’aventure, roman de science-fiction, témoignage, etc. Baudelot, Cartier et Detrez (1999, p. 99) rappellent par exemple un classement générique courant chez les grandes lectrices d’origine populaire, qui classent les livres en trois grands domaines : les livres d’horreur, les livres d’amour et les livres d’action. Une des conséquences importantes de ces approches d’inspiration sociologique est donc de se pencher sur les littératures populaires (par exemple Angenot, 1975 ; pour une bibliographie récente, voir Thiesse, 1984/2000), les « contre-littératures » (Mouralis, 1975) ou plus largement ce que Jacques Dubois nomme les « littératures minoritaires » (1978/2005) : littératures proscrites et censurées, littératures régionales, littératures parallèles et sauvages1, et littératures de masse, qui prolongent la tradition des littératures populaires. Or ces littératures minoritaires sont souvent des littératures de genre, en ce sens qu’elles sont généralement plus fortement codifiées (codifications qui peuvent aller jusqu’aux phénomènes de série, par exemple dans les romans policiers), mais aussi parce que, à la différence de la littérature lettrée, elles ne prétendent pas échapper aux genres ni s’en affranchir. Certains genres sont même particulièrement attachés à la littérature de masse, comme le policier, la science-fiction ou les romans sentimentaux, même si, comme l’a montré Luc Boltanski (1975) à propos de la bande dessinée, il peut exister des déplacements d’un champ à l’autre, à travers des mécanismes de légitimation et de reconnaissance.

1.3.2. Institution littéraire et mauvais genres

La question de la paralittérature – et des genres qui lui sont corrélés – est par ailleurs au cœur d’une réflexion qui s’inspire en grande partie des travaux de Bourdieu (par exemple 1971 et 1992), et qui cherche à appréhender la littérature comme un champ culturel, c’est-à-dire une structure autonome, qui possède ses propres règles et ses propres valeurs, est régie par ses propres codes, et a des enjeux qui lui sont propres également. Si Bourdieu ne travaille pas explicitement sur les genres, il analyse en revanche les mécanismes des best-sellers, et les oppositions entre les différentes maisons d’édition (Minuit et Laffont, par exemple), ou à l’intérieur de la même maison d’édition (Gallimard, qui fait coexister les deux types d’économies) (1992, p. 201 sqq.), en montrant comment le pôle commercial est celui de la réduplication2 (id., p. 203) :

1. Qui englobent pour Dubois des formes comme le graffiti et le tract, mais aussi la lettre et le journal intime. 2. J’emprunte le terme à Canvat (1999, p. 91). Poussée jusqu’au bout de sa logique, la réduplication aboutit

Une entreprise est d’autant plus proche du pôle « commercial » que les produits qu’elle offre sur le marché répondent plus directement ou plus complètement à une

demande préexistante, et dans des formes préétablies.

Dans de nombreux travaux, à partir de la fin des années 1970, l’analyse bourdieusienne du champ littéraire a été articulée à une analyse de la littérature en tant qu’institution, à la suite notamment des écrits de philosophes comme Roland Barthes (1953/1972), Jean-Paul Sartre (1948) et Louis Althusser (1970/1976), de sociologues comme Jacques Dubois (1978/2005) et Robert Escarpit (notamment 1958 et 1970), ou de certains spécialistes de la littérature, comme Alain Viala (1985) travaillant sur la « naissance de l’écrivain » ou Renée Balibar (1974), dont le projet est de montrer comment la littérature, depuis l’instauration de la « culture bourgeoise » après 1789, est régentée idéologiquement par l’institution scolaire. En 1981, la revue Littérature a même consacré deux de ses numéros, sous ce titre, à ce thème de l’ « institution littéraire » (1981a et b). Parallèlement, bon nombre de didacticiens s’intéressent aussi à l’institution littéraire (à laquelle la revue Pratiques consacre en 1981 son numéro 32 sous le titre La littérature et ses institutions), et se donnent comme objectif d’aider les élèves à S’approprier le champ littéraire1, en revendiquant une approche institutionnelle de la littérature, comme par exemple ici Reuter (1992, p. 65 ; c’est lui qui souligne), dans sa contribution à une revue consacrée aux paralittératures :

Que l’on se réfère principalement (comme moi) à une approche institutionnelle de la littérature ou non, il serait dommageable (par rapport à la rigueur théorique et aux intérêts didactiques) de ne pas intégrer le fonctionnement social de la littérature à l’enseignement-apprentissage.

Cela concerne les notions de champ, de pratiques, d’institutions, d’agents (écrivains, libraires, éditeurs, critiques, lectorat…), de biens culturels et littéraires, de valeur (économique et symbolique), de position (avant-garde, légitimé, non-légitimé…), de réseaux (de production restreinte ou élargie), de conflit, de légitimité, etc.

Et cette attention portée au champ littéraire dans toutes ses dimensions sociales, économiques et culturelles amène à s’intéresser de plus près aux genres, en tant qu’ils sont justement des catégories traversant le champ institutionnel et pouvant faire sens pour tous types de lecteurs. Plus particulièrement, on explore donc les paralittératures et les « mauvais genres » (ce sont les titres de deux numéros de Pratiques, respectivement en 1986 puis en 1987 ; cf. aussi Recherches, 1990a), qui peuvent également être un angle d’entrée intéressant pour les élèves peu familiarisés avec le livre et la lecture : le roman policier

article devenu classique d’Umberto Eco, où il analyse le fonctionnement de cette « machine combinatoire » qu’est la série des James Bond (1966/1981).

1. C’est sous ce titre qu’est parue une nouvelle édition (Rosier, Dupont et Reuter, 2000) d’un ouvrage

(Pratiques, 1986a ; Reuter, 1989), le fantastique et la science-fiction (Pratiques, 1987a), mais aussi le roman sentimental ou le fait divers (Pratiques, 1986a et 1987a ; Le français

aujourd’hui, 1988). Marie-Christine Vinson (1987) écrit en introduction d’un article

présentant un travail autour du texte de suspense dans une classe de cinquième (p. 64) :

Nous voudrions souligner combien les mauvais genres ont pu être un outil facilitateur dans l’apprentissage. Ils permettent en effet de partir des connaissances et des pratiques culturelles des élèves : le polar se pratique aussi bien dans les livres qu’à la télévision. De plus, les écrits paralittéraires mettent en jeu des stratégies destinées à favoriser la lisibilité : le contrat de lecture y est en général clairement défini, la compréhension des effets visés y est nettement assurée.