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CHAPITRE 4. CLASSER LES TEXTES EN CLASSE DE FRANÇAIS : genres et autres modes de classification

1. Le classement par auteurs

1.1. Les auteurs dans les listes et les manuels

Le classement des textes par auteurs est sans doute l’un des premiers qui apparaît dans les programmes, ne serait-ce que parce que les programmes de français ont longtemps comporté des listes d’auteurs. D’ailleurs, jusqu’en 1852, date à laquelle on décide2 d’ouvrir le corpus

1. J’ai laissé de côté le classement méthodologique, davantage lié à des types de manuels spécifiques depuis

les années 1980, et qui n’est pas propre au classement des textes.

2. C’est en 1852 que l’on met au programme des classes l’explication de textes français, pourtant au

programme du baccalauréat depuis 1840. Cela dit, Chervel (2006, p. 513) explique que l’explication française ne devient pratique de classe et discipline d’enseignement qu’à partir de 1880. Sur cette réforme de 1852, cf. aussi supra, chapitre 1, p. 36.

des textes en faisant entrer dans les programmes les « Morceaux choisis de prose et de vers des classiques français », les listes ne comportent quasi exclusivement que des noms d’auteurs, parfois accompagnés du titre de telle ou telle de leurs œuvres, ou de l’indication « extraits » (ou tout autre formule équivalente). Par la suite, en plus des « Morceaux choisis », on ajoute parfois à la liste des noms d’auteurs des intitulés plus larges, comme ces « Portraits et récits extraits des prosateurs du XVIe siècle », « Lettres choisies du XVIIe et du XVIIIe siècle », ou « Chefs-d’œuvre poétiques de Lamartine et de Victor Hugo » (programme de troisième, 1902 ; cf. Chervel, 1986, p. 143)1. Mais l’habitude de faire figurer dans les programmes des auteurs explicitement nommés n’est abandonnée qu’en 2001. 1.1.1. Le degré zéro du classement ?

S’agit-il pour autant d’un classement ? La question mérite d’être posée, d’autant que les listes d’auteurs proposées par les manuels adoptent parfois un ordre aléatoire, ou bien sont structurées par un système de classement autre que celui des auteurs, fondé essentiellement sur la chronologie ou la distinction vers/prose (Chervel, 1986, p. 22-23). D’une certaine manière, le classement par auteur peut apparaître comme le degré zéro des classements textuels – d’autant que ni les programmes ni les manuels ne proposent de classement systématique et « neutre »2 des auteurs, comme par exemple un classement alphabétique3, qui reste cantonné aux dictionnaires ou aux encyclopédies, c’est-à-dire à la sphère parascolaire4. Ces listes peuvent être chronologiques, mais avant d’étudier tel ou tel siècle, on étudie tel ou tel auteur, qu’on considère comme représentatif de son siècle ou bien que l’on extrait et que l’on isole des autres : le corpus scolaire est composé de ceux que l’on

1. On peut suivre ainsi les intitulés choisis par les textes officiels, par exemple dans les listes de la classe de

troisième en annexe 7. Je choisis cette classe parce qu’elle est à mi-parcours dans l’enseignement secondaire (elle fut d’ailleurs longtemps la première classe des « humanités » avant de devenir la dernière classe du collège).

2. Au sens justement où il ne superpose pas une autre logique classificatoire, comme le serait un classement

chronologique (sur lequel je reviens infra, p. 152).

3. Il y a une exception intéressante, sur laquelle je reviens infra, p. 144 : la collection Textes et Contextes chez

Magnard (Biet, Brighelli et Rispail, 1981-1983).

4. À la suite de la plupart des auteurs actuels, et des travaux sur l’édition scolaire (notamment Choppin, 1991),

je distingue dans l’édition scolaire ce qui relève du livre scolaire à proprement parler (particulièrement le manuel), inscrit dans la relation pédagogique maître/élève, et caractérisé à la fois par la prescription (celle, possible, de l’enseignant) et par l’usage (celui de l’élève, en classe ou chez lui), et ce qui relève du

parascolaire, qui correspond à tout ce qui est offert à l’élève (ou à sa famille) à côté des livres scolaires stricto sensu. Si cette opposition est commode, il est clair qu’elle est parfois artificielle : un manuel peut tout à fait

être acheté en dehors de la prescription enseignante, et pour un usage strictement familial ; un parascolaire peut être prescrit par un enseignant pour un usage collectif en classe.

appelle justement les « classiques »1, c’est-à-dire, comme le montre Alain Viala (1993), les auteurs et les œuvres qui ont été érigés en modèles par l’institution scolaire, et qui représentent de ce fait « la littérature légitime dans sa fonction doxique (modèles, vecteurs de normes) » (p. 23). Ces modèles ont longtemps appartenu au XVIIe siècle, devenu le siècle « classique » : Chervel (2006, p. 420 sqq.) montre que la mise en place du canon des auteurs classiques date du XVIIIe siècle, qui valorise ainsi une « littérature de traducteurs et d’imitateurs » du latin et du grec (p. 423) :

Un classicisme français scolaire étroitement associé à des œuvres latines et grecques se met ainsi en place dès le XVIIIe siècle, parfois même dès la première moitié de ce siècle. Il comporte une vingtaine de titres qui entrent dans le canon des auteurs classiques pour un siècle et demi, parfois plus. Tous sont d’abord retenus pour leur caractère exemplaire comme traducteurs ou imitateurs.

Organiser les corpus scolaires autour des auteurs, c’est donc d’une certaine manière ne pas classer les textes, mais plutôt les poser les uns à côté des autres, dans leur individualité irréductible. Si classer, c’est discriminer, constituer une « classe », pour signifier les appartenances et les non-appartenances, les listes d’auteurs sont bien des listes, et non des classements, et l’énumération des noms d’auteurs n’est justement pas un rangement – ou du moins le rangement de ces noms (par ordre alphabétique, par ordre chronologique, etc.) est secondaire et ne concerne pas directement les auteurs eux-mêmes. Tous les auteurs des programmes sont des modèles, et c’est bien pour cela qu’ils sont au programme.

Il ne faut pourtant pas le méconnaître ni le minimiser : organiser les cours autour des « grands » auteurs et des « grands » textes est bien une forme de classement des textes, au double sens du terme d’ailleurs, puisqu’il s’agit d’organiser tout en hiérarchisant. En tant que modèles, les auteurs au programme appartiennent à une « classe » particulière d’auteurs, par opposition à tous ceux qui ne figurent pas dans les listes.

1.1.2. Classer et hiérarchiser

En effet, si les énumérations des listes d’auteurs n’offrent pas de classements des textes, elles résultent bien, en amont, de classements implicites, qui les fondent et les légitiment. Les auteurs au programme sont ceux qui ont justement été classés comme les « modèles », les « classiques », les « grands auteurs », c’est-à-dire ceux qui appartiennent au patrimoine

1. « Classique : I. Enseignement. Classique signifie littéralement qui est en usage dans les classes, puis par

extension : qui est digne d’être proposé en modèle. » Henri Marion, dans La Grande Encyclopédie de Berthelot, cité par M. Jey, 1998, p. 32. Je reviens sur cette question des classiques scolaires et de la classicisation dans le chapitre 6 (cf. infra, p. 215 sqq.)

littéraire. Ils ont été mis au programme au terme d’une sélection drastique qui répond selon les époques à des exigences de formation diverses, comme le souligne Chervel à propos du canon des auteurs scolaires jusqu’au début du XIXe siècle (2006, p. 434-435) :

Après la vague gnomique caractéristique de la période préclassique, le premier grand critère de sélection est l’allégeance aux dogmes du catholicisme. Vient ensuite le principe d’analogie avec des œuvres d’auteurs grecs ou latins, les écrivains français apparaissant alors soit comme des traducteurs, soit comme des imitateurs. S’y ajoute le souci de livrer aux élèves une réflexion sur le style et sur la littérature […]. Enfin, le développement de la composition en français, sous les formes de la narration et du discours d’apparat, et le travail de la mise en français dans la version latine supposent l’utilisation dans les classes de modèles littéraires susceptibles de préparer les jeunes gens à ces formes de rédaction. […] Mais toute une partie du grand classicisme n’a pas trouvé sa place dans ces classements et reste longtemps éloigné de l’enseignement scolaire.

Qu’ils aient été retenus pour leur valeur morale, rhétorique, esthétique, les auteurs présents dans les classes le sont donc au terme d’une sélection implacable qui hiérarchise auteurs et œuvres. On pourrait le montrer à toutes les époques. Je me contenterai ici de commenter dans ce sens la dernière liste présente explicitement dans un programme de français, celle du programme de seconde et première de 1981, qui intègre sa liste dans un long développement (p. 30-31) :

Auteurs français.

Dans le temps limité dont on dispose, il importe de retenir avant tout les œuvres d’auteurs français qui, du moyen âge à nos jours, ménagent aux élèves les meilleures chances de développement personnel ; on s’attachera particulièrement à celles qui se recommandent par leur caractère représentatif ou par leur originalité.

Certains auteurs dont la fréquentation est particulièrement formatrice ont été rencontrés au cours de la scolarité antérieure. Cependant, en seconde et en première, ils offrent matière à des investigations plus fines et à des découvertes plus fructueuses. C’est le cas, par exemple, de La Fontaine, Molière ou Racine, de Voltaire ou Rousseau, de Chateaubriand, Balzac ou Victor Hugo, de plusieurs écrivains du XXe siècle. Il est naturel qu’on les retrouve à ce niveau.

D’autres ont produit des œuvres d’une grande richesse dont l’accès eût été difficile plus tôt, du moins sous leurs aspects les plus significatifs. À la sensibilité et à la réflexion des adolescents, ils apportent des aliments nouveaux. C’est le cas, par exemple, de Montaigne, Pascal, Diderot, Baudelaire, et de poètes, de romanciers ou de dramaturges contemporains. Il convient de leur réserver une place de choix. Ces deux séries de références n’épuisent pas le champ des possibilités : la littérature française fournit bien des ressources, y compris dans ses aspects régionaux, qui répondent aux besoins, aux intérêts et aux capacités des élèves.

Les phénomènes de hiérarchisation à l’œuvre dans les listes d’auteurs sont ici particulièrement apparents : les auteurs qui comptent le plus sont nommés, quand d’autres restent simplement à l’état de virtualité. Les grands auteurs sont de plus l’objet d’un discours argumenté, qui dit en quoi ces auteurs sont grands (leur représentativité, leur originalité, etc.) et particulièrement formateurs, au service des finalités assignées alors à l’enseignement du français (développement personnel des élèves, développement de la sensibilité et de la réflexion, etc.). Ces auteurs dont les noms figurent explicitement dans le programme ont une « place de choix » et forment bien une classe à part, marquée par les superlatifs et les expressions hyperboliques : « avant tout », « les meilleures chances », « particulièrement formatrice » « investigations plus fines et découvertes plus fructueuses », etc. Le statut de ces auteurs est « naturel », et leurs noms n’ont rien en effet pour surprendre : tous sont au programme depuis très longtemps, et appartiennent de longue date au corpus et au patrimoine scolaire1.