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CHAPITRE 4. CLASSER LES TEXTES EN CLASSE DE FRANÇAIS : genres et autres modes de classification

3. Le classement chronologique

3.2. Classement générique et classement chronologique

Que devient le classement par genre dans une logique chronologique ? Il n’est pas nié comme il pouvait l’être dans la préface de Cahen. Il est clair au contraire, dans les introductions de Des Granges par exemple, que la chronologie s’accommode très bien des catégories génériques : les genres ne sont pas principe organisateur des anthologies, mais ils restent pertinents pour organiser des sous-ensembles à l’intérieur des volumes par siècles. Il ne s’agit cependant plus des mêmes genres, et on est passé des genres rhétoriques, modèles d’écriture, aux genres poétiques, catégories de lecture des textes.

3.2.1. Un exemple : Chevaillier et Audiat, XVIe siècle

Pour comprendre comment s’articulent les genres et la chronologie dans les manuels de morceaux choisis, je prendrai l’exemple du volume consacré au XVIe dans la collection de Chevaillier et Audiat (1927a) : cette collection est en effet la première à consacrer un volume pour chaque siècle, et se pose donc ainsi le problème de l’organisation des extraits à l’intérieur de chaque volume. Mais on pourrait faire les mêmes analyses sur le Lagarde et Michard, ou sur d’autres collections qui découpent la littérature selon les siècles.

La table des matières propose les regroupements suivants :

I. Les débuts de la Renaissance II. La poésie érudite et artistique III. La littérature militante

IV. Le miroir de la sagesse antique V. Vers l’âge classique

Chaque partie est ensuite organisée autour des auteurs les plus importants, voire de quelques auteurs « mineurs ». Enfin, les chapitres consacrés aux auteurs se subdivisent en sous chapitres, auxquels les auteurs du manuel attribuent également un titre. Cela donne par exemple pour Ronsard :

I. La restauration du lyrisme antique II. Les thèmes lyriques. ─ La nature

III. Les thèmes lyriques. ─ L’amour IV. Poésie philosophique

V. Poésie descriptive VI. Épopée.

On le voit, le genre est une catégorie classificatrice parmi d’autres, à l’intérieur même du classement chronologique. Ce qui est remarquable, c’est la diversité des classements, et leur coexistence sur le même plan. Le XVIe siècle est découpé en morceaux qui peuvent être nommés indifféremment par des périodes (« débuts de la Renaissance »), par des genres (« La poésie érudite et artistique », « La littérature militante »), ou par des entrées plus floues : « Le miroir de la sagesse antique » est en fait uniquement centré sur Montaigne : faut-il donc entendre ce « miroir » comme une métaphore de l’homme, de l’œuvre, du genre ? Quant à l’œuvre de Ronsard, elle est organisée tour à tour autour de thèmes ou de

genres. Cette coexistence peut, concernant les genres, se lire de diverses manières. Le genre

est parfois attaché plus particulièrement à une période (ainsi le genre poétique « poésie érudite et artistique » succède-t-il à la période « débuts de la renaissance »). D’une certaine manière, le genre permet alors un découpage chronologique auquel il se superpose, parce qu’il est lui-même ancré dans l’histoire et dans l’histoire littéraire. Dans cette conception très évolutionniste de la littérature (le XVIe siècle va « vers l’âge classique »), les genres, qui évoluent eux aussi, ont une place quasi naturelle. En même temps, le genre coexiste aussi avec des thèmes, et la frontière thème/genre est parfois floue : à côté de genres comme la poésie « philosophique » et « descriptive », ou encore l’« épopée », la catégorie « thèmes lyriques » semble bien être un équivalent non avoué de poésie lyrique (sans doute parce que la poésie lyrique est considérée alors comme l’apanage des romantiques, et que le manuel n’ose pas l’appliquer à Ronsard). Dans ce cas, c’est la spécification thématique qui devient le propre du genre.

Histoire littéraire et thèmes contribuent donc ensemble à constituer les catégories génériques, et le manuel ne choisit pas entre une définition plutôt historique et une définition plutôt thématique du genre.

3.2.2. À chaque siècle son genre ?

Dans les perspectives traditionnelles de l’histoire littéraire, les genres entretiennent par ailleurs avec les classements chronologiques des rapports privilégiés, et les périodisations apparaissent souvent comme des entités quasi naturelles, et non comme des constructions historico-culturelles. On associe en effet bien souvent tel ou tel siècle et tel ou tel genre.

Dans ses « Réflexions sur un manuel », à l’occasion d’un colloque à Cerisy en 1971, Barthes (1971/2002a, p. 946) remarquait d’ailleurs :

C’est ainsi que, dans les manuels, les siècles eux-mêmes sont toujours présentés finalement d’une façon paradigmatique. C’est déjà, à vrai dire, une chose assez étrange qu’un siècle puisse avoir une sorte d’existence individuelle, mais nous sommes précisément, par nos souvenirs d’enfance, habitués à faire des siècles des sortes d’individus. Les quatre grands siècles de notre littérature sont fortement individués par toute notre histoire littéraire : le XVIe, c’est la vie débordante ; le XVIIe, c’est l’unité ; le XVIIIe, c’est le mouvement, et le XIXe, c’est la complexité.

Dans leur analyse des programmes littéraires de l’agrégation depuis 1890 jusqu’en 1980, Anne-Marie Thiesse et Hélène Mathieu (1981) montrent bien comment, depuis la fin du XIXe siècle, chaque forme littéraire se retrouve plus particulièrement associée à un siècle, selon un rapport qu’elles nomment « d’affinité élective » : le théâtre au XVIIe, la poésie aux XVIe et XIXe, et les œuvres de fiction en prose à l’âge post-classique. Cette association a des conséquences sur les représentations qu’on a des genres et des œuvres (p. 103 ; ce sont elles qui soulignent) :

Il s’en déduit donc une représentation de la forme canonique des trois grands genres et de leur type classique : tragédie et comédie régies par la règle des trois unités, sonnet et poème en alexandrins ou octosyllabes, roman du personnage. Ce qui engendre, par contrecoup, une perception des œuvres échappant aux normes de la forme classique, comme écart (archaïsme ou dégénérescence, selon les cas) et ne peut être corrigé par une histoire littéraire qui n’est plus que l’entraînement des œuvres retenues comme classiques (et encline à rechercher, selon la démarche hégélienne, les périodes de naissance, apogée et déclin des œuvres).

Thiesse et Mathieu mettent d’ailleurs ce système de correspondances en relation avec la tendance, plus récente, d’identifier un écrivain à un ou deux genres privilégiés : prenant l’exemple de Racine1, elles montrent que, au début du XIXe siècle, il figurait aux programmes de l’agrégation comme tragédien, mais aussi comme poète, historien et épistolier, alors qu’à la fin du XXe siècle, on ne retient plus que le tragédien (p. 104 ; ce sont elles qui soulignent) :

La littérature se trouve ainsi constituée comme un ensemble de trois corpus redondants (des siècles, des écrivains, des genres), en relation d’équivalence et s’illustrant mutuellement.

Dans les programmes et les listes d’auteurs du secondaire, il est facile de retrouver à l’œuvre ces types d’identification, qui se mettent en place progressivement, tandis que la

1. Je reviendrai plus longuement sur Racine dans le chapitre 6, consacré à la tragédie classique (cf. infra,

place accordée aux auteurs du XVIIe siècle se réduit et qu’apparaissent des auteurs d’autres siècles. Si l’on regarde par exemple les listes d’auteurs de la classe de rhétorique (devenue « première » en 1902), la part des dramaturges du XVIIe siècle se fait de plus en plus grande au fur et à mesure que disparaissent les autres auteurs de ce siècle : en 1981 (lorsque les listes d’auteurs disparaissent), ne restait au programme, en dehors de Corneille, Racine et Molière, que Pascal, avec les Pensées. Le XVIIIe siècle est quant à lui devenu peu à peu le siècle de la littérature d’idées : après Voltaire, qui fait son apparition en 1842 avec une œuvre plutôt historique, Le Siècle de Louis XIV, et Buffon (Discours sur le style), ce sera Montesquieu en 1851 (Grandeur et Décadence des Romains, accompagné en 1895 par des extraits de l’Esprit des Lois « et des œuvres diverses ») puis Rousseau en 1895 (« Morceaux choisis ; Lettres à d’Alembert sur les spectacles ») ainsi que Diderot (« Extraits ») ; en 1981 ne restent que Voltaire, Rousseau et Diderot, et si l’on regarde tout simplement la part consacrée à chaque genre dans le Lagarde et Michard XVIIIe siècle (1953/1970), le déséquilibre est frappant : un chapitre (25 pages) pour « La comédie avant 1750 » (dont 13 pages pour Marivaux), un chapitre (7 pages) pour « Le drame », un chapitre (13 pages) pour « Le roman avant 1750 », un chapitre (10 pages) pour « La poésie au XVIIIe siècle » suivi d’un autre pour Chénier (15 pages) ; les autres chapitres ont comme intitulés essentiellement des noms d’auteurs, et le choix fait est éclairant : Montesquieu (34 pages), avec des extraits de L’Esprit des Lois et des Lettres Persanes, présentées non comme un roman (le terme n’apparaît jamais dans la présentation de l’œuvre, p. 79) mais comme une « satire des mœurs et institutions », dont on souligne la « pensée politique »1. Il en est de même pour Voltaire (82 pages), dont l’écrasante majorité des extraits proposés relève de la littérature d’idées : 3 pages pour « Voltaire poète », et 4 pour « Voltaire et la tragédie au XVIIIe ». Diderot (31 pages) et Rousseau (77 pages) sont traités de façon plus équilibrée : Diderot « le philosophe » occupe 7 pages ; les œuvres philosophiques2 de Rousseau 27 pages. Il faut ajouter un chapitre consacré à l’Encyclopédie (10 pages), un à Buffon (8 pages), un à Beaumarchais (21 pages) immédiatement suivi d’un autre pour la « littérature révolutionnaire » (4 pages). Les genres privilégiés appartiennent donc très nettement à la « littérature d’idées », qui devient le quatrième genre de la triade canonique, genre très

1. C’est l’intitulé d’un intertitre, p. 79.

2. Je ne compte pas La Nouvelle Héloïse au nombre des œuvres philosophiques, non par un principe qui

pourrait à juste titre être contesté, mais au vu des extraits retenus par le manuel, qui met l’accent sur le roman d’amour et la nature.

composite, puisque lui-même constitué de différents genres (encyclopédie, lettres, romans, contes, essais, théâtre), et qui devient la spécificité du XVIIIe siècle.

Il est d’ailleurs intéressant de retrouver cette historicisation particulière des catégories génériques dans un manuel des années 1980 (Pagès et Pagès-Pindon, 1984), dont le sous-titre : « langue ; formes littéraires ; exercices du baccalauréat ; techniques de l’expression » se veut plutôt en rupture avec la conception historiciste qui dominait jusqu’alors. Un chapitre est consacré aux genres littéraires, et présente très méthodiquement plusieurs modes de classement possible. Mais les tableaux consacrés à l’« histoire des genres » proposent encore un « genre dominant » pour chaque siècle (poésie épique au moyen âge, lyrique au XVIe, dramatique au XVIIe , etc.).

Le classement chronologique entretient donc des liens complexes avec les genres, et son apparente neutralité dissimule des choix et des préférences, qui donnent de chaque siècle – et de chaque genre – des représentations souvent implicites. Ce mode de classement n’est pas sans incidence sur la conception qu’on se fait de la littérature, de l’histoire littéraire et des genres.