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CHAPITRE 3. LES « NOUVEAUX » GENRES : linguistique et théories de la lecture (1960-2008) linguistique et théories de la lecture (1960-2008)

2. Le genre dans les programmes : un concept intégrateur

2.1. Ouvrir le corpus scolaire à la paralittérature

Le concept de genre permet tout d’abord d’intégrer, ne fût-ce que très timidement, les « nouveaux » genres paralittéraires que sont par exemple le roman policier, la science-fiction, et ce d’autant plus facilement à partir des années 1996 que la littérature de jeunesse fait alors son entrée officielle dans les programmes.

1. J’exclus volontairement de la paralittérature les œuvres « populaires » du XIXe , soit parce qu’elles sont tombées dans l’oubli le plus total, soit parce qu’elles ont acquis une légitimité qui peut aller jusqu’à les rendre « classiques ». Sur ce type de littérature, cf. l’ouvrage fondamental d’Anne-Marie Thiesse (1984/2000), qui écrit en conclusion (p. 257) : « Les romans en feuilletons ou en collections bon marché qui firent les délices des lecteurs populaires de la Belle Époque sont aujourd’hui objet d’études universitaires. Ils avaient pourtant été longtemps vilipendés par les lettrés comme lectures indignes, offenses à la littérature. Mais ces romans populaires ne font plus du tout partie des lectures du public populaire contemporain, pour lequel ils sont même devenus illisibles. Seuls des lecteurs dotés d’une formation littéraire leur permettant le maniement de codes narratifs diversifiés trouvent aujourd’hui de l’intérêt, voire du plaisir, à ces romans autrefois destinés aux “lecteurs sans lettres”. D’autres productions narratives, qui elles aussi forment leur public à l’apprentissage de codes de lecture spécifiques, les ont remplacés comme lectures ordinaires du grand public. »

2.1.1. Dans les années 1970-1980 : les genres « distrayants »

Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard (2000) ont montré que la crise de la lecture scolaire dans les années 1970 débouche, dans les années 1980, sur un nouveau statut de la lecture, qui « n’est plus une fin, [mais] un moyen, vecteur de culture, source de connaissance, outil de réflexion », tandis que les « exercices écrits sont devenus (redevenus ?) la pierre angulaire de la formation scolaire » (p. 286). Dans ces mêmes années, expliquent-ils, « “lire” devient […] un verbe intransitif , c’est-à-dire une valeur absolue » et « tous les moyens sont bons qui font lire » (id., p. 477). C’est dans ce contexte qu’apparaissent dans les programmes, très timidement, des propositions de lecture alternatives aux auteurs classiques. Certes, la liste des œuvres reste essentiellement composée de « grands » auteurs et d’auteurs classiques, même si l’on fait entrer parcimonieusement certains écrivains du XXe siècle1. Mais on voit apparaître des genres possiblement paralittéraires dans les instructions de collège (1977-78), qui avancent prudemment sur le sujet, à propos des « lectures personnelles » (p. 62) :

Parmi les enfants qui entrent au collège, beaucoup considèrent la lecture comme un exercice scolaire auquel ils préfèrent les images et le son, qui ne sollicitent aucun effort. Ceux qui, plus éclectiques, n’ont pas d’aversion pour les livres, se portent vers des ouvrages de valeur inégale. Le premier devoir du professeur de français est d’éveiller en chacun de ses élèves un intérêt personnel pour la lecture, sans se montrer trop sourcilleux si les titres choisis le déçoivent ou l’étonnent. Le succès n’est pas mince quand un élève, jusqu’alors réfractaire, se saisit, chez lui et pour lui, d’un livre distrayant auquel il prend un réel plaisir. Peu à peu, en l’interrogeant avec aménité sur ce que lui a apporté ce passe-temps, le professeur lui montre que d’autres œuvres peuvent, non sans attrait, lui révéler plus de choses sur la vie. Il lui suggère de faire l’essai et de communiquer ses impressions à ses camarades. S’il procède avec patience, il peut l’amener à rechercher des lectures de qualité qui répondent à sa curiosité et à ses besoins.

L’objectif est clairement affiché : il s’agit d’amener les élèves, coûte que coûte, à lire, y compris des livres « distrayants ». Si le passage est encore plutôt condescendant, il constitue cependant une réelle nouveauté, et prend acte des lectures possiblement différentes des élèves, et de l’importance du « plaisir » de la lecture. De la même manière, la paralittérature est évoquée au détour d’une phrase dans le programme de lycée de 1981 (p. 43), qui indique que le professeur « peut considérer […] comme non spécifiquement littéraires des textes qui ont pour but […] la distraction passagère (par exemple des romans policiers) » ; le texte officiel précise par ailleurs que « compte tenu de la nécessité de réserver l’essentiel de

1. Par exemple Daudet, Verne, Aymé, Prévert dans la liste de 6e et 5e (p. 28). Dans les listes précédentes, ils pouvaient figurer au titre des « morceaux choisis », qui deviennent dès 1938 des « morceaux choisis de prose et de vers des écrivains français du XVIIe à nos jours » : cf. Chervel, 1986 (cf. aussi listes des classes de troisième en annexe 7).

l’horaire aux textes les plus substantiels, [leur exploitation pédagogique] ne peut être que sélective et limitée »1. « Distraction passagère » et « place limitée » montrent la prudence des textes officiels devant des genres qui sont certes peu légitimés, mais qui ne sont pas pour autant qualifiés de « mauvais », et surtout qui n’en remplissent pas moins une fonction importante : faire lire, étant entendu que la lecture peut concerner autre chose que la seule littérature qui, dans ces années-là, « cesse d’être le point de départ unique de toutes les activités du français » (Jey, 1999, p. 144).

Une certaine place est donc faite à la paralittérature et aux lectures « distrayantes », qui peuvent servir d’initiation à des lectures considérées comme plus sérieuses et consistantes, voire à des pratiques de lecture moins spécifiquement littéraires. Cela n’est pas propre aux filière générales. Les programmes de CAP de 1973 puis de 1980 proposent eux aussi, à côté d’œuvres classiques dont la liste ne déparerait pas au lycée (Molière, La Fontaine, La Bruyère, mais aussi Balzac, Flaubert, Baudelaire, Verlaine, Apollinaire, Péguy, etc.)2, des lectures « d’un abord relativement facile et propres à développer chez les élèves le goût de la lecture » ainsi que « des œuvres des romanciers qui ont donné une image du monde moderne » (1980, p. 293) : on retrouve ici des auteurs traditionnels à l’école (Sand, Mérimée, Gautier, Maupassant, Pergaud, Bosco, par exemple pour la première liste ; Martin du Gard, Gide, Duhamel, Mauriac ou Camus par exemple pour la seconde liste), et qui ne sont en rien des auteurs de « paralittérature ». Mais celle-ci apparaît (dans le programme de 1973 comme dans celui de 1980) dans un paragraphe qui concerne là encore la « lecture personnelle » des élèves. Voici par exemple le texte de 1980 (p. 27) :

Bien que le temps limité dont disposent les professeurs doive être consacré en priorité à des textes pleinement formateurs, il peut être opportun, selon le projet pédagogique, de faire place, en particulier sous forme de lectures personnelles, à des œuvres dont le principal intérêt tient de l’actualité ou du divertissement (par exemple, roman policier, récit de science-fiction)4.

1. Ces remarques s’inscrivent dans un paragraphe qui s’intéresse plus généralement aux textes «

non-spécifiquement littéraires ». Je reviens sur le sujet – et sur le passage en question – dans le chapitre 4 (cf. infra, p. 173 sq.).

2. Les instructions de 1980 s’en expliquent ainsi (p. 179) : « Cette liste ne doit pas paraître trop ambitieuse

dans ses choix. Les œuvres indiquées font partie d’un héritage : on ne voit pas pourquoi les élèves de LEP en seraient privés. […] Les élèves de CAP ont droit, eux aussi, à ce que l’on appelle parfois les grands textes de la littérature. »

3. Des listes d’auteurs et des formules similaires figurent dans le programme de 1973, à peu de différence près. 4. On peut comparer avec la version 1973 : « Bien que le temps limité dont disposent les professeurs doive être

consacré par priorité à des textes pleinement formateurs, il est possible de faire une place, en particulier sous forme de lectures personnelles, éventuellement suivie d’exposé ou de compte rendu de lecture, à ce qu’on appelle la para-littérature (par exemple le roman policier) et d’une manière générale à des œuvres dont le

Dans tous les niveaux et les filières d’enseignement, la paralittérature (qu’on la nomme ainsi ou non) a fait son apparition dans ces années 1970-1980. Il s’agit, dans tous les cas, de lectures personnelles, en plus des œuvres légitimes étudiées par ailleurs, et ces lectures ne doivent avoir dans la classe qu’une part réduite. Il n’est pas encore question de véritable travail disciplinaire avec les œuvres paralittéraires, et les lectures « de divertissement » sont essentiellement là pour servir de tremplin pour d’autres lectures. Mais les « nouveaux » genres sont entrés officiellement1 à l’école, même si leur place est pour l’instant très secondaire, et ils contribuent à relativiser la place de la littérature comme seule modèle culturel.

2.1.2. Mauvais genres, petites classes et littérature étrangère

Dans le programme du collège de 1985 (p. 47), des « romans d’aventure, romans policiers, science-fiction, etc. » sont cette fois intégrés à la rubrique des récits2 à lire en classe, en classe de sixième et de cinquième, c’est-à-dire dans le corps même du programme, et plus seulement dans les lectures personnelles éventuelles. En réalité, la liste des récits proposés fait très peu de place à ces genres, puisque les seules œuvres de science-fiction présentes sont celles de Jules Verne (qui d’ailleurs peuvent être aussi là au titre des « romans d’aventure »), et qu’aucun roman policier ne figure dans cette liste. Par ailleurs, en classe de quatrième et de troisième, il n’en est plus question du tout, et la liste des auteurs est dans une réelle continuité avec les listes des décennies précédentes (on y trouve par exemple Mme de Sévigné, La Bruyère, Voltaire, Rousseau, Chateaubriand et même George Sand). Il n’y a que dans les « textes étrangers traduits » (p. 51) que se trouvent des œuvres moins classiques. Les Chroniques martiennes de Bradbury font par exemple une entrée d’autant plus remarquable que c’est le seul ouvrage de science-fiction moderne cité dans les programmes : en matière de « mauvais genres », les programmes préfèrent en effet les romans d’aventure et le fantastique, qui présentent sans doute l’avantage d’offrir des ouvrages qui sont depuis longtemps des classiques de la littérature de jeunesse (Robinson

principal intérêt tient de l’actualité ou du divertissement. Si les élèves sont ainsi incités à lire, on y trouvera l’occasion de former leur goût et leur jugement, en leur montrant qu’ici, comme au cinéma ou à la télévision, on peut chercher des satisfactions diverses et tirer parti de tout en mettant chaque chose à sa juste place ». En 1980, le terme « paralittérature » a disparu, mais la science-fiction a fait son apparition, et l’ensemble est moins moralisateur, du fait de la suppression de la formule finale (« chaque chose à sa juste place »). Entre 1973 et 1980, la paralittérature a visiblement gagné en légitimité. Mais les « exposés » et autres « comptes rendus » ont disparu, ce qui la cantonne définitivement du côté de la sphère privée.

1. Si l’on se réfère aux revues professionnelles (Pratiques, Le français aujourd’hui, etc.), il est clair que les

textes officiels suivent ici un mouvement déjà amorcé par de nombreux enseignants.

2. La liste complète des récits est la suivante : « contes, légendes, récits mythologiques, nouvelles, romans

Crusoé ou L’île au trésor, par exemple), ou qui sont écrits par des auteurs par ailleurs

reconnus dans des genres plus nobles (Buzzati par exemple, dont Le K figure dans la liste des ouvrages recommandés aux élèves de quatrième et de troisième).

La paralittérature fait donc une entrée dans ces programmes de 1985, qui sont surtout marqués par les types et les thèmes (cf. infra, p. 161 sqq.). Cette entrée, encore timide, la cantonne aux petites classes, ou aux auteurs étrangers. Mais pour la première fois, elle appartient de plein droit et explicitement au corpus scolaire1.

2.1.3. Paralittérature, littérature de jeunesse et objectifs disciplinaires Les programmes de collège des années 1996-1999 marquent une véritable rupture, et c’est surtout à travers la littérature de jeunesse qu’entrent dans ces programmes les genres paralittéraires. Ils sont liés à une injonction qui traverse ces programmes : « former, entretenir et développer le goût de la lecture » (Accompagnement des programmes de 5e et 4e, p. 90), qui devient un objectif essentiel du collège. Les listes d’ouvrages annexées aux programmes et à leurs accompagnements proposent donc un grand nombre de livres de littérature de jeunesse, classés par genres : les romans et/ou récits sont ainsi répartis en romans « centrés sur la vie affective », « intimistes », « de société », « merveilleux », « historiques », « d’aventure », « épistolaires », « fantastiques et science-fiction », « policiers », auxquels il faut ajouter les « albums » et les « bandes dessinées ». Plus on avance dans le cursus, plus la littérature de jeunesse côtoie des œuvres (de paralittérature ou non) qui ne sont pas spécifiquement étiquetées « jeunesse », mais qui appartiennent aux auteurs contemporains (par exemple en 3e dans la liste des romans policiers : Pennac, Daeninckx, Magnan ou Van Gulik, entre autres).

Pour des raisons similaires, la littérature de jeunesse occupe également une place importante dans les programmes de CAP (2002), et elle est là aussi en partie liée à la paralittérature :

Deux démarches d’enseignement de la littérature, radicalement antithétiques, s’offrent pour répondre à ces questions2. La première consiste à proposer des livres

1. Cette fois encore, il faut noter le décalage entre les textes officiels et le bouillonnement des propositions

didactiques des années 1980, évoquées dans la première partie de ce chapitre.

2. Il s’agit des questions formulées dans le paragraphe qui précède (p. 25) : « Comment aborder le monde du

livre avec eux ? […] Comment convaincre les élèves de CAP de la fondamentale utilité de rencontrer l’humanité d’un auteur, d’en mesurer le travail créateur […] ? Enfin, puisque ce monde littéraire leur semble définitivement interdit, comment faire résonner en eux les ressemblances et les différences qui permettent de découvrir les valeurs capitales, comme les angoisses universelles, capables d’aider à la constitution des êtres, tant dans leur épanouissement personnel que dans leur intégration sociale afin qu’ils soient des acteurs conscients et responsables ? »

dont les thèmes et les idées se rapprochent du goût des élèves, de leurs préoccupations et de leurs univers. […] La seconde repose sur l’étude d’ouvrages purement fictionnels, sans rapport direct avec leur vie, mais susceptibles de dévoiler

a contrario l’essence humaine. C’est le cas notamment de la science-fiction et du

fantastique, voire des romans d’horreur dont les jeunes sont friands.

Au collège ou en CAP, littérature de jeunesse et paralittérature ont donc des fonctions similaires : donner aux élèves le « goût de lire », mais aussi – et cela marque me semble-t-il une rupture avec ce qui se dessinait dans les programmes précédents – leur faire comprendre l’importance et l’intérêt de la littérature. D’ailleurs, plus on avance dans le cursus, moins elles sont présentes, jusqu’à être quasiment absentes des programmes du lycée de 2000-2001. Subsiste dans ces derniers le « fantastique », qui n’est plus un genre mais un « registre », et qui accède ainsi de plein droit à la « vraie » littérature. Quant à la paralittérature, elle peut prendre place dans l’objet d’étude « Écrire, publier, lire »1, puisque les documents d’accompagnement lient très nettement cet objet d’étude à une réflexion sur les genres, et sur le champ littéraire, en évoquant en particulier la « littérature de large diffusion » (Accompagnement, 2001, p. 53 ; c’est moi qui souligne) :

Prendre en compte le littéraire, ses diverses formes, et le non-littéraire permet d’amener les élèves à réfléchir sur les genres, leurs apports différents et leurs évolutions. On ne bornera donc pas la réception à la seule lecture au sens strict. […]

montrer que le roman est le genre aujourd’hui dominant mais ne l’a pas toujours été, que la tragédie n’est plus un genre productif en tant que tel mais peut faire l’objet de représentations et rééditions nombreuses, permet d’initier les élèves à l’idée de contexte. De même, il est plus aisé de contextualiser les œuvres modernes en les

comparant avec des textes non littéraires et des textes de littérature de large diffusion qu’on ne le fait pour les œuvres du passé.

La « littérature de large diffusion » a donc officiellement droit de cité dans les classes de lycée, en seconde du moins. Mais il faut noter un déplacement intéressant des objectifs qui lui sont assignés : elle était jusqu’alors associée au « plaisir » de la lecture ou au « goût de lire » ; elle est désormais au service de l’enseignement de la littérature2, et le programme de lycée de 2001 parachève donc la logique à l’œuvre dans les programmes de collège et de CAP, qui tendait à voir dans la scolarisation des genres paralittéraires une forme de

1. Programme de seconde, 2001, p. XVII : « L’examen de la situation des auteurs, des lecteurs ou des spectateurs, des modes de diffusion, est conduit de façon à montrer leurs effets sur les textes (qu’ils s’y plient ou y résistent). »

2. C’était déjà ce que préconisait le Texte d’orientation (1972) de la Commission de réforme de

l’enseignement du français, qui attribuait à la paralittérature (« roman populaire, roman policier, science-fiction, bande dessinée, chanson, etc. ») un statut très ancillaire, puisqu’il s’agissait de la confronter à la littérature pour « mieux éclairer les textes littéraires » et « mieux dégager le caractère propre des textes littéraires ou reçus comme tels à une époque donnée » (p. 21). Voir aussi infra, p. 164, note 1.

propédeutique à l’étude des genres littéraires. L’intégration des « nouveaux » genres se fait au profit des objectifs disciplinaires – et non l’inverse.