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CHAPITRE 3. LES « NOUVEAUX » GENRES : linguistique et théories de la lecture (1960-2008) linguistique et théories de la lecture (1960-2008)

1. Sciences humaines et « nouveaux » genres

1.1. Approches d’inspiration linguistique

Dans les années 1980, certaines nouvelles orientations dans les recherches linguistiques contribuent à modifier la conception du genre, notamment le développement de la

l’enseignement spécial et de l’enseignement féminin : l’innovation vient souvent des filières les moins prestigieuses. On le voit ici, puisque le premier programme réformé de la série n’est pas, comme on le dit souvent, celui du collège (1977-78), mais bien celui des CAP (1973), qui définit par exemple l’exposé, les thèmes, les lectures « de divertissement », etc., toutes choses que l’on retrouvera dans les programmes du collège puis du lycée (1981).

1. Jusque là, c’étaient les instructions de 1938 qui étaient encore en vigueur. Sur l’élaboration des programmes

depuis les années 1980, cf. Raulin, 2006.

2. Ils sont créés cette même année (Décret n° 86-1287 du 27 novembre 1985).

3. Le programme du baccalauréat professionnel paru en 1995 clôt visiblement le cycle des refontes des

programmes des années 1980, dont il est beaucoup plus proche que des programmes des années 1996-2000. D’ailleurs, en 2008, le cycle des nouveaux programmes des années 2000 se clôt sur un projet de programme pour les baccalauréats professionnels, soumis à la consultation des enseignants en avril 2008. Il semble que pour l’instant, dans ce double mouvement paradoxal de moteur d’innovation et d’alignement sur l’enseignement général (cf. supra, p. 102, note 4), ce soit la recherche de l’alignement qui l’emporte, parachevant la quête de légitimité du lycée professionnel : la création du baccalauréat professionnel en 1985 en marquait une étape essentielle ; l’alignement du cursus des baccalauréats professionnels expérimenté à la rentrée 2009 (en trois ans comme les autres baccalauréats, et non plus en quatre comme précédemment) va dans le même sens. L’alignement des structures suit donc celui des programmes, de plus en plus axés vers la littérature : on est actuellement en ce qui les concerne très loin des propositions que faisait par exemple Françoise Ropé (1991) plaidant pour « un curriculum spécifique » qui prenne en compte « les connaissances du monde chez les élèves » et qui « mobilis[e] leur expérience » (p. 75).

« nébuleuse de la pragmatique », pour reprendre le terme de Maingueneau (1997/2001, p. V), la découverte de l’œuvre de Mikhaïl Bakhtine et plus largement les linguistiques discursives, auxquelles j’ajoute ici, aux frontières de la linguistique, les théories d’inspiration structuraliste.

Les sciences du langage ont, au sujet des genres littéraires, deux effets essentiels : tout d’abord elles contribuent à remettre les genres au cœur des préoccupations théoriques, et donc à les relégitimer : le genre littéraire sort du cadre étroit et parfois suspect des études purement littéraires ; mais en même temps, elles contribuent également à les désacraliser, puisque leur fonctionnement est étudié en même temps que d’autres genres non littéraires1, et avec les mêmes outils.

1.1.1. Les théories d’inspiration pragmatique

La pragmatique n’est pas à proprement parler une « science du langage », puisqu’elle est issue d’interrogations philosophiques : Marie-Anne Paveau et Georges-Élia Sarfati (2003, p. 207) rappellent ainsi qu’elle émerge à la faveur d’une crise de la philosophie, à la fin du XIXe siècle, qui remet en cause les mathématiques, la logique classique et la métaphysique, et conduit les philosophes à un retour radical à la question du langage et de ses fonctions, et particulièrement au langage ordinaire. La pragmatique n’est donc en rien, comme le souligne Maingueneau (1997/2001, p.VI), « l’apanage des linguistes et ouvre tout autant sur la sociologie ou la psychologie ». Mais les théories élaborées à partir de l’intégration de ses concepts, dans le cadre de la linguistique, ont amené les linguistes à travailler notamment sur l’interaction des discours, avec les travaux d’Austin par exemple, ou de Ducrot, qui montrent que le langage sert moins à informer ou à décrire le réel qu’à agir sur autrui, et qu’il faut donc prendre en compte non seulement l’énoncé et son émetteur ou locuteur, mais également son destinataire.

C’est là qu’interviennent les genres, comme le montre Maingueneau qui, cherchant à introduire dans le champ de la littérature des éléments de pragmatique, définit ainsi, à côté

1. Cf. Maingueneau (2003, p. 20-21) : « [L]a littérature ne bénéficie pas d’un régime d’extraterritorialité ;

l’analyse du discours n’est pas réservée aux textes considérés comme “ordinaires”, comme c’est encore très souvent le cas dans les départements actuels de lettres, qui sur ce point ne font que prolonger l’opposition consacrée par l’esthétique romantique entre textes “intransitifs”, “autotéliques” et textes “transitifs”. Il ne s’agit plus de confronter le “profane” des sciences humaines au “sacré” de la littérature, de la philosophie, etc. mais d’explorer les multiples dimensions de la discursivité sans poser au départ une incommensurabilité de droit. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas une spécificité de ce type de discours mais – faut-il le rappeler ? – le discours scientifique, le discours religieux, le discours juridique, etc. eux aussi ont leur spécificité, et elle n’est pas moindre. »

des actes de langage, des « macro-actes de langage », auxquels correspondent des genres spécifiques (id., p. 11-12 ; c’est lui qui souligne) :

Quand on s’intéresse non à des énoncés isolés mais à des textes, comme c’est le cas en littérature, on ne peut se contenter de travailler avec des actes de langage élémentaires (promettre, prédire…). La pragmatique textuelle est confrontée à des séquences plus ou moins longues d’actes de langage qui permettent d’établir à un niveau supérieur une valeur illocutoire globale, celle de macro-actes de langage. On retrouve ici la problématique des genres de discours ; si le destinataire comprend à quel genre (un toast en fin de banquet, un sermon dominical, un pamphlet politique etc.) appartient un ensemble d’énoncés, il en a une interprétation adéquate, qui ne résulte pas de la simple somme des actes de langage élémentaires. […] La problématique des genres s’avère donc ici cruciale ; dès qu’il a identifié de quel genre relève un texte, le récepteur est capable de l’interpréter et de se comporter de manière adéquate à son égard. Faute de quoi, il peut se produire une véritable paralysie.

1.1.2. Bakhtine et les genres du discours

En 1981, Todorov écrit, en ouverture de l’ouvrage qu’il consacre à Bakhtine (1981, p. 7) :

On pourrait accorder sans trop d’hésitations deux superlatifs à Mikhaïl Bakhtine, en affirmant qu’il est le plus important penseur soviétique dans le domaine des sciences humaines, et le plus grand théoricien de la littérature au XXe siècle.

La découverte en France de Bakhtine à la fin des années 1960, que l’on doit en grande partie à Julia Kristeva1, se fait essentiellement à partir de trois ouvrages traduits en français la même année 1970, dont deux sont devenus rapidement des classiques des études littéraires, à savoir l’ouvrage consacré à Rabelais aux éditions Gallimard (1965/1970a), et celui consacré à Dostoïevski aux éditions du Seuil (1970b), auxquels il faut ajouter un deuxième ouvrage sur Dostoïevski, mais cette fois chez un éditeur suisse (1970c). Or la notion de genre – entité à la fois formelle et socio-historique, objet historique en même temps que linguistique, et qui s’ancre dans la réalité quotidienne du langage – est au cœur des analyses de Bakhtine. Cependant, comme le souligne Todorov (1981), le concept est paradoxalement assez rarement explicité2, et il faut attendre 1984 pour que paraisse en français le court essai sur « Les genres du discours », qui ouvre de nombreuses perspectives pour de nouvelles approches du genre, notamment parce que, comme je l’ai déjà souligné dans l’introduction

1. C’est elle en effet qui publie en 1968, dans la revue Langages, le premier texte de Bakhtine en français ;

c’est elle aussi qui, à l’intérieur du groupe « Tel Quel », contribue à faire connaître les écrits de Bakhtine et à les commenter (Peytard, 1995, p. 13-14).Cela dit, comme le précise Peytard (p. 15), il y avait un « espace de réception en France pour les écrits de M. Bakhtine, délimité par le contexte épistémologique de l’époque. »

2. Todorov (1981, p. 131-143) montre d’ailleurs que la notion même de genre romanesque chez Bakhtine est

problématique, tant les exemples pris par Bakhtine pour la construire sont spécifiques (les romans grecs) et restreints (empruntés pour l’essentiel à l’esthétique romantique), alors que les listes de sous-genres du roman qu’il propose à plusieurs reprises sont ouvertes et témoignent d’une conception historique des genres.

(cf. supra, p. 11 sqq.), Bakhtine pose une absence de différence de nature entre les genres littéraires et les autres genres du discours, refusant donc de les traiter séparément. On verra les influences des conceptions bakhtiniennes du genre dans les programmes scolaires des années 2000.

1.1.3. Les linguistiques discursives

Plus largement, les linguistiques discursives (linguistique textuelle et analyse du discours notamment : cf. Paveau et Sarfati, 2003) contribuent à redonner une légitimité aux problématiques concernant les genres.

Les typologies textuelles, connues en France essentiellement par les travaux de Jean-Michel Adam, ont proposé de nombreux classements, reposant sur de multiples catégories, qui ont été souvent discutées et retravaillées. Mais, comme le font remarquer Paveau et Sarfati, une tendance apparaît clairement depuis une vingtaine d’années, à savoir une évolution des types aux séquences, et des séquences aux genres. En 1999, Adam éprouve d’ailleurs le besoin de revenir sur la question des typologies textuelles, et explique pourquoi il lui semble « profondément erroné de parler de “types de textes”»1 :

Un texte à dominante narrative est généralement composé de relations d'actions, d'événements, de paroles et de pensées, il comporte des moments descriptifs et dialogaux plus ou moins développés. Parler, dans ce cas, de façon réductrice, de « texte de type narratif » revient à gommer la complexité spécifique du texte en question. En effet, c'est dans le dosage des relations entre ces divers constituants compositionnels que chaque texte construit ses effets de sens, voire ses intentions esthétiques. La théorie compositionnelle des séquences a pour tâche de mettre l'accent sur de tels dosages, sur les solutions nouvelles inventées par chaque texte et sur les règles qu'il respecte.

Quant à l’analyse du discours (cf. notamment Amossy et Maingueneau, 2003), à laquelle d’ailleurs Adam articule de plus en plus ses travaux, elle repense les genres dans le cadre des discours ordinaires, et les définit comme « des dispositifs de communication » qui, à la différence des typologies, « ne peuvent apparaître que si certaines conditions socio-historiques sont réunies », et « relèvent de divers types de discours, associés à de vastes

secteurs d’activité sociale » (Maingueneau, 1998/2000, p. 47 ; c’est lui qui souligne). Et, à

la différence de la conception héritée de la rhétorique et de la poétique, elle refuse la métaphore du « moule » pour lui substituer la notion d’acte de langage : chez Maingueneau,

1. Dans un chapitre intitulé « En finir avec les types de textes », p. 82-83. Il faut noter d’ailleurs un certain

les genres sont des « activités sociales qui sont en tant que telles soumises à un critère de réussite » (id., p. 51).

1.1.4. Nouvelle poétique ou nouvelle rhétorique ?

Il faut enfin faire une place à des théories qui, sans être à proprement parler linguistiques, se situent aux frontières de ce champ disciplinaire, auquel elles s’adossent ou empruntent une forme de scientificité1 : dans les années 1970, des théoriciens comme Tzvetan Todorov ou Gérard Genette ont contribué à reconstruire, contre l’histoire littéraire alors dominante, ce qu’on a parfois appelé2 une nouvelle rhétorique3, entraînant par là même une forme de réhabilitation de la notion de genre, en tant qu’elle est aussi une catégorie rhétorique. Genette propose d’ailleurs en 1968 une nouvelle édition des Figures du discours de Fontanier (1827-1830/1968), qu’il présente dans son introduction comme « l’aboutissement de toute la rhétorique française, son monument le plus représentatif et le plus achevé »4. En même temps, cette nouvelle rhétorique est indissolublement liée à une nouvelle poétique, qui devient nettement la nouvelle discipline théorique du texte littéraire5. Il est clair d’ailleurs que les frontières entre poétique, rhétorique, linguistique, sémiologie sont souvent brouillées et mouvantes, et que la distinction a valeur plus heuristique que scientifique.

1. Todorov (1968/1973), pour définir la poétique, reconnaît (p. 26) que « la linguistique a joué, pour beaucoup

d’entre les “poéticiens”, le rôle d’un médiateur à l’égard de la méthodologie scientifique ; elle a été une école (plus ou moins fréquentée) de rigueur de pensée, de méthode d’argumentation, de protocole de la démarche », même s’il ajoute aussitôt : « Mais on s’accordera à penser que c’est là un rapport purement existentiel et contingent : dans d’autres circonstances, n’importe quelle autre discipline scientifique aurait pu jouer le même rôle méthodologique ». Maingueneau (2006), revenant sur la période, montre que le structuralisme littéraire n’était pas dénué d’ambiguïtés, et que « l’impérialisme “linguistique” était en fait un impérialisme sémiologique » (p. 38).

2. À la suite des travaux de Chaïm Perelman (notamment 1958).

3. Non pas que Genette soit uniquement réductible à la tradition rhétorique : lui-même regrette d’ailleurs dans

l’article déjà évoqué (« La rhétorique restreinte », 1970/1972) la restriction du concept de rhétorique chez bon nombre de ses contemporains. Barthes (1970/2002) publie en 1970 dans Communications un « aide-mémoire » intitulé « L’ancienne rhétorique », et conclut son « voyage » historique ainsi (p. 558-559) : « Cependant, dire d’une façon complète que la Rhétorique est morte, ce serait pouvoir préciser par quoi elle a été remplacée […]. Dans quelle mesure exacte et sous quelles réserves la science du langage a-t-elle pris en charge le champ de l’ancienne rhétorique ? […] En tout cas, ces évaluations contradictoires montrent bien l’ambiguïté actuelle du phénomène rhétorique : objet prestigieux d’intelligence et de pénétration, système grandiose que toute une civilisation, dans son ampleur extrême, a mis au point pour classer, c’est-à-dire pour penser son langage, instrument de pouvoir, lieu de conflits historiques dont la lecture est passionnante si précisément on replace cet objet dans l’histoire multiple où il s’est développé ; mais aussi objet idéologique, tombant dans l’idéologie par l’avancée de cet “autre chose” qui l’a remplacé, et obligeant aujourd’hui à une indispensable distance critique. »

4. Jugement que conteste fermement Françoise Douay-Soublin, comme je l’ai évoqué supra (cf. p. 35, note 2). 5. C’est Valéry, premier titulaire d’une chaire de « Poétique » au Collège de France, qui contribua à restituer

au mot son sens plein, jetant les fondements d’une théorie de la littérature (Fontaine, 1993, p. 8). Mais Fumaroli (1980/1994, p. 11) a bien montré comment la « poétique » de Valéry s’inscrivait dans la « vieille rhétorique », et pouvait être décrite en réalité comme une « sorte de méta-rhétorique moderne ».

Antoine Compagnon (1999b) a fait l’histoire de ces courants qui réhabilitent la rhétorique, et a montré comment leurs présupposés en diffèrent en même temps radicalement (p. 1273) :

D’une manière générale, le retour à la rhétorique en critique littéraire se présente comme une analyse de type synchronique – et non diachronique –, comme une recherche de traits généraux ou même universels – des figures de style aux genres littéraires –, enfin comme la reconstruction d’une compétence profonde, plutôt que comme la mise au point d’une technique intentionnelle. La question reste de savoir si l’on doit continuer à parler de rhétorique, dès lors que la finalité n’est plus la constitution d’un art ou d’une technique, mais l’élaboration d’une théorie de la littérature.

Quoi qu’il en soit, l’approche rhétorique et/ou poétique des textes littéraires, portée par les théories structuralistes, fait une grande place aux genres, comme le montrent les nombreux travaux de ces années 1970-1980 (notamment Kibédi Varga, 1970/2002 ; Todorov, 1970 et 1987 ; Lejeune, 1975/1996 ; Genette et Todorov, 1986), auxquels il faut ajouter les traductions des formalistes russes (Jakobson, 1921/1965 ; Todorov, 1965/1968), mettant en évidence par exemple la structure du conte (Propp, 1970). Il faut cependant remarquer que, si un grand nombre de leurs concepts et une grande partie de leur terminologie a été « didactisée »1, l’approche scolaire a généralement valorisé les savoirs qui fondent une analyse interne du texte (savoirs narratologiques, analyse des structures du récit, fonctionnement du texte théâtral, etc.), au détriment de la réflexion sur les genres2.