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CHAPITRE 1. L’HÉRITAGE RHÉTORIQUE (1802-1880) (1802-1880)

2. Les genres rhétoriques scolaires

2.3. Catégories génériques et listes de genres : des cadres instables instables

Il faut enfin relever une autre forme d’instabilité, cette fois dans la définition même des catégories génériques, et dans les listes de genres qu’elles recouvrent : s’agit-il des catégories antiques, ou faut-il élargir la notion pour y faire entrer des genres plus modernes, en particulier religieux ? Douay-Soublin (1999, p. 1089-1090) évoque ainsi l’extension qu’ont connue les genres oratoires depuis le XVIIe siècle :

Aux trois genres d’éloquence distingués par Aristote […], la rhétorique française du XVIIe siècle, se modelant sur ses propres institutions, sans tribune politique, avait substitué une expression duelle, « la chaire & le barreau », opposant prioritairement l’éloquence « sacrée » du prédicateur et l’éloquence « profane » de l’avocat ou du ministère public, auprès de qui vinrent se ranger ensuite l’académicien, rendant intelligibles de savantes recherches, puis l’homme de lettres, historien ou moraliste, se faisant par écrit « avocat » d’une grande cause. Or les dictionnaires du XIXe siècle (Boiste, 1800 ; Bescherelle, 1846 ; Larousse, 1901) mettant les écrits à part, s’accordent pour assigner à l’éloquence cinq genres majeurs – « éloquence religieuse, judiciaire, parlementaire, militaire, académique » – rapportés à cinq lieux d’exercice : « la chaire, le barreau, la tribune, les camps, l’Université ».

Les manuels sont partagés sur le sujet. Certains s’en tiennent au cadre antique (la triade judiciaire, délibératif, démonstratif), d’autres le revisitent, pour prendre en compte d’autres textes que le corpus antique (les orateurs modernes, les textes religieux, etc.), et les catégories sont donc instables d’un auteur à l’autre. Par ailleurs, si l’on regarde du côté des genres que recouvre chaque grande catégorie (les oraisons funèbres, les discours académiques, etc.), on se retrouve avec des listes également différentes, et parfois hétérogènes. Je vais donc étudier ces deux niveaux, leurs caractéristiques, leurs

articulations, etc. Pour éviter les confusions terminologiques, je vais distinguer dans ce chapitre les « catégories génériques » (les trois grands genres) et les « genres » eux-mêmes1. 2.3.1. Rollin : un cadre prétexte

Rollin annonce bien trois catégories génériques, mais ce ne sont pas celles d’Aristote : il ajoute en effet aux deux catégories françaises (le barreau et la chaire) une troisième, celle de « l’Écriture sainte ». Mais il prend la précaution d’introduire cette troisième catégorie par une assez longue présentation, pour qu’on ne « confonde pas [les livres sacrés] avec ceux des auteurs profanes », et qu’on comprenne bien surtout que l’éloquence des « écritures saintes » est faite de simplicité. Il poursuit donc (tome 2, p. 108) :

Si donc, malgré cette simplicité, qui est le vrai caractère des Écritures, on y trouve des endroits si beaux et si éclatants, il est très remarquable que cette beauté et cet éclat ne viennent point d’une élocution recherchée et étudiée, mais du fond même des choses qu’on y traite, qui sont par elles-mêmes si grandes et si élevées qu’elles entraînent nécessairement la magnificence du style.

Non seulement donc les catégories de Rollin ne sont pas celles d’Aristote, mais les critères de définitions de ces catégories sont hétérogènes : celles de la chaire et du barreau sont déterminées par des lieux de parole, des formes sociales d’éloquence, et l’on reste donc dans la tradition antique ; en revanche, c’est son contenu, « le fond même des choses qu’on y traite » qui signe l’appartenance de l’Écriture sainte à l’éloquence. Rollin a donc conservé une triade, à la manière de celle d’Aristote, mais c’est juste un cadre qui permet d’aligner des catégories de natures différentes (les catégories des Jésuites et les écrits bibliques). Dans le fond, les catégories génériques n’intéressent pas véritablement Rollin, et si l’on regarde cette fois du côté des listes de genres correspondant à chaque catégorie, on retrouvera cette même indifférence : Rollin cite très peu de genres (les plaidoyers et les harangues pour le barreau), mais reformule longuement Cicéron (pour le barreau) et Saint Augustin (pour la chaire), développe (toujours à propos de la chaire) les devoirs de l’orateur chrétien, qui doit étudier les écritures saintes et les pères de l’Église, puis consacre un long chapitre aux textes bibliques, à leur grandeur, leur beauté, en terminant par une analyse des figures. On a le sentiment que les « genres d’éloquence » (catégories et genres) ont servi de prétexte à un cours sur quelques grands auteurs (Cicéron, Saint Augustin en particulier) et sur la Bible –

1. Pour des raisons similaires, Aron Kibédi Varga (1970/2002, p. 29) propose de distinguer les « genres de la

rhétorique » (judiciaire, délibératif et démonstratif) et les « genres oratoires » (oraison, discours, etc.). Je préfère cependant la distinction entre « catégories génériques » et « genres », qui a le mérite de pouvoir être réutilisée, cette question des niveaux de genre étant récurrente.

cours dont l’objectif est bien sûr éminemment moral. Pour le dire autrement, les genres sont nettement revisités pour servir des objectifs propres à l’enseignement de l’époque, tourné vers les auteurs antiques et les textes bibliques1. Mais Rollin ne cherche en aucune manière à rendre compte des genres modernes tels qu’ils peuvent exister dans la sphère sociale ou dans l’histoire récente.

2.3.2. Batteux : mélange des genres et vertus morales

Batteux part des trois genres aristotéliciens. Mais, après les avoir présentés assez brièvement, il émet de sérieuses réticences, d’ordre théorique. Il montre d’abord que la distinction des genres est artificielle, puisqu’ils se mélangent en réalité sans cesse (1824, tome 4, p. 23-24) :

[I]l ne faut pas croire que ces trois genres soient tellement séparés les uns des autres, qu’ils ne se réunissent jamais : le contraire arrive dans presque tous les discours. Que sont la plupart des éloges et des panégyriques, sinon des exhortations à la vertu ? On loue les saints et les héros pour réchauffer notre cœur et ranimer notre faiblesse. On délibère sur le choix d’un général : l’éloge de Pompée déterminera les suffrages en sa faveur. […] Il n’y a pas jusqu’au genre judiciaire qui ne rentre en quelque sorte dans le délibératif, puisque les juges sont entre la négative et l’affirmative, et que les plaidoyers des avocats ne sont que pour fixer leur incertitude, et les attacher au parti le plus juste.

Il peut donc conclure ainsi :

En un mot, l’honnêteté, l’utilité, l’équité, qui sont les trois objets de ces trois genres, rentrant dans le même point, puisque tout ce qui est vraiment utile est juste et honnête, et réciproquement ; ce n’est pas sans raison que quelques rhéteurs modernes ont pris la liberté de regarder comme peu fondée cette division si célèbre dans la rhétorique des anciens.

Ce faisant, Batteux reformule les catégories d’Aristote : chez Aristote, le délibératif vise « l’intérêt et le dommage », et le démonstratif « le beau et le laid moral » ; chez Batteux, respectivement l’« équité » et l’« honnêteté ». La critique de Batteux est bien d’ordre philosophique, mais sa reformulation des catégories aristotéliciennes est essentiellement morale : honnêteté, équité et utilité sont ici des vertus, plus que des visées objectives.

1. C’est encore le cas dans une grande partie du XIXe siècle, puisque les évangiles et les actes des apôtres en latin, ou encore les « Maximes tirées de l’écriture sainte, par Rollin (texte latin) » sont au programme des classes de sixième et de cinquième entre 1811 et 1880. À partir de la quatrième, ce sont les textes grecs qui sont au programme : en quatrième, les évangiles ; en troisième, les Pères de l’Église (cf. Chervel, 1986).

2.3.3. Crevier : un cadre antique inadapté

Crevier adopte un autre système. Il essaie de concilier les trois genres d’Aristote et l’époque contemporaine. Il part donc des trois catégories d’Aristote, qu’il définit selon leur objectif : « louer ou blâmer, conseiller ou dissuader, accuser ou défendre ». Puis il présente d’abord les discours qui « sont très usités parmi nous », à savoir les discours démonstratifs, parmi lesquels il fait figurer aussi bien les oraisons funèbres que les « panégyriques des Saints », précisant également (p. 17) :

On peut encore rapporter au genre démonstratif les Harangues par lesquelles s’ouvrent les Audiences dans les Compagnies de Judicature, & les Leçons publiques dans les grandes Écoles, les Compliments aux Puissances, les Discours qui se font aux réceptions en certaines Académies, & quelques autres semblables.

Il ajoute à cette liste déjà assez hétéroclite « les félicitations sur un heureux événement, les Épithalames, les Discours par lesquels on célèbre la naissance de l’héritier du Trône ou celui d’une grande Maison, les remerciements, et au contraire les plaintes et les doléances ». On le voit, presque tous les genres de discours de son époque appartiennent au démonstratif. En revanche, il ne donne quasiment pas d’exemple de genres appartenant au délibératif, parce que, explique-t-il, cette catégorie n’a plus vraiment lieu d’être sous le régime monarchique : dans le conseil que préside le Roi et où siègent peu de ministres, « les grands ornements de l’Éloquence seraient déplacés ». Ce qui a le plus d’affinité avec le délibératif, poursuit-il, ce sont les « sermons qui se prononcent dans nos temples », « puisqu’ils ont ordinairement pour but d’exhorter à la vertu et de dissuader le vice »1 (p. 19). Enfin, pour ce qui concerne le judiciaire, il insiste là aussi sur la grand différence entre les lois antiques et les lois contemporaines, en tentant quand même de montrer que, malgré tout, « notre Barreau est sans doute un grand et magnifique théâtre pour l’Éloquence. » (p. 20).

À la différence de Rollin, Crevier convoque donc les catégories génériques héritées d’Aristote, mais c’est pour constater leur inadéquation à décrire l’éloquence de son époque.

1. La Nouvelle Rhétorique de J.-V. Le Clerc, dont la première édition date de 1823 reprend presque mot pour

mot cet argumentaire, en ce qui concerne les genres délibératifs. Le Clerc lui aussi choisit les catégories d’Aristote, en concluant ainsi (p. 8) : « Nous avons suivi la division reçue depuis Aristote ; mais nous remarquerons que ces trois genres ne sont pas tellement séparés, qu’ils ne se réunissent jamais : le contraire arrive dans la plupart des discours. »

2.3.4. Tensions entre les cadres rhétoriques issus des traditions antique et française

D’autres auteurs vont jusqu’au bout de cette logique : puisque les catégories aristotéliciennes ne permettent plus de décrire l’éloquence contemporaine, autant les évacuer. Ainsi, Domairon et Géruzez adoptent-ils tous deux une stratégie assez semblable : signaler les catégories antiques, et les abandonner aussitôt en proposant d’autres genres. C’est ce que fait très nettement Domairon, dans une argumentation, un peu cavalière, mais pleine de prudence jusque dans sa formulation (p. 295-296 ; c’est lui qui souligne) :

On réduit ordinairement tous les grands discours, tous les discours vraiment oratoires, à trois genres, qui sont le genre démonstratif, le genre délibératif, le genre

judiciaire. […] Quoique ces trois genres sont distingués entre eux, ils se trouvent

néanmoins très souvent ensemble. […] Ainsi, je ne m’astreindrai point à la division de ces trois genres, pour faire connaître les différentes pièces de discours que chacun d’eux peut renfermer. Je me contenterai de dire successivement un mot des discours

sacrés, des discours du barreau, des discours académiques, et des discours politiques.

Domairon fait donc apparaître une forme de tension entre deux traditions rhétoriques : la tradition antique, présentée dans le fond comme assez peu pertinente, puisqu’elle différencie des genres souvent indifférenciés ; et la tradition française (mais sans les genres militaires1), qui se résume à une énumération de types de discours.

Chez Géruzez, on passe également des trois genres antiques aux quatre genres modernes, par une sorte de glissement tout aussi expéditif, mais davantage argumenté, comme on le voit ci-dessous (p. 76 ; c’est lui qui souligne) :

Le genre oratoire se subdivise en espèces d’après la nature des sujets, ou même suivant le lieu dans lequel s’exerce l’éloquence. Ainsi l’éloquence, qui est ou délibérative, ou judiciaire, ou démonstrative, se divise encore en éloquence de la

tribune, du barreau, de la chaire et de l’académie. Ces divisions ne sont pas

1. Il faut noter à ce propos que Géruzez (p. 76) place les « proclamations guerrières et les harangues » dans le

discours politique. L’édition de la BNF que je consulte date de 1857 (c’est la 11e édition), et la BNF n’en possède pas d’édition plus ancienne : il m’est donc difficile de dire de quand date la première édition, mais dans tous les cas, elle doit être bien postérieure à la chute du premier empire, qui avait réhabilité l’éloquence militaire (cf. Douay-Soublin, 1999, p. 1090 qui écrit même que « Le siècle s’ouvre en effet sur une éloquence de champ de bataille qui balaye, dans un grand souffle oral, la figure désormais surannée de l’homme de lettres dont s’enorgueillissait le XVIIIe siècle finissant. ») En ce milieu de XIXe siècle, l’éloquence militaire ne constitue plus un genre à part entière. D’ailleurs, le député républicain Joseph Reinach (secrétaire de Gambetta et bouillant dreyfusard, dit de lui Douay-Soublin, 1999, p. 1178) qui publie en 1894 un « Conciones »

français, c’est-à-dire un recueil de discours français, destiné à la classe de première de l’enseignement spécial,

inclut les discours militaires (ceux de Napoléon à ses soldats, par exemple) dans l’éloquence politique, à laquelle il accorde la place la plus importante, à côté de l’éloquence du barreau, de l’éloquence sacrée et de l’éloquence académique ou universitaire.

parfaitement rigoureuses, parce que la matière ne comporte pas l’exactitude mathématique ; mais elles sont légitimes, parce que la différence générale du sujet modifie assez la forme pour motiver une distinction, et que l’influence du lieu et de l’auditoire sur l’orateur suffit pour marquer le discours d’un caractère particulier :

locus regit actum1. Nous aurons à revenir sur ces divisions.

Le manuel propose donc les deux types de catégorisation, sans qu’aucune des deux n’apparaisse comme véritablement satisfaisante. Pourtant, un peu plus loin dans son traité, dans son court chapitre spécifiquement consacré aux « divers genres d’éloquence » (p. 86-88), Géruzez revient sur ces catégories (comme il l’annonçait d’ailleurs). Mais il consacre cette fois deux pages très élogieuses à Aristote et à sa division en trois genres2, alors que la catégorisation en quatre genres lui semble moins « légitime » ( pour reprendre son expression) :

La division qui repose sur le lieu où parle l’orateur, et qui distingue l’éloquence de la tribune, du barreau, de la chaire et de l’académie, ne va pas au fond des choses et ne signale qu’un caractère extérieur ; ajoutons qu’elle n’indique même pas l’éloquence des livres, qui se rattache à la division d’Aristote par son rapport, soit à l’utile, soit au vrai, soit au beau.

Ce qui importe surtout en pareille matière, où les divisions ne sauraient arriver à une rigueur scientifique, c’est de bien comprendre le sens des mots qu’on emploie pour en faire une juste application, et de les restreindre à propos lorsque le discours qu’on apprécie est de nature complexe et qu’il se rapporte, dans ses différentes parties, à plusieurs des divisions établies.

La prudence finale de Géruzez (qui présente les catégories comme explicitement discutables, et éminemment relatives) fait écho à celle de Domairon, et témoigne sans doute du même malaise : en ce qui concerne les genres oratoires, la tension entre la fidélité à l’héritage antique et la fidélité aux traditions rhétoriques françaises rend incertains les savoirs et les définitions.