• Aucun résultat trouvé

Une triade convergente

A la lecture des lexicographes contemporains, on remarque que les trois membres restants de la tétrade augustinienne (prodige, ostente, et portente) mettent en œuvre des attributions sémantiques voisines et se démarquent, non de manière oppositive mais en présentant des tendances d’usage différentes, de la définition de « monstre » : si tous ces termes se placent sous les schèmes englobants de la contre nature et du merveilleux comme moteur de l’étonnement, le prodige n’est que peu mis à contribution pour désigner le difforme ou le contrefait55, mais il porte de manière beaucoup plus explicite la fonction mantique qui n’apparaissait qu’en creux du monstrueux au sens strict. De fait, prodige semble indiquer que l’objet qu’il désigne implique tout à la fois une fonction de présage et la nécessité de lui appliquer une herméneutique qui prend la forme d’un décodage au sens premier du mot. Ainsi de la définition qu’en donne Estienne :

Prodigium

prodigii. Virgil. Un signe de quelque malencontre advenir, Quelque chose qui advient contre le cours de nature, signifiant quelque mesadventure, Prodige.

Prodigio simile. Plin. Chose merveilleuse, Chose contre nature.56 Si la brièveté de la définition de « prodige » par Nicot ne permet pas de tirer de conclusions, la réapparition du terme à d’autres entrées du Thresor de la langue françoyse accentue le parti pris d’Estienne. Le prodigieux, chez Nicot

55 C’est le cas une seule fois chez Estienne (« Distorta, et quocunque modo prodigiosa corpora.

Quint. Bossus et contrefaicts », R. ESTIENNE, Dictionarium…, art. « Corpus »), et à deux reprises chez Nicot (« Un homme contrefaict, bossu, tortu, etc. Informis, Deformis, Prauo corpore, Distortus, et distortissimus, Corpus prodigiosum, et monstris insigne », J. NICOT, Thresor…, art.

« Contrefaire » ; « Chose contre nature et contrefaite, Monstrosa res, Prodigio similis res », ibid., art. « Nature »). Cotgrave, lui, passe cet aspect sous silence.

56R. ESTIENNE, Dictionarium…, art. « Prodigium ».

également, fait signe, ainsi au détour des articles « Advenir » (« Chose demonstrant quelque autre chose à advenir, Signum, Ostentum, Prodigium »57) ou

« Malencontre » :

C’est une chose de mal’encontre, c. de mauvais presage, de mauvais augure, Res quidem prodigij est, Prodigium illud quidem est, Liu. lib. 23 […]

Un signe de quelque mal’encontre advenir, Portentum, Prodigium.58 Cotgrave reprenant le schéma de ses devanciers français59, il me semble possible de conclure que, pour ces spécialistes que sont les lexicographes, le prodige est le signe d’un événement à venir, un présage à traduire en prévision : fonction herméneutique de premier degré à laquelle monstrum, prioritairement réservé à la constatation d’une aberration, ne semble avoir accès que par de rares détours. Les quelques usages que propose le Dictionnaire de la langue française du seizième siècle60 confirment la teinte augurale de prodige ; de même pour l’étude de l’étymon prodigium donnée par le Französisches Etymologisches Wörterbuch61. Portente et ostente témoignent enfin d’inflexions similaires à celles de prodige.

Chez Rabelais, le prodige n’apparaît que rarement, et la répartition de ses usages fait apparaître une constellation très resserrée autour de l’épisode du Quart Livre durant lequel, sur l’île des Macræons, Pantagruel et Epistemon exposent leurs vues sur les signes annonciateurs de la mort des grands hommes. L’exemple est célèbre : revenant sur les causes que le Macrobe (le « maistre eschevin »62) de l’île assigne au grain que vient d’essuyer la Thalamège (selon lui, la mort d’un des

« Dæmons et Heroes [peuplant leur terre a] excité […] celle horrible tempeste »63), les deux voyageurs se remémorent les événements similaires qui précédèrent le trépas de Guillaume du Bellay, seigneur de Langey. Le prodige fait une première apparition dans le péritexte (le titre du chapitre XXVII mentionne

57 J. NICOT, Thresor…, art. « Advenir ». On remarquera qu’« ostentum » est ici donné comme synonyme de « prodigium ».

58 Ibid., art. « Malencontre ». C’est cette fois-ci « portentum » qui fait office de synonyme à

« prodigium ».

59 « Prodige : m. A prodigie ; wonder, strange signe, unnaturall accident, marvelous thing » (R.

Cotgrave, Dictionarie…, art. « Prodige »).

60Etonnamment, Edmond Huguet ne fournit pas d’entrée propre à « prodige », se contentant des dérivés « prodigieusement » et « prodigieux » (E. HUGUET, Dictionnaire…, art.

« Prodigieusement » et « Prodigieux »).

61W. VON WARTBURG, Französisches Etymologisches Wörterbuch, art. « prodigium ». Von Wartburg donne « Ungeheurlichkeit » (« monstruosité ») comme l’une des traductions allemandes de

« prodigium », mais les usages qu’il recense témoigne du prodigieux comme marque de l’extraordinaire (« Wunder ») plutôt que d’une transgression formelle.

62Quart Livre, XXV, p. 597.

63Ibid., XXVI, p. 599.

les « […] prodiges horrificques qui præcederent le trespas du feu seigneur de Langey »64) pour être ensuite adopté successivement par Pantagruel et Epistemon :

[…] pour declairer la terre et gens terriens n’estre dignes de la presence, compaignie, et fruition de telles insignes ames, [les cieux]

l’estonnent et espovantent par prodiges, portentes, monstres et aultres precedens signes formez contre tout ordre de nature. Ce que veismes plusieurs jours avant le departement de celle tant illustre, genereuse, et Heroique ame du docte et preux chevalier de Langey […]

- Il m’en souvient (dist Epistemon) et encores me frissonne et tremble le cœur dedans sa capsule, quand je pense es prodiges tant divers et horrificques les quelz veismes apertement cinq et six jours avant son depart.65

J’ai déjà mentionné le fait que la déclaration de Pantagruel reprenait les termes, en en retirant ostente, de la tétrade augustinienne. Les deux autres mentions aux phénomènes qui préludèrent à la mort de Guillaume du Bellay sont par contre faites en usant du seul terme de prodige : la fonction mantique qui semble être assignée à monstre dans ce passage – cas unique dans la geste – peut ainsi être considérée comme affaiblie : usage catachrétique, dans une citation lexicalisée. La critique a d’ailleurs souvent fait remarquer que si Rabelais se fie ici à une formule de saint Augustin, l’épisode dans son ensemble est à replacer sous le patronage de Marsile Ficin et plus particulièrement de deux lettres (au cardinal Jean de Médicis et à Philippe Valori) dans lesquelles il détaille les événements étranges qui ont précédé le décès de Laurent le Magnifique. Les termes génériques dont il use pour décrire ces phénomènes sont parlants : il s’agit de portenta ou de prodigia, mais on ne trouve pas référence aux monstra. Tout comme Pomponazzi, Ficin fait attention à proposer une terminologie précise66 en matière de prodiges : malgré l’accroc relatif que fait ici la résurgence « monstrueuse » de saint Augustin, Rabelais semble lui aussi, au vu de la généralité des usages, tenir pour un partage des fonctions entre monstrum et prodigium.

Quels sont, dès lors, les signes « horrificques » annonçant la mort des grands hommes? Qu’est-ce que le prodige désigne pour Rabelais ? Pantagruel donnait la réponse avant même que d’évoquer précisément Guillaume du Bellay, et cette réponse semble indiquer que prodigium tend à désigner en effet autre chose que la difformité à laquelle se réfère monstrum dans la très grande majorité de ses usages rabelaisiens. En l’occurrence, on retrouvera ici un champ de phénomènes semblables à ceux que Ficin évoque à propos de la mort de Laurent de Médicis67 :

64Ibid., XXVII, p. 601.

65Ibid., id., p. 602.

66Voir J. CÉARD La Nature et les prodiges…, p. 89-93.

67« Congratulationes vero signa dare portenta hominibus admiranda, tonitrus, fulmina, flammas, machinarum ruinas, oracula, somnia. Quae quidem prodigia, partim majestatem transmigrantis animae, partim detrimentum orbi populi, partim successionem antiquae potestatis in haeredes,

[…] sus l’heure de [la] discession [des âmes nobles], communement adviennent par les isles et continents grands troublements en l’air, tenebres, fouldres, gresles : en terre concussions, tremblemens et estonnemens : en mer fortunal et tempeste, avecques lamentations des peuples, mutations des religions, transpors des Royaumes, et eversions des Republicques.68

Plus loin, Pantagruel précisera encore que les manifestations des cieux peuvent également prendre la forme de « cometes, et apparitions meteores »69. Le prodige selon Rabelais semble donc consister en des manifestations particulièrement spectaculaires de la nature, suffisantes à provoquer translatio et revolutio imperii, et selon des modalités qui nous les feraient aujourd’hui classer dans les domaines de la géologie, de la météorologie ou de la cosmologie.

Les rares autres emplois du lexème prodigieux ne permettent pas d’élargir la classe d’objet ou de phénomène qu’ils désignent : l’épître liminaire du Quart Livre mentionne les « choses prodigieuses et espoventables »70 que Dieu fit pour Moïse, rapprochant ainsi le prodige du miracle. Dans le Cinquiesme Livre, les usages du prodige sont plus généraux : les élèves d’Ouy-dire « parloient de prou de choses prodigieuses elegantement »71 – où l’on retrouve le simple schème de l’étonnement. La fin de la geste en montre un dernier emploi, en fonction d’intensificateur, au moment de la description de la fontaine de Bacbuc, ornée d’un

[…] Carboucle […] tant prodigieux et admirable, que levans nos yeux pour le contempler, peu s’en faillit, que perdissions la veuë.72

La rareté des usages de prodige (et de son double, portente) chez Rabelais ne permet certainement pas de donner lieu à une analyse statistique sérieuse. Mais c’est justement cette rareté même, ainsi que la concentration des occurrences de prodigium aux chapitres XXVI et XXVII du Quart Livre, qui font sens en termes d’usages : alors que les formes aberrantes que sont les monstres sont légion dans l’œuvre, le lexème du prodige ne sert jamais à les désigner, ce qui plaide pour une répartition relativement réglée des usages terminologiques. S’ils désignent tous deux des objets ou des phénomènes qui troublent, voire effraient, tout autant par leurs caractéristiques que par leur survenue hors du cours habituel de la nature,

significare videntur », cité par ibid., p. 91.

68Quart Livre, XXVI, p. 600.

69Ibid., XXVII, p. 602.

70 Ibid., « A mon seigneur Odet… », p. 521. L’usage que fait ici Rabelais d’e lEcclésiastique appelle deux remarques. Premièrement, le texte biblique insiste, plutôt que sur un Dieu prodigue en miracles, sur le bannissement même des prodiges par le vœu divin (« Par la parole de Moïse il fit cesser les prodiges », Si, 45, 3). Deuxièmement – et ceci plaide pour un choix conscient effectué par Rabelais –, l’usage de prodigium dans ce cadre précis n’est pas une constante contemporaine : pour le même passage, la Bible de Lefèvre d’Etaples, dans son édition de 1530, offre ainsi la leçon « monstres ».

71Cinquiesme Livre, XXX, p. 804.

72Ibid., XLII, p. 827.

monstrum et prodigium s’opposent par la mise en évidence d’attitudes et d’attendus herméneutiques différents : le premier implique la reconnaissance d’une transgression formelle et la compréhension de son économie, le second invite au déchiffrement (ou à la reconstruction a posteriori) du message qu’il apporte par son surgissement même73.