• Aucun résultat trouvé

L'altérité résiduelle des mots et l'altérité pleine des choses

La notion d'escamotage est à retenir pour l'étude du contact avec l'Autre chez Rabelais : mais elle se déploiera sur des plans tout à la fois supplémentaires et différents. Commençons par ce qui rassemble : dans les mondes imaginaires qui s'ouvrent après Medamothi, on s'exprime en général en français, comme on parle généralement grec chez Lucien de Samosate, toujours anglo-normand dans Le Voyage de saint Brendan, ou exclusivement italien chez Teofilo Folengo. On notera par ailleurs, et de manière plus générale, que l'Autre, dans le voyage rabelaisien, a justement une furieuse tendance à parler, voire, pour certains personnages, à déblatérer : face à cette profusion de conversations, le mutisme ou la communication gestuelle brillent par leur rareté – alors que cette dernière est un mode prisé ailleurs, par exemple, dans le Pantagruel, lors de l'affrontement mimé de Panurge et du « grand clerc » Thaumaste, lequel veut « disputer par signes seulement sans parler »41. On rencontre bien dans le Quart Livre quelques exemples de recours à une forme de gestuelle, lors de la rencontre avec messere Gaster ; toutefois, face à ce « premier maistre es ars du monde »42, ce n'est pas pour pallier une incompréhension de langue que l'on recourt aux gestes, mais simplement parce que sa nature, sa conformation, l'excluent de la communication orale – ce qui ne l'empêche d'ailleurs pas de se faire bien comprendre :

[…] comme les Ægyptiens disoient Harpocras Dieu de silence, en Grec nommé Sigalion, estre astomé, c'est à dire sans bouche, ainsi Gaster sans oreilles feut creé : comme en Candie le simulachre de Juppiter estoit sans aureilles. Il ne parle que par signes. Mais à ses signes tout le monde obeist plus soubdain que aux edictz des Præteurs et mandemens des Roys.43 Pour en revenir à l'oralité, certains des indigènes rencontrés par les voyageurs peuvent être victimes de tics de langage étranges : c'est le cas, dans le Cinquiesme Livre44, de Grippe-minaud, qui ponctue chacune de ses phrases d'un orçà à l'utilité sujette à caution, mais qui ne rend pas son discours incompréhensible pour autant. C'est aussi le cas, toujours dans le Cinquiesme Livre, du « frere Fredon » avec lequel converse Panurge sur l'Isle des Esclots : le moine ne répond « qu'en monosillabes »45. Mais ces monosyllabes sont néanmoins

n'avoit jamais esté par delà » (ibid., XXVIII, p. 71).

41Pantagruel, XVIII, p. 282.

42Quart Livre, LVII, p. 671.

43Ibid., p. 672.

44Cinquiesme Livre, XI-XV, p. 749-61.

45Ibid., XXVII, p. 792.

français et, là aussi – quand bien même l'ironie souligne l'étrangeté de cette parole –, le discours de l'insulaire est compris :

Voicy, dist Panurge, le plus gentil fredon que je chevauchay de cest an : pleust à Dieu, et au benoist sainct Fredon, et à la benoiste et digne vierge saincte Fredonne, qu'il fust premier President de Paris. Vertu goy, mon amy, quel expediteur de causes, quel abreviateur de procés, quel vuydeur de debats, quel esplucheur de sacs, quel fueilleteur de papiers, quel minuteur d'escriptures ce seroit ?46

Quand l'usage de langues non-francophones est conféré par Rabelais aux peuplades rencontrées par Pantagruel et ses compagnons, ces idiomes ne témoignent que d'un exotisme fort modéré : sur l'île de Procuration, les Chicquanous parlent quelques fois italien (« Io, io, io »47, répondent-ils à Frère Jean lorsque ce dernier leur demande lequel d'entre eux désire être battu). Le cochon ailé Mardigras, dieu (et monstre) tutélaire des Andouilles, porte un collier sur lequel « estoient quelques letres Ionicques »48 à partir desquelles la voix narrative déchiffre « deux mots. ΥΣ ΑΘΗΝΑΝ. Pourceau Minerve enseignant. »49 De même, sur l'île des Macræons, le Macrobe, échevin du lieu, s'exprime « en languaige Ionicque »50. Au niveau épigraphique, on trouve sur la même île divers monuments, portant des « inscriptions et epitaphes »51 en plusieurs langues :

Les uns en letres Hieroglyphicques, les aultres en languaige Ionicque, les autres en langue Arabicque, Agarene, Sclavonique, et aultres.52

On peut trouver étrange l'absence du latin, porte d'entrée du savoir revendiquée comme telle en tout cas depuis le De regimine principum doctrina de Gilles de Rome : il y a peut-être là l'indice d'une résistance résiduelle – je reviendrai plus tard sur cette hypothèse. Toutefois, du substrat linguistique indo-européen à celui du pourtour méditerranéen, les stèles de l'île des Macræons usent de langues qui, si elles échappent à un centre de gravité francophone, restent bien attestées dans l'Ancien Monde. On est là à mille lieues de la polyglossie inventive dont Panurge faisait montre lors de sa première rencontre avec Pantagruel, qui le voit manier tour à tour l'allemand, l'écossais, le basque, le hollandais, l'espagnol, le danois, l'hébreu, le grec, mais surtout plusieurs langues forgées, dont celle que le géant reconnaîtra pour être le « langaige de [s]on pays de Utopie »53.

En termes de forgeries et d'altérité linguistique, on pourrait s'étonner que je ne prenne pas en compte ici le moment de bravoure que constitue l'exposé du

46Ibid., p. 795.

47Quart Livre, XVI, p. 577.

48Ibid.,XLI, p. 635.

49Ibid., p. 636.

50Ibid., XXV, p. 598.

51Id.

52Id.

53Pantagruel, IX, p. 249.

vocabulaire qu'inventent les Chiquanous pour décrire les blessures qui leur sont infligée dans le cadre de leur profession – qui, rappelons-le, consiste à être battus.

Pourtant, ces concrétions de phonèmes sont de véritables monstres langagiers – festival d'épaules « desincornifistibulé[es] »54 et de talons

« esperruquancluzelubelouzerirelu[s] »55 – dont le sens menace de se perdre entre les sutures qui les synthétisent. Il faut toutefois noter que ces hapax ne sont accompagnés d'aucune modalisation soulignant leur obscurité ou tentant de leur rendre une signification : brutales apparitions dans le corps du texte, ils reposent entièrement sur leurs vertus onomatopéiques et sur la récurrence de morphèmes de la cassure pour rendre sensibles les fractures et les déchirures qu'ils désignent.

Surtout, cette efflorescence verbale s'inscrit dans un endroit bien particulier de la narration consacrée à l'île de Procuration : elle se développe en effet exclusivement dans un récit enchâssé énoncé par Panurge et donnant en analepse les mésaventures que les Chiquanous ont endurées par le passé en côtoyant un certain seigneur de Basché vers Chinon. Des terres nouvelles et étranges que l'on découvre après Medamothi, l'enchâssement nous ramène dans l'Indre-et-Loire rabelaisienne la plus traditionnelle : et c'est bien là que le langage tumoral des Chiquanous se développe, non sur Procuration, qui les voit s'exprimer de manière tout à fait conventionnelle. C'est un renversement : les mots monstrueux ne sont pas géographiquement déterminés dans l'espace de l'altérité, mais bien dans celui du connu. Par ce jeu sur les niveaux de la diégèse, l'altérité potentielle d'un idiome exotique se retourne, et se voit renvoyée dans l'espace du Même linguistique.

Ce jeu sur le même se développe sur d'autres plans encore. On aura par exemple remarqué que, bien que le Macrobe de l'île des Macræons parle grec, sa parole, même dans la configuration du discours direct, est donnée sans la médiation explicite de la traduction : il est dit qu'il parle grec, mais la lettre de ses tirades est bel et bien donnée, dans la matière du texte, sous une forme tout à fait française. Escamoter ainsi la transcription d'une langue étrangère pose la question de la place et de la fonction du truchement dans le Quart Livre et le Cinquiesme Livre. Pour faire un bref retour au récit de voyage dans sa dimension a-fictionnelle, on remarquera que si, chez Léry, la présence explicite du truchement se fait toujours plus discrète au fil de l'avancement du texte – la parole des indigènes étant de plus en plus souvent directement écrite en français56 –, sa fonction, manifeste dans le dictionnaire dialogué que constitue le « Colloque », est indéniablement prégnante. Pour en revenir à la fiction, on a vu que Le Disciple de Pantagruel, s'il offrait une place a priori prépondérante à ce motif de la littérature viatique en plaçant la quête panurgienne de l'interprète en tête du texte, ne recourait ensuite que fort peu à lui, et qui plus est en restreignant son usage à sa tâche première de traduction littérale des propos de l'autre. Rabelais, dont le récit de la quête de l'oracle de la Dive Bouteille est également à envisager sous l'angle

54Quart Livre, XV, p. 574.

55Id.

56Voir O. GOSSET, « La Parole du Sauvage... », p. 77.

du rapport critique au récit de voyage, use de ce topos d'une autre manière encore, à la fois plus discrète et plus signifiante en termes d'intertextualité.

Le truchement rabelaisien n'est pas un personnage individualisé. Au tout début du Quart Livre, lorsque les explorateurs embarquent sur leurs navires, les interprètes sont noyés dans la masse des différentes fonctions de l'équipage, simplement désignés, comme d'autres, par le nom de leur corporation :

L'assemblée de tous officiers, truchemens, pilotz, capitaines, nauchiers, fadrins, hespailliers, et matelotz feut en la Thalamege.57

Quart Livre et Cinquiesme Livre compris, les truchements de Pantagruel ne feront plus ensuite qu'une seule apparition, et toujours sous la forme d'un pluriel indifférencié. Ce sera sur l'île de Procuration, chez les Chiquanous :

Un de nos truchemens racontoit à Pantagruel comment ce peuple guaignoient leur vie en façon bien estrange : et en plein diametre contraire aux Romicoles. A Rome gens infiniz guaignent leur vie à empoisonner, à batre, et à tuer. Les Chiquanous la guaignent à estre battuz.58

On notera – j'y reviendrai – que cette unique apparition du truchement saisi dans sa tâche corrobore le portrait qu'en donnait Marie-Christine Gomez-Géraud : au-delà de la position du Disciple, mais en accord avec le motif tel qu'il est présent dans les récits de voyage, les truchements de Rabelais sont autant, sinon plus, ethnographes que traducteurs – il s'agit en effet ici pour eux, non pas de casser un code linguistique à l'attention de Pantagruel, mais de décoder pour lui l'étrangeté d'une réalité, celle des us des Chiquanous.

La statistique le montre : dans le monde qui s'ouvre avec l'île de Medamothi, le recours aux interprètes traditionnel est chose très rare. Faut-il pour autant en conclure que cet univers neuf s'offre de manière pleine et transparente aux voyageurs ? Non, évidemment. Premièrement parce que la fonction d'assimilation de l'altérité traditionnellement reconnue au truchement, si elle lui est ici quasiment retirée, se diffuse chez Rabelais dans l'entier, ou presque, des personnages : chez Xenomanes bien sûr – « le grand voyageur et traverseur des voyes perilleuses »59 –, qui connaît ce monde pour l'avoir déjà exploré ; chez le pilote Jamet Brayer, pour les mêmes raisons ; mais aussi chez Pantagruel, Panurge, Epistémon – que l'on verra faire « extraict curieusement »60 des inscriptions des stèles de l'île des Macræons –, Frère Jean et toute la cohorte, dont chacun des membres apporte avec plus ou moins de succès sa pierre à la construction herméneutique qu'il faut élever lorsqu'un être ou un phénomène étrange se présente. La discrétion du truchement n'indique pas ici une altérité absente, mais bien plutôt la diffraction de sa prise en charge, qui témoigne dès lors en creux de sa résistance effective.

57Quart Livre, I, p. 537-38.

58Ibid., XII, p. 564-65.

59Quart Livre, I, p. 537.

60Ibid., XXV, p. 598.

Notons d'ailleurs que le filtre de la traduction, lorsqu'il est effectivement activé, peut déboucher sur d'étranges vides interprétatifs : pour faire un dernier retour sur l'île des Macræons, Epistémon est en effet montré dans le mouvement de transcription auquel il soumet les inscriptions monumentales qu'il a face à lui – mais la lettre de ces pièces épigraphiques, qui n'est pas donnée par le texte, reste dans l'ombre. Epistémon traduit, mais ne dit pas ce qu'il traduit.

Ensuite, l'effacement presque complet de l'activité de traduction au sens strict n'implique pas non plus que, chez Rabelais, la communication entre les voyageurs et les représentants des peuplades, explicitement monstrueuses ou non, qu'ils rencontrent s'établisse et se maintienne toujours sans accrocs. Au delà de Medamothi, l'intercompréhension, qu'elle soit immédiate ou qu'elle résulte d'une interprétation, est certes possible. Toutefois, quand bien même on partage de part et d'autre une langue dont la matérialité est incontestablement française, on arrive souvent à ne pas se comprendre : les quiproquos sont nombreux (avec les Andouilles dans le Quart Livre, avec l'ermite Aeditue ou les habitants du Royaume de la Quinte Essence dans le Cinquiesme Livre) ; les explications données par le Potestat d'Ennasin sur la manière dont son peuple se reproduit, ou la rhétorique dont use l'évêque Homenaz pour décrire le dieu qu'on révère sur son île de Papimanie, jettent les voyageurs dans les affres de l'incompréhension. Dans ces exemples, seule la syntaxe échappe aux torsions qu'inflige le filtre de l'altérité : par contre, envisagé sous les angles successifs d'une sémantique, d'une sémiotique, et d'une pragmatique, l'usage de la langue montre de part et d'autre de cette frontière des déviations qui peuvent gauchir la transmission des informations. J'ai choisi de qualifier cette altérité linguistique de « résiduelle » car elle résulte d'usages divergents d'une langue par ailleurs généralement partagée.

Mais on verra que les effets de ces tensions sont, eux, loin d'être anecdotiques : derrière la ressemblance, dans leur matérialité, des discours qui sont tenus de part et d'autre de la frontière de l'altérité se cachent de profondes différences quant aux réalités qu'ils nomment, et quant à la manière dont ils les décrivent. Tenter de résoudre ces tensions constituera le programme majeur des voyageurs confrontés à la parole de l'Autre : mais il faudra remplir bien des conditions pour que le succès de ces tentatives soit au rendez-vous.