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Le miroir et le trompe-l’œil

Voir, selon Alhazen, c’est comparer ; comprendre et faire comprendre le monde, selon le mode analogique, c’est mettre des similitudes en évidence.

Réfléchissant, dans son maître livre – Par-delà nature et culture –, aux différentes stratégies qu’utilisent les sociétés humaines pour envisager le monde qui les environne, Philippe Descola écrit :

[…] les modes d’identification ne sont pas des modèles culturels ou des habitus localement dominants, mais des schèmes d’intégration de l’expérience qui permettent de structurer de façon sélective le flux de la perception et le rapport à autrui en établissant des ressemblances et des différences entre les choses à partir des ressources identiques que chacun porte en soi : un corps et une intentionnalité.106

L’analogisme qui fonde l’épistémè renaissante est à considérer, toujours selon Descola, comme « un système de différences graduelles tendant vers la continuité »107. On voit ici de quelle manière le monstre, ou plus largement les mirabilia, peuvent créer une dissonance dans ce jeu d’échos : plongés dans le flux de la perception, ils tendent à perturber par l’excès qui les fonde la mesure nécessaire – on retrouve ici le De Aspectibus – à leur saisie correcte par les sens.

Ce faisant, ils perturbent également la structuration de l’expérience, en raison de l’écart qu’ils réalisent par rapport aux ressources notionnelles propres de leur observateur, et gauchissent l’établissement des ressemblances et des différences.

Cette tension analogique peut se résoudre de deux manières lorsqu’il lui est laissé

105Id.

106 Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris : Gallimard, 2005 (« Bibliothèque des sciences humaines »), p. 322.

107Id.

libre cours : soit le monstre cède et est ramené de force dans la continuité du monde – il y laissera alors sa singularité. Soit il résiste, et il risque dès lors l’exil dans le non-dit de l’estrange, enserré par une rhétorique de l’ineffable qui subsistera jusqu’à ce que d’autres biais descriptifs soient mis en œuvre. Le premier cas, c’est celui des Andouilles telles que considérées de prime abord par Pantagruel, qui les ramène de force dans l’espace connu de l’écureuil et de la belette. Le second cas pourra être celui de Quaresmeprenant, dont la première définition que Pantagruel, toujours lui, tente d’en donner est comme suspendue entre deux identités, humaine et non humaine : « Voylà […] une estrange et monstrueuse membreure d’home : si home le doibs nommer »108. C’est peut-être là que les mirabilia révèlent les failles qui menacent tout mode de pensée analogique. La première est redevable au fait que l’analogisme est un système proportionnel, dans lequel un taux majoritaire de ressemblances ou de différences partielles soit entraînera l’ensemble de l’objet à considérer dans une identité avec son modèle, soit l’en séparera de manière étanche. Cette conséquence du système comparatif qui, chez Alhazen, ordonne les processus de perception visuelle, est d’ailleurs soulignée plusieurs fois de manière explicite dans le De Aspectibus – ici sur un mode viticole :

In similitudine & dissimilitudine. Si duo uasa multum rara conueniant in forma, specie, raritate : sed discrepent in aliquarum partium dispositione,

& uino eiusdem coloris, eiusdem claritatis impleantur : latebunt causse diuersitatis, & reputabuntur omnino similia.109

La seconde faille, qui peut être vue comme une conséquence de la première, semble devoir tenir au fait que l’analogisme, par l’incessante diffraction formelle qu’il impose aux objets qu’il tente de définir, empêche la fixation de leur singularité. Comme le remarque Philippe Descola,

[l’analogie] n’est qu’un puissant outil taxinomique pour subsumer des qualités reconnues à des entités dont la composition ontologique demeure indépendante des indicateurs employés pour ranger ces entités dans l’une ou l’autre rubrique.110

Mais une troisième option reste possible, qui pourrait être considérée comme une voie médiane et se proposerait certes de mettre au jour des faisceaux de ressemblances entre l’objet neuf et un modèle choisi, mais en affirmant en même temps la singularité de celui-là. On est là dans le cas du tarande : convoquant à la fois l’œil, la mémoire et les facultés estimatives, le travail d’observation qui est effectué sur son cas permet de dégager finement ses vertus

108Quart Livre, XXXII, p. 614.

109ALHAZEN, Opticae thesaurus…, III, VII, 63, p. 99-100.

110P. DESCOLA, Par-delà nature et culture, p. 315-16.

de celles d’autres animaux aux propriétés semblables, lui offrant ainsi un début d’autonomie par rapport à un bestiaire davantage domestique111.

De fait, aux assignations parfois brutales que l’on trouve fréquemment dans les témoignages des premières explorations outre-Atlantique, comme celle de l’albatros malmené en pélican chez Pierre Martyr, succéderont peu à peu les traces d’une prise de conscience de la possibilité de l’apparition de singularités dans la continuité naturelle. Pour en revenir aux félins du Nouveau Monde, c’est le chemin qu’empruntera Oviedo dans son Historia general y natural de las Indias au sujet du jaguar : le naturaliste y verra tout d’abord un tigre, puis une forme de tigre différente de celle, canonique, dont parle Pline, et enfin un animal à part entière, affranchi de son modèle de l’Ancien Monde112. Plus tard, le danger de l’assimilation des animaux du Nouveau Monde à ceux de l’Ancien fera l’objet de mises en garde beaucoup plus volontaires. Ce sera par exemple le cas chez un José de Acosta qui, en 1590 dans son Historia natural y moral de las Indias, s’emportera non sans humour contre les fausses assignations dont est victime la faune des Amériques :

[…] si hemos de juzgar de las especies de los animales por sus propiedades, son tan diversas que quererlas reducir a especies conocidas de Europa, será llamar al huevo castaña.113

L’ennemi ici désigné peut se résumer une fois de plus à la force d’attraction que les comparants exercent sur l’objet neuf dont il faut donner la description.

C’est là, justement, que la finesse d’une perception peut faire basculer le jeu des ressemblances vers celui des différences et de la singularité.

On ne prétendra pas ici que Rabelais se livre dans son œuvre à une réflexion constante et continue sur l’opposition des points de vue étique et émique appliqués à l’altérité : toutefois, les traces éparses que l’on a pu mettre en évidence témoignent a minima de l’intérêt qu’il peut porter à la question. Cela étant, c’est également dans les termes d’une esthétique qu’il convient d’inscrire les jeux auxquels Rabelais se livre sur la visibilité de tel ou tel animal, sur les couleurs changeantes d’un autre ou sur les natures possibles d’un dernier. De fait, replacées dans la temporalité de l’acte de lecture, ces incertitudes esquissent des images labiles, en mouvement, qui semblent pouvoir être mises au crédit d’une forme particulière de poétique du grotesque. Celle-ci, dans sa définition la plus large, désigne des images qui fondent leur spécificité dans la continuité des formes, dans l’ostentation du passage de l’une à l’autre. En ce sens, le tarande, puisqu’il trompe l’œil en diffusant sa silhouette dans l’espace environnant, est un

111 On notera que tant les Andouilles que Quaresmeprenant seront eux aussi ressaisis dans leur identité propre : mais le travail de description et de mise en contexte qui la leur offrira s’opérera avec un temps de latence plus étendu que dans le cas du tarande.

112Voir M. DE ASÙA & R. FRENCH, A New World of Animals…, p. 65.

113José DE ACOSTA, Historia natural y moral des les Indias, en que se tratan las cosas notables del cielo, y elementos, metales, plantas, y animales dellas : y los ritos, y ceremonias, leyes, y gouierno, y guerras de los Indios, Madrid : en casa de Alonso Martin, 1608, IV, 36, p. 283-84.

motif grotesque en soi – le devenir de sa forme recoupant celui que, par exemple, Michel Jeanneret assigne à la substance lorsqu’elle est prise dans des processus de métamorphose, dérives matérielles qui peuvent s’imaginer comme une mise en récit du cœur même de cet imaginaire poétique carnavalesque. Dans ce contexte mouvant, écrit-il,

La matière n’est qu’à demi organisée : elle se distribue en moules qui se font et se défont. Elle se présente surtout comme un potentiel, un foyer d’énergies qui semble s’offrir à d’infinies actualisations.114

Mais on peut aussi, en resserrant l’angle, considérer le grotesque du point du vue des critères selon lesquels il choisit, dans le vaste réservoir de formes qu’il a à sa disposition, celles qu’il rapprochera dans une même image. Les historiens de l’art ont ainsi pu montrer que ce type particulier de figuration est sous-tendu par une forme de logique de continuité qui exclut du champ de ses représentations celles qui ne satisferaient pas à certains des principes analogiques qui régissent l’ordonnancement de la nature selon l’épistémè renaissante115. Parmi ces principes figure celui de la concatenatio – ou de la convenientia, selon les termes de Michel Foucault –, « […] ressemblance liée à l’espace dans la forme du “proche en proche” »116. L’hybride grotesque exprime donc, au delà de son incongruité première, une continuité harmonique dont les accords intermédiaires, fussent-ils assourdis, résonnent à l’esprit de qui explore les correspondances discrètes que cèle son corps ; dès lors, cet hybride s’envisage aussi comme un condensé des similitudes graduées qui font la nature – une vision du monde qui est par exemple celle, largement suivie au XVIe siècle, de Jérôme Cardan :

Il semble […] que Nature petit à petit passe d’vne extremité à l’autre,

& qu’elle conjoint les choses fort distinctes par autres choses moiennantes […]117

Il est malaisé d’assurer que les choses moiennantes auxquelles Pantagruel fait recours dans sa première tentative d’identification des Andouilles – une similitude de comportement, et peut-être de forme, avec la belette ou l’hermine – suffisent à rendre manifeste l’insertion des indigènes de l’Isle Farouche dans une harmonie naturelle générale. Le fait que Xenomanes corrige son appréciation

114 Michel JEANNERET, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris : Macula, [1997] (« Argô »), p. 124.

115Voir Philippe MOREL, Les Grotesques. Les figures de l’imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance, Paris : Flammarion, 2001 (« Champs »), p. 80-86.

116 Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris : Gallimard, 1966 (« Tel »), p. 33.

117 Jérôme CARDAN, Les Livres de Hierome Cardanus medecin milannois, intitules de la Subtilité, et subtiles inventions, ensemble les causes occultes, & raisons, d’icelles, Traduis de Latin en Francois, par Richard le Blanc, Paris : par Guillaume le Noir, rue S. Iaques à la Rose blanche couronnee, 1556, V, p. 106.

semble plutôt plaider pour le fait que les analogies choisies par le géant s’avèrent trop partielles, peut-être périphériques, et que l’illusion passagère à laquelle il cède tend à déformer l’objet qu’il observe : si le grotesque se donne pour but de dévoiler, tout en les subsumant dans une figuration tout sauf immédiate, les continuités de la nature, cette image-ci risque de se retrouver à l’une des extrémités de son champ, là où l’harmonie cède peu à peu le pas à la dissonance et à une esthétique de la discontinuité, du difforme, davantage caractéristiques du domaine de la caricature118.

Comme nous le verrons, l’imaginaire tératologique rabelaisien gagne en effet à être considéré sous l’angle d’une esthétique de la déformation plutôt que sous celui du grotesque canonique119. Mais on se contentera pour l’heure d’extraire les conséquences de ce que ces deux régimes de figuration partagent : le pouvoir de créer des images en mouvement. De fait, dans le domaine précis des perceptions contrariées dont les mises en scène auront donné la matière de ce chapitre, la temporalité qui se déploie entre la survenue de l’illusion optique et sa correction permet la mise en branle, non seulement de débats sur la nature de ce que l’on est en train de voir et sur le type d’attitude herméneutique à adopter, mais également d’une forme de kaléidoscope figuratif qui participe lui-même à troubler un peu plus encore la représentation de l’objet. Ce faisant, la mise en scène du processus de découverte et d’assimilation de l’altérité offre à l’acte de lecture des conditions d’incertitude similaires aux siennes : pour Pantagruel tout comme pour le lecteur, l’identité du tarande emprunte successivement, dans le fil chronologique de sa description, à celle du taureau, du cerf, de l’ours, et ainsi de suite jusqu’au caméléon. De même les Andouilles qui surgissent en plein milieu du banquet sur l’isle Farouche adoptent-elles effectivement pour un moment la silhouette d’un écureuil ou d’une belette. Ce jeu sur le déceptif est aussi un art de la surprise, et c’est peut-être là, parallèlement aux résurgences d’un discours critique sur les modes de description de l’altérité, que se manifeste aussi une notion de plaisir du texte : pour des voyageurs en butte aux identités changeantes des habitants d’un monde neuf, la rançon émotionnelle de la confrontation s’étend de l’anxiété à l’admiration ; le lecteur, lui, filtre ces affects pour en retenir le plaisir de l’étonnement.

118Voir P. MOREL, Les Grotesques…, p. 84.

119Voir chapitre 8 de ce travail.

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