• Aucun résultat trouvé

Eléments de tératologie rabelaisienne

Jean Céard l’a montré de manière magistrale : la tératologie est au XVIe siècle un champ de bataille1. Je ne rouvrirai pas l'enquête : en m'appuyant sur ses conclusions, il s'agira plutôt de mettre en évidence quelques traits généraux de la variabilité du discours sur les monstres à la Renaissance, dans la mesure où Rabelais se fait l’écho de cette disparité dans les quelques passages de son œuvre où, par des digressions aux statuts variés, il envisage non pas le monstre dans sa singularité, mais le monstrueux sous l'angle de sa – ou à vrai dire de ses – définition(s).

Une première observation semblera aller à l’encontre d’un portrait de la tératologie renaissante en zone de conflit – ce sera, à peu de choses près, la seule : de manière très générale, réfléchir aux causes de l’apparition du prodige mène ceux qui s'y adonnent à choisir entre deux directions. Mais, comprises comme étiologies, ces voies sont, sinon contraires, du moins concurrentes : l'une de ces options, d'inspiration aristotélicienne, verra dans le monstrueux le résultat d’une domination imparfaite de la matière par la forme, se traduisant par la notion d’écart par rapport à une norme. C’est le propos de la Physique, c’est aussi un passage célèbre De la Génération des animaux :

[…] celui qui ne ressemble pas aux parents est déjà, à certains égards, un monstre : car dans ce cas, la nature s'est, dans une certaine mesure, écartée du type générique.2

Chez Aristote s'exprime une nature, sinon potentiellement peccamineuse, du moins présentant dans son fonctionnement l’inquiétante possibilité de générer des erreurs. Il prend toutefois soin de préciser quelque peu plus bas :

[…] le monstre appartient à la catégorie des phénomènes contraires à la nature, à la nature considérée non pas dans sa constance absolue, mais dans son cours ordinaire : car du point de vue de la nature éternelle et soumise à la nécessité, rien ne se produit contre nature, alors que c'est l'inverse dans les phénomènes qui, dans la généralité des cas, sont d'une façon, mais peuvent aussi être autrement.3

1 Jean CÉARD, La Nature et les prodiges. L’insolite au XVIe siècle, Genève : Droz, 1996 (« Titre courant », 2).

2 ARISTOTE, De la génération des animaux, éd. / trad. P. Louis, Paris : Les Belles Lettres, 1961 (« Collection des universités de France »), IV, 2, p. 146.

3 Ibid., IV, 4, p. 155.

On aura reconnu ici un biais relativiste que l’on retrouvera dans la seconde option générale qui rythme le débat tératologique, celle de saint Augustin :

Nous disons certes que tous les prodiges vont contre la nature, mais c'est faux. Comment peut, en effet, aller contre la nature ce qui se produit par la volonté de Dieu, alors que c'est la volonté d'un si grand créateur qui fait la nature de toute chose créée ? Un prodige ne se produit donc pas contre la nature, mais contre ce qui est pour nous la nature connue.4

Surtout, saint Augustin prend appui sur la perfection du plan divin et sur les faiblesses de l’esprit de l’homme pour développer une pensée du monstre qui n’en fait plus le rejeton angoissant d’une erreur de la nature, mais au contraire le témoin souvent inaperçu de la toute-puissance de Dieu. A la faute aristotélicienne – qui n’en reste pas moins telle même si elle ne menace pas l’équilibre de la Nature dans son entier – s’oppose la volonté divine augustinienne. L’idée d’un Dieu créateur ne peut s’accommoder de celle d’une résistance de la matière.

Cette dichotomie très générale pourrait sembler satisfaisante et permettre de ranger les penseurs du monstrueux dans deux camps aux frontières bien définies.

Toutefois, en examinant d’un peu plus près ce qui s’écrit sur le prodige, on se rendra compte, en caricaturant quelque peu, que l’on trouve de tous temps à peu près autant de discours sur le monstrueux que de tératologues. A l’ombre des principes généraux de la causalité des monstres, peu d’éléments de débat font consensus, le premier XVIe siècle ne faisant pas exception à cette polyphonie, pour ne pas dire cette cacophonie. On s’y combat sur de multiples fronts : dans une visée taxinomique, sur l’appartenance ou non de tel ou tel fait à la catégorie du prodige ; dans une visée divinatoire, sur la possibilité qu'aurait ce dernier de convoyer des signes avant-coureurs et, dans l’affirmative, sur la manière de les déchiffrer ; en termes de représentation, sur la description même de certaines merveilles de la nature ; enfin, sur la réalité même, sur la possibilité de l'existence des monstres et prodiges. L’exemple de la publication, à Bâle en 1552 – le Quart Livre paraîtra la même année dans sa version définitive –, du Prodigiorum Liber de l’historien romain Julius Obsequens (IVe siècle ap. J.-C.) par les soins de Conrad Lycosthene est à ce titre frappante5. Lycosthene fait en effet le choix d’adjoindre au texte d’Obsequens deux opuscules : le De Prodigiis de Polydore Vergile, et le De Ostentis de Joachim Camerarius, datant respectivement de 1531 et 1532, et de ce fait contemporains de la rédaction et de la publication du Pantagruel. Or, comme le rappelle Jean Céard, ces deux textes professent des opinions diamétralement opposées quant à la réalité des prodiges :

4 SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu. Œuvres, II, éd. L. Jerphagnon, Paris : Gallimard, 2000 (« Bibliothèque de la Pléiade »), XXI, VIII, p. 979.

5 J. CÉARD, La Nature et les prodiges…, p. 161 et suivantes.

[on trouve] sous la plume de Polydore Vergile […] une vive réfutation de la croyance aux prodiges, puis, de la part de Camerarius, un chaleureux plaidoyer en leur faveur.6

La collision, dans le même espace imprimé, d’opinions contemporaines aussi contradictoires peut avoir le don de surprendre. Elle témoigne surtout de l’instabilité de la notion de prodigieux.

Bien des causes pourraient être invoquées pour éclairer les raisons de cette instabilité ; je me contenterai ici de deux explications plausibles, et utiles lorsqu’il s’agira de réintégrer Rabelais dans le débat. La première est d’ordre quantitatif : le siècle qui s’ouvre avec l’imprimerie et se termine avec la publication du Quart Livre est une période de fourmillement dans le domaine des écrits sur les mirabilia, qui associe l’accumulation de textes anciens exhumés ou préservés de l’oubli par une longue tradition (ainsi, depuis sa première édition vénitienne de 1469, l’Histoire naturelle de Pline est un succès de presses qui ne se démentira qu’avec l’entrée dans le XVIIe siècle) à celle d’écrits neufs dont la fréquence de publication s’accélère avec les récits et cosmographies que les voyageurs ramènent du Nouveau Monde. Ainsi, pour le domaine restreint de la zoologie, Philippe Glardon remarque :

A partir de 1524, les travaux sur l’histoire naturelle des animaux se multiplient, en différents lieux d’Europe, pour atteindre un point culminant, dans la décennie médiane du siècle. Entre 1551 et 1558, en effet, sont imprimés les plus beaux et les plus complets des ouvrages d’histoire naturelle, qui vont connaître ensuite un succès durable, et servir de modèles, à divers titres, jusqu’au début du XVIIIe siècle […]7

Si la multiplication des textes est naturellement propice à l’éparpillement des propos sur le monstre, le fait qu'elle aille de pair avec une grande diversité disciplinaire ajoute aux modulations des discours : l’occultiste Cornelius Agrippa ne parlera pas du prodige de la même manière que le médecin Paré, qui n’en parlera pas comme le naturaliste Rondelet, qui lui-même se différenciera de Rabelais… A ce titre, l’exemple du Veau-Moine est frappant : on rappellera que ce monstre, alliant un corps bovin à un appendice crânien ressemblant à un capuchon monacal et censément né en 1522 en Saxe, fut premièrement popularisé par Luther et Melanchthon8. Dans la visée polémique qui est la leur, le Mönchkalb est investi de la valeur de signe divin à décoder selon un code allégorique qui fait accéder le prodige au rang de dénonciation de la pratique monastique. Par contre,

6 Ibid., p. 163.

7 Philippe GLARDON, « L’Histoire naturelle au XVIe siècle : historiographie, méthodologie et perspectives », Gesnerus, 63 (2006), p. 280-98, p. 281. L’auteur indique que ce n’est qu’à partir du milieu du siècle que « les ventes de traductions d’auteurs antiques s’essoufflent » (id.).

8 Martin LUTHER & Philippe MELANCHTHON, Deuttung der zwo grewlichen Figuren Bapstesels zu Rom vnd Munchkalbs zu Freyberg jn Meyssen funden, Wittenberg : Johann Rhau-Grunenberg, 1523.

lorsque Ambroise Paré reprendra ce même Veau-Moine pour l’intégrer dans ses Monstre et prodiges (première édition en 1573), il lui retirera sa portée symbolique pour l’utiliser (Jacob Rueff l’avait déjà fait en 1554 dans son De Conceptu et generatione hominis) comme exemple d’une réflexion sur l’étiologie médicale des monstruosités : ce prodige est de ceux « qui se font par imagination » de la mère lors de la grossesse9. Si l’on devait rapprocher Luther et Paré – outre que leurs descriptions du Mönchkalb donnent à voir un même objet –, ce serait par leur vœu commun de rechercher une causalité du monstre : mais le premier la rapporte à l’ire de Dieu, alors que le second en fait le résultat des angoisses de la parturiente. De plus, le réformateur assortit sa description d’une élaboration symbolique basée sur une sémiologie monstrueuse, ce que le médecin ne fait pas.

Cet exemple pourrait être répété ad libitum dans les variations du débat tératologique contemporain de Rabelais : des expressions de causalités différentes (théologique, philosophique, mythologique, médicale, géographique…) s’y côtoient, parfois – comme chez Paré d'ailleurs – au sein d’une même œuvre, et se partagent l’espace du discours sur les mirabilia avec des textes dont la visée étiologique est escamotée au profit d’options descriptives et/ou taxinomiques (ce qui est le cas, dans les grandes lignes, de la littérature viatique et de certains traités zoologiques et botaniques).

Le débat tératologique irrigue bien entendu aussi les textes proprement littéraires, autres grands pourvoyeurs de formes étranges : le physetère du Quart Livre n’aurait sans doute pas existé, ou en tous cas pas sous sa forme précise, sans son prédécesseur de l’Histoire naturelle de Pline. Mais chez Rabelais, en plus d’un phénomène d’irrigation, on notera la présence d’une réverbération du débat sur les monstres : non plus seulement prêt de formes, mais au surplus résurgences au sein du texte de théories sur la nature et la définition du phénomène monstrueux en soi.

Rabelais n’est pas à proprement parler tératologue. On trouve néanmoins chez lui, parsemés dans toute l’œuvre, quelques propos ouvrant sur des développements de taille variable et empruntés à diverses traditions d’explication du fait monstrueux. J’insiste sur cette diversité : moins que d’une incohérence du texte rabelaisien, elle me semble témoigner d’une mise en scène dirigée de la variété du débat tératologique : nous verrons que les retouches auxquelles il soumet ces aperçus théoriques sont les marques de récritures destinées à les soumettre à des exigences de narration et de composition.

Si Rabelais n’est pas tératologue, il est médecin, qui plus est très au fait des développements de la théorie et de la pratique anatomiques – Etienne Dolet célébra par une ode latine le savoir de Rabelais en la matière, et une autopsie menée par ce dernier semble en tous cas attestée pour 153710. Mais

9 Ambroise PARÉ, Des Monstres et prodiges, éd. J. Céard, Genève : Droz, 1971 (« Travaux d’Humanisme et Renaissance », 115), p. 35.

10 Rabelais reçoit un écu d’or le 17 novembre de cette année « pour une démonstration d’anatomie », indique Mireille Huchon (François RABELAIS, Œuvres complètes, éd. M. Huchon,

paradoxalement, alors que le corps médical est l’un des lieux majeurs de la réflexion sur la monstruosité, on ne trouvera chez Rabelais aucune réflexion sur le processus de génération – au sens strictement physiologique du terme - des monstres11.

On trouve par contre chez lui un échantillon d’autres topoï de la causalité des monstres. Ces lieux communs se répartissent en trois ensembles, donnant lieu à deux discours concurrents en termes de philosophie naturelle : le premier associe la notion d’écart au travail d’une Nature relativement indépendante et dont l’altérité des productions est redevable soit à des conditions géographiques particulières, soit, sous le couvert d’une mise en récit mythologique, à une « anti-nature » considérée comme reflet inversé du monde commun. Le second discours nie toute indépendance à la Nature et, dans une réflexion qui peut allier une théologie à une sémiologie – et une causalité à une fonction –, fait du monstrueux le vecteur privilégié de l’adresse de Dieu aux hommes. Dans un cas comme dans l’autre, nous faisons face à des considérations courantes pour le XVIe siècle. Je vais, dans les quelques pages qui suivent, évoquer les sources des principes tératogènes auxquels Rabelais fait référence, et montrer de quelle manière et dans quels buts ce dernier les réinvestit, voire les gauchit.