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« Monstre » polymorphe

Forme la plus courante de la tétrade augustinienne, « monstre » offre au XVIe siècle une large variété d’emplois. Dans le Dictionarium Latinogallicum22, ses usages le lient aux champs sémantiques de l’« estrange » (c’est-à-dire aussi, dans son acception la plus courante au XVIe siècle, de l’étranger, de l’ailleurs), de la merveille, de la contre-nature et du difforme (« contrefai[c]t[e/s/z] »). On trouve donc chez Estienne une triple postulation monstrueuse : géographique (l’objet tératologique comme production exotique) ; épistémologique (le monstre comme écart par rapport à une norme, en l’occurrence celle de la nature, trait que l’on peut faire remonter à Aristote) ; et étiologique – par l’accent mis sur la difformité, Estienne fait ressurgir le Stagirite par le biais d’un motif que ce dernier corrèle au précédent : la forme monstrueuse est le résultat d’une résistance de la matière à l’action plasmatrice de la semence23.

Le Thresor de la langue françoyse indique que la définition de « monstre » se développe chez Nicot sur une aire plus resserrée :

Monstre, penac. Tantost est masculin procedant de ce vocable Latin Monstrum, et signifie une chose forvoyant du commun en figure ou autre chose qui est de son naturel, et vient tant le Latin que le François du verbe Latin Monstro, tout ainsi que Ostentum de Ostendo. Mais le François ne retient pas en ce l’energie dudit mot Latin, et en use pour ce qui est contre la nature, Cic. lib. 2. de diuinat. Vlpian. l. Ostentum. ff. de verb. et rer.

signific.24

Les axes géographique et étiologique sont absents de la définition qu’il donne, mais le lexicographe remet en scène l’idée d’une monstruosité considérée comme l’écart que représente l’objet tératologique par rapport à un modèle normatif (« une chose forvoyant du commun en figure ou autre chose qui est de son naturel »), voire, passant du régime de la différence à celui de l’opposition, comme une force agissant en sens contraire de celui d’un cours naturel (« ce qui est contre la nature »).

Enfin, le Dictionarie of the French and English Tongues de Cotgrave, s’il reprend à son compte l’épistémè de la contre-nature de ses devanciers, se concentre particulièrement sur l’infraction que réalise le monstre aux dépens d’une théorie des formes, sur le mode de la non pertinence (mishapen) ou de l’excès (exorbitant) :

22 « Monstre » et ses dérivés apparaissent aux entrées suivantes : « monstrum », « monstrosus »,

« monstrose », « monstrifer », « monstrifice », « orior », « ostentum », « recte », « concurro »,

« viduatus », « portentificus », et « insideo ».

23 ARISTOTE, De la génération des animaux, éd. / trad. P. Louis, Paris : Les Belles Lettres, 1961 (« Collection des universités de France »). Voir section 3.1 de ce travail.

24J. NICOT, Thresor…, art. « Monstre ».

Monstre : m. A monster ; a deformed creature ; a thing thats fashioned, or bred contrarie to nature.

[…]

Monstrüeusement. Monstrously ; mishapenly, most deformedly, or defectively ; against the course of nature.

Monstrüeux : m. euse : f. Monstrous ; mishapen ; defective, exorbitant, unnaturall, or most contrary to nature.25

Ainsi posée chez Estienne, Nicot et Cotgrave, l’altérité du monstre prendra toute son importance lorsqu’il s’agira d’analyser les perturbations qu’elle introduit dans le fonctionnement analogique de l’imaginaire renaissant, cet « imaginaire spéculaire »26, selon la formule séduisante de Claude-Gilbert Dubois. De fait, le

« fourvoiement » que réalise la forme monstrueuse fait accroc dans la trame de la connaissance : les trésors d’ingéniosité comparatiste déployés par certains tératologues pour extraire de l’altérité formelle du monstre une description stable attestent d’ailleurs de la difficulté à s’approprier les distorsions d’un corps paradoxal.

La récolte d’usages littéraires engrangée par Edmond Huguet27 fait majoritairement coïncider le monstrueux avec le miraculeux, le prodigieux et l’extraordinaire. Mais elle rend de plus manifeste l’extension du spectre d’attribution du terme monstre au-delà d’une simple théorie des formes : c’est, aujourd’hui aussi, rappeler une évidence, mais le schème monstrueux ne sert pas qu’à désigner des phénomènes extraordinaires ou à rendre sensibles les caractéristiques de formes ou de capacités biologiques aberrantes ou extrêmes, il s’emploie également pour évaluer, par exemple, une tournure morale condamnable. Cette extension d’une philosophie naturelle à une éthique, et d’une visée descriptive à une fonction de commentaire – en l’occurrence moral –, ne se lit qu’en filigrane chez Nicot, Estienne ou Cotgrave.

Les citations qu’Edmond Huguet recueille font également remonter à la surface un dernier champ sémantique, laissé malgré l’étymologie (monstrare) dans une ombre relative par les dictionnaires contemporains : celui du monstre comme objet d’un discours divinatoire, usage qui le rapprocherait donc des significations réservées prioritairement à prodigium, portentum et ostentum. On remarquera tout d’abord – et cela rend justice tant à Dolet qu’à Pomponazzi –, que les frontières sémantiques élevées par ces spécialistes que sont les lexicographes tendent à se diluer dans l’usage, sinon courant, du moins littéraire. Mais on ajoutera que la fonction mantique de monstre semble au pire marginale, et au mieux subordonnée à son utilisation comme caractérisation d’un fait qui paraît entrer en relation critique avec les lois de la nature telles qu’elles sont communément partagées. Chez Rabelais d’ailleurs, si le monstre comme présage

25R. COTGRAVE, Dictionarie…, art. « Monstre », « Monstrüeusement », « Monstrüeux ».

26Claude-Gilbert DUBOIS, L’Imaginaire de la Renaissance, Paris : Presses universitaires de France, 1985 (« Ecriture »).

27 E. HUGUET, Dictionnaire…, art. « monstre », « monstreux », « monstricide », « monstrifique »,

« monstrosité », « monstrueusement », et « monstrueux ».

peut apparaître, ce n’est que de manière quantitativement mesurée – et il se trouve dans ces cas-là bien souvent enserré dans le reste de la tétrade augustinienne, indiquant qu’on se trouve là face à la citation d’une formule globale, comme lexicalisée. On ne cherchera pas ici à opposer de manière stricte le monstre et le prodige – Jean Céard a justement consacré son maître livre à la labilité, à la variabilité, voire à l’interchangeabilité des éléments du vocabulaire tératologique de la Renaissance28. Tout au plus posera-t-on qu’au regard des définitions qu’en donnent les lexicographes contemporains et des quelques emplois que l’on trouve chez Rabelais, des faisceaux d’usages déplacent légèrement monstrum vers le domaine des naturalistes et prodigium vers celui des astrologues. Les tératologues du début du XVIIe siècle, comme Liceti, consacreront explicitement cette dissociation29

Revenons au détail du relevé du Dictionnaire de la langue française du seizième siècle. Si la dimension étroitement étiologique en est absente, on y retrouve, dans le domaine des causalités éloignées, certaines considérations épistémologiques traditionnelles sur la contre-nature, ainsi que, dans le champ de la caractérisation formelle, plusieurs expressions de la théorie aristotélicienne du monstrueux comme écart par rapport à une norme. Cette divergence se manifestera sur un plan éthique – par exemple chez Calvin – ou sur un mode biologique: en l’occurrence, l’écart à la norme se matérialise souvent sous l’espèce du dépassement – Edmond Huguet rappelle entre autres exemples la taille extrême des géants rapportée à l’usage commun chez Rabelais, ou l’ouïe surhumaine d’Henri IV selon d’Aubigné. L’écart peut également se manifester sous la forme de la disproportion, dont le lexicographe va chercher un exemple chez les macrocéphales de la Cosmographie universelle de Thevet, ouvrant par là même sur la thématique causale de l’exotisme tératogène. L’existence de deux registres de l’écart – taille et proportions aberrantes – doit être soulignée : elle fournira un embranchement possible pour une taxinomie des productions monstrueuses rabelaisiennes qui s’appuierait sur la problématique de l’étendue (megethos) et de l’ordre (taxis) comme critères du beau et de l’intelligible tels que définis par la Poétique d’Aristote30. En liant la proportion à l’intelligibilité, la réflexion sur le monstrueux chez Rabelais ouvre une discussion qui sera une

28J. CÉARD, La Nature et les prodiges…

29ID., « Monstres et monstruosités… », p. 212.

30« […] puisque le bel animal et toute belle chose composée de parties supposent non seulement de l’ordre dans ces parties mais encore une étendue qui n’est pas n’importe laquelle, car la beauté réside dans l’étendue et dans l’ordre, et c’est pour cela qu’un bel animal ne peut être ni extrêmement petit (car la vue est confuse quand elle ne dure qu’un moment presque imperceptible), ni extrêmement grand (car dans ce cas on ne l’embrasse pas du regard, mais au contraire l’unité et la totalité échappent à la vue du spectateur ; qu’on imagine par exemple un animal qui aurait des milliers de stades de longueur…) il s’ensuit que, de même que pour les corps et pour les animaux il faut une certaine grandeur, telle cependant qu’on puisse aisément l’embrasser du regard, de même pour les fables il faut une certaine étendue, telle cependant que la mémoire puisse aisément la saisir » (ARISTOTE, Poétique, éd. / trad. J. Hardy, Paris : Gallimard, 1996 [« Tel »], 1450b-51a, p. 91).

préoccupation constante de cette thèse : quel est le statut du monstre en tant qu’objet de discours, et quelles sont les voies par lesquelles ce même monstre perturbe la diffusion du sens ? On fera remarquer que la recension effectuée par Edmond Huguet couvre ce champ du discours dans le cadre précis de la divination – où le monstrueux se fait signe, présage d’un événement futur31. Notons enfin que, si le monstre dispose des chicanes sur la voie de libération du sens, les occurrences répertoriées par le Dictionnaire de la langue française du seizième siècle indiquent que les textes lui appliquent aussi la qualité d’obstacle dans un sens beaucoup plus prosaïque, en l’occurrence actanciel : l’objet tératologique est un écueil à dépasser, bien souvent en le mettant à mort. Ces deux types d’embûches ne font d’ailleurs souvent qu’une : c’était déjà le cas pour le sphinx d’Œdipe, ce le sera encore chez Rabelais.

Les usages rassemblés dans ces quelques articles ont également pour avantage de faire apparaître un corpus de commentaires affectifs récurrents chez la plupart des auteurs. En marge de la caractérisation consciente de la forme monstrueuse, de la recherche des causes de son apparition ou des significations de sa survenue, l’appréciation du tératologique se fait aussi par le biais du pathos : face au monstre, on a tendance à se livrer, à témoigner de sa peur, de sa surprise ou de son ravissement, épanchements qui indiquent, ou reconstruisent dans le cas de la fiction, une prise en charge préconsciente du monstre. Ce n’est que dans un deuxième temps que germeront, sur ces impressions liminaires, une herméneutique et des tentatives d’élucidation32. Sans entrer pour l’instant dans le détail de ces prises en charge affectives, notons que les commentaires qui les réalisent couvrent un nombre mesurable de champs : la crainte (de l’angoisse à l’effroi), le doute (de la suspension de jugement à l’incompréhension), et la curiosité.

Au vu de ce que nous disent les lexicographes, arpenter toute l’étendue de ce dont « monstre » est le nom implique donc de mettre en évidence une série de paramètres : il s’agit tout à la fois de considérer le type de référent (objet particulier ou classe d’objets ; réalité tangible ou tournure morale) que le terme désigne ; les formes qu’il décrit ; les modalités de prise en charge de ces dernières par un énonciateur ; enfin, les fonctions qu’il peut endosser, tant dans une visée actancielle qu’en tant que support d’une élaboration symbolique.

Attributions

Par delà quelques traits marquant sa spécificité, l’emploi par Rabelais des termes de la famille de « monstre » s’inscrit dans les usages mis au jour chez les

31 Edmond Huguet s’appuie entre autres ici sur Jean Louveau et sa traduction d’Apulée, et sur celle des Dicts notables des Lacedaemoniens de Plutarque par Amyot.

32 On retrouve là, étendue à la monstruosité même, la problématique de la structure duale de la narration rabelaisienne mise en évidence par Michel Jeanneret. Voir section 1.2 de ce travail.

lexicographes. S’il utilise avec parcimonie le champ lexical monstrueux, il lui fait adopter un spectre d’attribution plutôt large : chez Rabelais, « monstre » peut désigner un phénomène ou un être particulier (Quaresmeprenant, le physetere33), une classe taxinomique (les « balaines et monstres marins » de Gaster34), ou, plus largement encore, le tératologique compris comme catégorie. On notera toutefois que dans la majeure partie des cas, « monstre » est utilisé pour décrire des phénomènes que nous qualifierions aujourd’hui de biologiques (hommes monstrueux, animaux, plantes plus rarement). De même, l’utilisation du lexique monstrueux comme commentaire éthique apparaît de temps à autre : c’est le cas, dans le domaine d’une philosophie politique, de la métaphore du despotisme que réalisent les « monstres, oppressions, exactions et tyrannies »35 dont Rabelais nous dit, dans le Tiers Livre, qu’Hercule et Alexandre le Grand soulagèrent les humains.

La fréquence de l’usage de « monstre » et de ses dérivés varie au fil des textes : augmentation constante jusqu’au Quart Livre puis léger fléchissement au Cinquiesme Livre36. Cette évolution – même si elle ne peut offrir, par le peu d’éléments qu’elle met en jeu, une analyse statistique rigoureuse – indique que le champ des manifestations insolites de la nature, par comparaison davantage dénoté par le lexème de la merveille37 au cours du cycle de Pantagruel, s’ouvre plus largement à celui du monstrueux dans le cycle de Panurge. Ce déplacement gagne à être considéré comme l’indice d’un mouvement dans l’appréciation des productions insolites de la nature. Chez Rabelais, « monstre » et « merveille » servent tous deux à désigner des objets ou des manifestations insolites : mais le second de ces termes marque dans l’appréhension de ce qu’il désigne un retour à l’étymologie des mirabilia : « ce qui provoque l’émerveillement ». De fait, comme nous le verrons, « merveille » est surtout utilisé pour louer la puissance d’une Nature capable, par des productions exceptionnelles, de surprendre et ravir celui qui les observe.

Le monstre, s’il est tout autant exceptionnel, témoigne – à de rares exceptions près – d’une appréciation plus inquiète : il est le témoin d’une contre-nature, ou à tout le moins l’indice d’une possible faillibilité de la Nature et des causes secondaires de ses productions. La prise de pouvoir du monstrueux sur le merveilleux au fil de la geste semble donc devoir être entendue aussi comme l’inflexion d’une attitude face à l’idée de Nature elle-même : il n’est pas anodin que, chez Rabelais, l’assombrissement du bestiaire tératologique se fasse dès l’odyssée du Quart Livre, entre haute mer et archipels, lieux mêmes de la soudaine expansion de l’univers connu catalysée par les découvertes des grands

33Quart Livre, XXIX-XXXIIII, p. 606-20.

34Ibid., LVII, p. 673.

35Tiers Livre, I, p. 355.

36Aucune occurrence dans le Pantagruel ; trois pour le Gargantua ; six pour le Tiers Livre ; douze pour le Quart Livre et huit pour le Cinquiesme Livre.

37Huit occurrences pour le Pantagruel et le Gargantua ; deux pour le Tiers Livre ; sept pour le Quart Livre et dix pour le Cinquiesme Livre.

voyageurs. Or, comme beaucoup – parmi lesquels Frank Lestringant ou Michel Beaujour – l’ont fait remarquer38, cette extension, et les nouvelletés qu’elle a mises au jour, a pu être ressentie, en termes de vision du monde, comme une forme d’émiettement, d’« archipelisation » – pour adopter un terme courant du vocabulaire de Frank Lestringant – de la conscience géographique, charriant son lot d’inquiétudes quant à l’idée d’une unité de la Nature garantie par le plan divin.

Dans le cas précis de Rabelais, l’évolution du rapport au monstre accompagne une redistribution des traditions tératologiques auxquelles il se réfère. Du cycle de Pantagruel à celui de Panurge, le bestiaire rabelaisien ajoute aux fonds anciens de la philosophie naturelle ou du folklore des formes qui manifestent un exotisme neuf, décliné en nouvelletés dont la prise en charge ne peut se reposer qu’avec peine sur le discours d’autorités préalables. On remarquera que, pour les naturalistes, c'est bien la décontextualisation de ces formes naturelles nouvelles – par exemple en provenance des Amériques – qui constitue l’écueil majeur à leur stratégie descriptive préférée, qui vise à les faire coïncider avec des spécimens déjà répertoriés de l’Ancien monde39. Cette évolution du bestiaire rabelaisien reproduit bien entendu le changement de paradigme stylistique qui oppose les deux cycles : à l’épopée parodique du Pantagruel et du Gargantua succède le démarquage de la littérature viatique incarné dans le Quart Livre et le Cinquiesme Livre.

Formes

Dans une perspective aristotélicienne considérant la forme monstrueuse comme écart par rapport à un modèle, l’utilisation du terme « monstre » ou de ses dérivés, au regard de leurs résonances sémantiques, réalise cet écart par elle-même : on s’approche de la tautologie, mais le monstrueux est par définition ce qui diverge « du commun », pour reprendre la terminologie de Nicot – la variable étiologique d’Aristote (le modèle comme inspiration ascendante) étant ici remplacée par une variable mimétique (le « commun » comme ressemblance par contiguïté). On remarquera toutefois que Rabelais ne se satisfait que rarement de

38 Voir Frank LESTRINGANT, « L’Insulaire de Rabelais, ou la fiction en archipel (pour une lecture topographique du Quart Livre) », Rabelais en son demi-millénaire. Actes du Colloque international de Tours (24-29 septembre 1984), éd. J. Céard & J.-C. Margolin, Genève : Droz, 1988 (« Etudes rabelaisiennes », XXI), p. 249-74 ; ID., Le Livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Vernes, Genève : Droz, 2002 (« Cahiers d’Humanisme et Renaissance », 64) ; ID., « La nouveauté, un scandale très ancien. Note sur la polémique religieuse en France au temps des guerres de religion », Innovation et tradition de la Renaissance aux Lumières, éd. F. Laroque

& F. Lessay, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2002, p. 91-106 ; et Michel BEAUJOUR, « The Unicorn in the Carpet », Yale French Studies, 45 (1970), p. 52-63. Voir également : C.-G. DUBOIS,

« Modernité du XVIe siècle français : “nouvelleté” ou renaissance ? », Modernités, 5 (1994), p.

27-38.

39Voir chapitres 4 à 6 et 10 de ce travail.

l’écart qu’impliquerait la seule utilisation du lexique monstrueux au sens restreint : la tendance est chez lui à un mouvement de surdétermination de la forme tératologique. Ce soulignement peut prendre le biais de l’hyperbole – telle la jument de Gargantua, « la plus enorme et la plus grande que feut oncques veue, et la plus monstreuse »40 –, ou celui d’un discours explicitant la relégation de la dite forme dans le domaine des productions trahissant les modèles que peut offrir la nature – où l’on retrouve les principes, comme dans le Dictionarium d’Estienne, de la causalité aristotélicienne des monstres41. Ainsi par exemple de l’« esclave biguarré » du prologue du Tiers Livre : sa peau est pour partie blanche, pour partie noire mais, contrairement aux précédents fournis par la tradition,

« […] non en compartiment de latitude par le diaphragme, comme feut celle femme sacrée à Venus Indicque […] »42. Rabelais, qui s’inspire ici de Lucien de Samosate, a porté son choix sur une bigarrure organisée non pas selon le plan horizontal mais suivant un axe vertical et de ce fait surdéterminée par rapport à une tradition tératologique et à une forme monstrueuse elle-même déjà dissemblable du modèle uni de la carnation humaine43.

Si la forme monstrueuse fait écart, elle le fait, ainsi que la Poétique d’Aristote le laissait déjà entendre, en suivant les axes déterminés des grandeurs et de l’organisation44, ouvrant ainsi sur la possibilité d’une taxonomie. Chez Rabelais, on remarquera que lorsque les termes de la famille de « monstre » sont utilisés pour décrire des phénomènes biologiques, les formes qu’ils désignent se singularisent par une surreprésentation de figures jouant sur la notion d’ordre (« taxis ») plutôt que sur celle d’étendue (« megethos »). Les géants ou le

« physetere » du Quart Livre45, figures canoniques de l’extrême grandeur, font office de notables exceptions. Mais observons Quaresmeprenant ou le cochon ailé

40Gargantua, XVI, p. 46, je souligne.

41Pour un exposé plus conséquent des conceptions rabelaisiennes sur la genèse des monstres, voir chapitre 3 de ce travail.

42Tiers Livre, « Prologue », p. 350.

43L’écart peut, c’est principalement le cas dans le Quart Livre et dans le Cinquiesme Livre, être désigné comme une conséquence de l’altérité géographique : en effet, si l’espace qui s’ouvre à la navigation après l’escale sur Medamothi (Quart Livre, II-IIII, p. 540-47) a quelques fois les atours

43L’écart peut, c’est principalement le cas dans le Quart Livre et dans le Cinquiesme Livre, être désigné comme une conséquence de l’altérité géographique : en effet, si l’espace qui s’ouvre à la navigation après l’escale sur Medamothi (Quart Livre, II-IIII, p. 540-47) a quelques fois les atours