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La figure du monstre dans l'œuvre de Rabelais

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Thesis

Reference

La figure du monstre dans l'œuvre de Rabelais

SIMON, Philippe

Abstract

Le bestiaire monstrueux qui peuple les œuvres de Rabelais est l'un des points d'intérêt majeurs de l'œuvre d'Alcofrybas. Cette étude se propose de reprendre la problématique en l'analysant sous l'angle du motif de la « rencontre avec le monstre » tel qu'il est mis en scène dans les récits, du Pantagruel au Cinquiesme Livre. Ce mode de prise en charge du texte permettra de définir une forme de phénoménologie de la perception du monstre rabelaisien, du stade restreint de la diégèse (au niveau des liens que cette phénoménologie entretient avec l'idée d'illusion perceptive ou de la gestion de la notion de l'estrange par les personnages), à celui de l'effort herméneutique qui est demandé au lecteur. La figure du monstre se révèle alors comme l'un des modèles du pacte de lecture exprimé par Rabelais dans les passages inauguraux du « Prologue » du Gargantua.

SIMON, Philippe. La figure du monstre dans l'œuvre de Rabelais. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2017, no. L. 902

URN : urn:nbn:ch:unige-989139

DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:98913

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:98913

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Philippe SIMON

La figure du monstre dans l'œuvre de Rabelais

*

Thèse présentée à la Faculté des Lettres de l'Université de Genève (Département de français moderne)

Octobre 2017

Jury

Professeur Olivier POT, Université de Genève, directeur de thèse.

Professeur Roberto LEPORATTI, Université de Genève, Président du Jury.

Professeur Michel JEANNERET, Université de Genève.

Professeur Jean-Claude MÜHLETHALER, Université de Lausanne.

Professeur Isabelle PANTIN, Ecole Normale Supérieure, Paris.

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A mes parents, Michelle et Henri A ma femme, Cynthia

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Avant-propos

Voici quatre monstres. Le premier, c'est le Béhémoth biblique:

Mais regarde donc Béhémoth, ma créature, tout comme toi ! Il se nourrit d'herbe, comme le bœuf.

Vois, sa force réside dans ses reins, sa vigueur dans les muscles de son ventre.

Il raidit sa queue comme un cèdre, les nerfs de ses cuisses s'entrelacent.

Ses os sont des tubes d'airain, sa carcasse, comme du fer forgé. (Jb, 40, 15-18)

Le deuxième nous vient d'Homère, c'est Scylla :

Son lugubre aspect afflige même les dieux : douze pieds difformes soutiennent son corps d'où sortent six cols allongés et six têtes horribles. De triples rangées de dents fortes et serrées remplissent ses gueules, séjour de la sombre mort.1

Le troisième se nomme Quaresmeprenant, et est de l'invention de Rabelais:

Quaresmeprenant […] quant aux parties internes a […] la cervelle en grandeur, couleur, substance, et vigueur semblable au couillon guausche d'un Ciron masle.

Les ventricules d'icelles, comme un tirefond.

L'excrescence vermiforme, comme un pillemaille.

Les membranes, comme la coqueluche d'un moine.

L'entonnoir, comme un oiseau de masson […]

- Voylà, dist Pantagruel, une estrange et monstrueuse membreure d'home : si home le doibs nommer.2

Le quatrième et dernier est né de l'imagination de H. P. Lovecraft, et s'appelle Cthulhu:

1 HOMÈRE, « L'Odyssée », Œuvres complètes, éd. / trad. P. Giguet, Paris : Hachette, 1857, XII, p.

483.

2 Quart Livre, XXX, p. 608, & XXXII, p. 614. Sauf indication contraire, les références aux œuvres de Rabelais renvoient à François RABELAIS, Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris : Gallimard, 1994 (« Bibliothèque de la Pléiade »).

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La Chose ne peut être décrite – il n'existe aucun langage pour traduire de tels abîmes de démence aiguë et immémoriale, d'aussi atroces contradictions de la matière, de la force et de l'ordre cosmique.3

Ces textes sont étrangers les uns aux autres – l'écriture rabelaisienne est aussi différente de celle de l'Ancien Testament que le propos de Rabelais l'est de celui du maître de l'épouvante du XXe siècle. Il paraîtrait absurde de comparer ces discours: essayons tout de même.

En s'en tenant à des données très générales, on pourrait alors dire que, pour décrire le monstre, le Livre de Job tout comme le Quart Livre utilisent, au sens large, des procédures analogiques: les parties du corps de Béhémoth sont

« comme ceci », les organes de Quaresmeprenant sont « comme cela ». De l'autre côté du spectre, on pourra dire que tant Rabelais que Lovecraft font, dans leur travail descriptif, aveu d'impuissance: Pantagruel ne sait si le portrait qui lui est fait de Quaresmeprenant décrit un être humain ou non, et la forme de Cthulhu reste suspendue dans l'indécision de la phrase qui la donne – énonciations du doute absentes des paroles biblique ou homérique.

Loin de moi l'idée de vouloir tracer – surtout avec des points si rares et si éloignés les uns des autres – la ligne d'une évolution de la représentation textuelle du monstre. Ce qu'il semble par contre possible de soutenir, c'est que les canons de cette représentation ne sont pas invariables au regard de l'histoire littéraire.

Comme on le verra, ils ne le sont pas davantage au sein même de l'œuvre de Rabelais – et cette fluctuation semble d'ailleurs prendre chez lui la forme d'un développement historiquement marqué: la critique rabelaisienne, même s'il faudra nuancer son propos, s'accorde en effet à reconnaître que, du cycle de Pantagruel (qui regroupe le Pantagruel et le Gargantua) à celui de Panurge (qui court du Tiers Livre au Cinquiesme Livre4), les monstres rabelaisiens perdent en netteté: à des formes données comme globalement stables telles que les géants (Gargantua et Pantagruel bien entendu, mais aussi Loupguarou) succèdent des objets plus ambigus – Quaresmeprenant en est un, aux côtés par exemple de Grippeminault, dont le narrateur du Cinquiesme Livre dit explicitement ne pas trop savoir à quoi il ressemble...

L'objectif premier de ce travail est de reposer les conditions qui permettent d'affirmer la présence de ce trouble au sein des nombreuses images tératologiques développées par Rabelais: si les monstres se font indéniablement plus ambigus au fil de l'avancée de l'œuvre, on verra toutefois que ce mouvement n'est pas parfaitement linéaire et que, par certains biais, les monstres du cycle de Pantagruel

3 Howard Phillips LOVECRAFT, « L'Appel de Cthulhu », Les Mythes de Cthulhu. Légendes et mythes de Cthulhu. Premiers contes. L'Art d'écrire selon Lovecraft, éd. F. Lacassin, Paris : Robert Laffont, 1991 (« Bouquins »), p. 60-88, p. 86.

4 J'intègre le Cinquiesme Livre, à l'authenticité quelques fois contestée, dans le champ de mes recherches. Je m'appuie en l'espèce sans réserves sur les conclusions de Mireille Huchon, pour qui ce texte est constitué de brouillons préparatoires de la main de Rabelais, et assemblés après sa mort. Voir Mireille HUCHON, Rabelais grammairien. De l’histoire du texte aux problèmes d’authenticité, Genève : Droz, 1981 (« Etudes rabelaisiennes », XVI).

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ne sont pas tous aussi nets que ce que l'on a prétendu d'eux, et que leurs homologues du cycle de Panurge ne sont pas unilatéralement condamnés au flou éternel.

Le second vœu des pages qui vont suivre sera de repenser les conséquences de cette ambiguïté pour l'interprétation du texte. De fait, on a là le nœud d'une opposition historique au sein de la critique rabelaisienne, et déjà relativement ancienne puisqu'elle prend racine au milieu du XXe siècle chez Leo Spitzer qui, dans deux célèbres contributions5, condamnait ceux qui se livraient à la lecture historicisante d'un texte à considérer selon lui comme un pur objet poétique.

Inutile, selon Spitzer – sinon au risque d'asphyxier la suggestivité rabelaisienne –, de tenter de mettre au jour les échos des tourments de la première moitié du XVIe siècle dans une œuvre dont les mécanismes internes sont de toutes manières bien assez remarquables pour monopoliser l'attention. Cet antagonisme de deux modes d'interprétation globale de Rabelais se réverbère bien entendu dans la prise en compte d'éléments thématiques de rang inférieur : le monstre en est un, et son positionnement critique s'est longtemps retrouvé écartelé entre des lectures que François Rigolot qualifiait de « positivistes »6 – par exemple celles de Gérard Defaux7 ou d'Edwin M. Duval8 – et d'autres, davantage intéressées par la manière dont la figure monstrueuse dissipe la manifestation de son propre sens9 – on pense bien entendu à celles de Michel Jeanneret10, mais aussi à celles de Michel Beaujour11 ou de Samuel Kinser12. Ainsi Gérard Defaux articule-t-il sa

5 Leo SPITZER, « Le prétendu réalisme de Rabelais », Modern Philology, 37/2 (1939), p. 139-50 ; ID., « Rabelais et les “Rabelaisants” », Studi Francesi, 4 (1960), p. 401-23.

6 François RIGOLOT, « Désamorcer la peur des monstres : de Rabelais à Montaigne », Les Grandes peurs, 2. L’Autre. Colloque de Nancy (30 septembre – 3 octobre 2003) organisé par l’ADIREL avec la participation du Centre d’Etudes des Milieux Littéraires de l’Université Nancy 2, éd. M. Bertaud, Genève : Droz, 2004 (« Travaux de Littérature », XVII) p. 135-45, p.

138.

7 Gérard DEFAUX, « Rabelais contre les Eglises : pour une “lecture cosmographique” du Quart Livre », Etudes rabelaisiennes, XXX (1995), p. 137-203 ; ID., « Hoc est porcus meus : Rabelais et les monstres du Quart Livre », Travaux de littérature, IX (1996), p. 1-14.

8 Edwin M. DUVAL, The Design of Rabelais's « Quart livre de Pantagruel », Genève : Droz, 1998 (« Etudes rabelaisiennes », 36 / « Travaux d'humanisme et Renaissance », 324).

9 Au-delà de la seule problématique du monstrueux, on se reportera ici aux différentes contributions de Rabelais et la question du sens, éd. J. Céard, M.-L. Demonet & S. Geonget, Genève : Droz, 2011 (« Etudes rabelaisiennes », XLIX / « Travaux d'Humanisme et Renaissance », CDLXXIV).

10 On pourra se référer, dans une très large bibliographie, à Michel JEANNERET, Le Défi des signes.

Rabelais et la crise de l’interprétation à la Renaissance, Orléans : Paradigme, 1994 (« L’atelier de la Renaissance ») ; ID., Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris : Macula, [1997] (« Argô ») ; ou encore ID., « Les monstres et la question des causes », Hasard et providence. XIVe – XVIIe siècles. Colloque du cinquantenaire de la fondation du CESR (1956-2006). XLIXe Colloque international d’études humanistes – Tours, 3-9 juillet 2006 [en ligne], dir. M.-L. Demonet, Tours : Centre d’études supérieures de la Renaissance, 2008 (« La Renaissance en ligne »). umr6576.cesr.univ- tours.fr/Publications/HasardetProvidence.

11 Michel BEAUJOUR, Le Jeu de Rabelais, [Paris] : L’Herne, 1969 (« Essais et philosophie », 2).

12 Samuel KINSER, Rabelais's Carnival. Text, Context, Metatext, Berkeley / Los Angeles / Oxford :

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compréhension des monstres rabelaisiens à l'objectivité de données biographiques ou historiques, politiques ou théologiques, et plus particulièrement relatives à la lutte de plus en plus acharnée menée par Rabelais contre ses ennemis tant réformés que papistes – tel est en tout cas son propos dans l'introduction qu'il donnait à son édition du Quart Livre :

[Les monstres] sont la projection, la représentation visuelle du scandale qu[e Rabelais] dénonce, le visage même du faux dieu dont il fait le procès.13

Si la lecture d'un Gérard Defaux se propose de montrer ce qui se cache sous le masque du monstre, le pôle critique qui lui fait face cherche davantage à comprendre de quelle manière ce même masque nous trouble. Cette ouverture sur une épistémologie de l'incertitude est bien entendu celle de Michel Jeanneret, telle qu'il l'exprimait, au sujet du bestiaire monstrueux du Quart Livre également, dans des phrases restées célèbres :

Le lecteur est bombardé de suggestions symboliques qui, parce qu'elles ne relèvent d'aucun code connu, défient la traduction ; elles dérangent, elles résonnent de vibrations affectives très fortes qu'aucune rationalisation ne permet de contenir. La fascination de l'inquiétante étrangeté perturbe les mécanismes du sens, inspire toute sorte de spéculations et de constructions imaginaires.14

Indéniablement, le monstre a jeté un trouble dans la communauté critique – quand bien même il semble être dans sa nature que de cultiver les oppositions.

Mais à la lecture des épisodes racontant les rencontres des personnages de la geste pantagruélienne avec des monstres, il semble tout autant indéniable qu'avec l'avancée de l'œuvre, le trouble saisit, d'une manière qui se fait de plus en plus prégnante, ces mêmes personnages confrontés aux manifestations étranges de la nature. Détailler la genèse et les conséquences de cette incertitude fournira matière, comme on le verra, à une part non négligeable des pages qui vont suivre.

Il s'agira de constater que le monstre est une figure du doute, d'en exposer les mécanismes, d'expliquer les raisons de sa persistance ou, le cas échéant, de sa résolution. Mais il s'agira surtout de déterminer ce que cet objet textuel particulier peut nous dire de notre rapport, en tant que lecteur, au texte dans sa globalité.

De fait, depuis le tournant du XXIe siècle, d'autres angles d'approche sont venus s'ajouter au dossier du monstre rabelaisien. Ces analyses, que l'on retrouvera au fil de mes réflexions, se sont attachées pour certaines à des éléments particuliers du bestiaire – par exemple celle de Dominique Brancher sur

University of California Press, 1990 (« The New Historicism : Studies in Cultural Poetics », 10).

13 F. RABELAIS, Le Quart Livre, éd. G. Defaux & R. Marichal, Paris : Librairie générale française, 1994 (« Le Livre de poche » / « Bibliothèque classique »), « Introduction », p. 7-99, p. 97.

14 M. JEANNERET, Perpetuum mobile..., p. 297.

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Quaresmeprenant15, celles de Christian Delorenzo16 ou de Marie Madeleine Fontaine sur le tarande17, celle d'Aya Iwashita-Kajiro sur les paroles gelées18, ou encore celles de Samuel Junod19 ou de Frank Lestringant20 sur le physetere.

D'autres critiques ont élargi la perspective à la monstruosité rabelaisienne dans son ensemble, à l'image de François Rigolot21, de Lawrence Kritzman22, ou encore de Wes Williams23 et de Paul J. Smith24 par les chapitres qu'ils consacrent à Rabelais dans leurs ouvrages respectifs. A l'exception, peut-être, de celles de Christian Delorenzo (qui s'intéresse au tarande sous l'angle d'une histoire des sources rabelaisiennes) et de François Rigolot (qui propose une forme de réconciliation entre les positions de Gérard Defaux et de Michel Jeanneret par le biais des vertus thérapeutiques que Rabelais lui-même assigne à son Quart Livre), ces contributions se rejoignent en ce qu'elles s'attachent à mettre en évidence les mécanismes discursifs par lesquels le sens des figures monstrueuses s'élabore et/ou se dissimule. C'est particulièrement vrai des études que Dominique Brancher ou Paul J. Smith ont consacrées aux (dys)fonctionnements des systèmes comparatifs chez Rabelais ; ça l'est tout autant de celles, davantage attentives aux problématiques de représentation littéraire, d'Aya Iwashita-Kajiro ou de Lawrence Kritzman.

Dans ce cadre, mon texte se donne pour but de reprendre et de continuer le dossier du monstrueux chez Rabelais sous l’angle de sa mise en discours. Il

15 Dominique BRANCHER, « Un monstre de langage : l'anatomie de Quaresmeprenant », Versants : revue suisse des littératures romanes, 56/1 (2009), « Poétiques de la liste (1460-1620) : entre clôture et ouverture », p. 115-37.

16 Christian DELORENZO, « “Animal estrange & merveilleux” : le tarande dans la littérature européenne de Théophraste à Rabelais », s. d. [en ligne].

www2.lingue.unibo.it/dese/didactique/travaux/De%20Lorenzo/christian.

17 Marie Madeleine FONTAINE, « Une narration biscornue : le tarande du Quart Livre », Poétique et Narration. Mélanges offerts à Guy Demerson, éd. F. Marotin & J.-P. Saint-Gérand, Paris : Honoré Champion, 1993 (« Bibliothèque Franco Simone », 22), p. 407-27.

18 Aya IWASHITA-KAJIRO, « Décrire l'invisible dans l'épisode des paroles gelées du Quart Livre », Le Verger – Bouquet 1 : Gargantua et le Quart Livre de Rabelais (janvier 2012) [en ligne].

http://cornucopia16.com/blog/2014/07/21/janvier-2012-aya-kajiro-societe-japonaise-pour-la- promotion-de-la-science-decrire-linvisible-dans-lepisode-des-paroles-gelees-du-quart-livre/

19 Samuel JUNOD, « Lectures du Physetère, ou le Physetère se dégonfle », Etudes rabelaisiennes, XXXV (1998), p. 161-74.

20 Frank LESTRINGANT, « Le souffle et le sens. A propos du Physétère (Quart Livre, ch. 33-34) », Rabelais et la question du sens..., p. 37-58.

21 François RIGOLOT, « Désamorcer la peur des monstres... » ; ID., « La Santé des monstres : tératologie et thérapeutique dans le Quart Livre de Rabelais », Etudes rabelaisiennes, 39 (2000), p. 7-22.

22 Lawrence KRITZMAN, « Représenter le monstre dans le Quart Livre de Rabelais », Rabelais pour le XXIe siècle. Actes du colloque du Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance (Chinon – Tours, 1994), éd. M. Simonin, Genève : Droz, 1998 (« Etudes rabelaisiennes », XXXIII), p. 349-59.

23 Wes WILLIAMS, Monsters and their Meanings in Early Modern Cultur. Mighty Magic, Oxford : Oxford University Press, 2011.

24 Paul J. SMITH, « Dispositio » : Problematic Ordering in French Renaissance Literature, Leiden / Boston : Brill, 2007 (« Brill's Studies in Intellectual History », 157).

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s’agira ici de poser, ou de reposer, une série de questions : quelles sont les embûches que le monstre pose, comme objet, à sa transcription dans un discours descriptif ? Comment ces chicanes sont-elles contournées ou, dans une visée poétique, mises à profit ? Comment cette mise en discours peut-elle par exemple poser les conditions de la parodie, ou les bases d’une herméneutique de l’inconnu ? Ces questionnements m’amèneront à motiver successivement plusieurs champs d’analyse. Il faudra évaluer les modes par lesquels le monstre s’offre comme forme décontextualisée: rapports conflictuels de l’altérité et de l’enargeia (qui ouvrent sur une rhétorique de la stupefactio et une poétique de l’étrange), difficultés de saisie des caractéristiques de l’Autre (illusions perceptives, mises en scènes de l’incompréhension, tant au niveau intradiégétique, celui des personnages, qu’à celui du lecteur modèle). Il s’agira également de s’interroger sur les procédés mis en œuvre par Rabelais pour ressaisir cette forme monstrueuse : rhétorique de validation (sur le fond par le rapport au chronotope et aux auctoritates, sur la forme par le recours à la «feintise fictionnelle»25) ; tactiques descriptives (arpentage, « nombrage », biais analogiques) ; pratiques de récriture – les parasitages intertextuels auxquels se livre Rabelais constituant autant de jeux sur la saturation référentielle et de portes ouvertes sur la parodie. Il faudra encore détailler l’économie des divergences interprétatives que l'apparition monstrueuse fait naître chez les personnages des romans de Rabelais : il s'agira de montrer les les conditions de leur naissance – exposées dans le « Prologue » du Gargantua et mises en pratique par les débats portant sur la nature du monstre –, et de s'interroger sur la mise en concurrence de ces interprétations différenciées, eu égard à l’ethos des herméneutes ou aux compétences de lecture supposées du narrataire. Il faudra enfin de tenter de mettre en évidence les critères (gain de savoir, modification positive ou négative d’un état du monde) qui permettent au texte de valider certaines lectures du monstre, et d’en invalider d’autres.

Ce parcours sera constitué de dix étapes, elles-mêmes distribuées en trois mouvements. La première, qui fera lieu de pièce introductive, partira du constat que, lorsque les monstres rabelaisiens parlent, cette parole est marquée: soit parce qu'elle conserve un lien avec l'animalité, soit parce que sa maîtrise est montrée comme la conséquence d'un travail nécessaire (c'est le cas de Gargantua), soit (surtout) parce que sa compréhension de la part d'un interlocuteur est donnée comme le résultat d'une interprétation explicitement soutenue – cet acharnement, on le verra, se retrouvera comme pièce récurrente de l'herméneutique du monstre telle que proposée par Rabelais. Un deuxième chapitre sera consacré à l'étude du lexique rabelaisien de la monstruosité, et devrait permettre de montrer en quoi l'usage des termes consacrés par saint Augustin pour désigner les étrangetés de la nature (monstre, prodige, portente, et ostente26) et celui d'un discours d'escorte manifestant chez Rabelais des valeurs récurrentes (les champs sémantiques

25 A ce sujet, voir Ariane BAYLE, Romans à l'encan. De l'art du boniment dans la littérature au XVIe siècle, Genève : Droz, 2009 (« Travaux d'Humanisme et Renaissance », 457).

26 Voir SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu. Œuvres, II, éd. L. Jerphagnon, Paris : Gallimard, 2000 (« Bibliothèque de la Pléiade »), XXI, VIII, p. 982.

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caractérisant les discours des personnages confrontés au monstre orbitent régulièrement autour de l'admiration, de l'horreur ou du doute) constituent les traces premières du positionnement herméneutique qui se met en place face au prodigieux. Enfin, un troisième chapitre, qui s'extraira momentanément du pôle de la fiction pour rejoindre le domaine de la philosophie naturelle, mettra en évidence les grands axes sur lesquels s'articule la pensée tératologique de Rabelais.

La deuxième partie de ma thèse s'intéressera à l'un des vecteurs principaux de l'expérience du monstrueux chez Rabelais, qu'on synthétisera sous le terme de

« rencontres avec le monstre ». De fait, au fil des récits, les personnages de la geste pantagruélienne croisent nombre de manifestations naturelles étranges : ils les voient, ils réagissent à cette vision, ils tentent de la décrire, ils essayent (ou non) d'entrer en contact avec l'être qui leur fait face. Ces rencontres, on le verra, fournissent des indications sur la manière dont on peut entrevoir l'herméneutique du monstre chez Rabelais. Elles seront ici envisagées selon trois angles successifs : le premier s'intéressera à la manière dont le monstrueux semble, aux dires des personnages, se jouer de leurs modes de perception, principalement visuelle – l'étrangeté de la nature paraissant bien souvent cultiver un lien étroit avec la catégorie de l'illusion ; le deuxième se concentrera sur les épisodes durant lesquels Pantagruel et ses compagnons prennent langue avec des peuplades monstrueuses – et l'on verra que l'attitude rhétorique qui sera privilégiée durant ces colloques sera un facteur majeur de la possibilité de détermination de la nature du monstre ; le troisième se consacrera à mettre au jour l'économie de la pulsion herméneutique qui prend les personnages confrontés à un objet étrange – le monstre, forme éminemment décontextualisée, provoquant chez ses observateurs le besoin marqué de combler le vide notionnel qu'il dessine.

Dans un troisième mouvement, cette thèse s'intéressera aux modes selon lesquels Rabelais travaille la mise en écriture de ses monstres en une manière de jeu à destination du lecteur, jeu censé tout à la fois placer ce dernier dans une position de précarité interprétative et lui donner des pistes pour assurer, peut-être, sa lecture. Il s'agira dans un premier temps de cerner les stratégies de la voix narrative dans ses adresses au lecteur: le narrateur rabelaisien prend en effet souvent son narrataire à témoin lorsqu'il est question d'authentifier telle ou telle étrangeté de la nature mise en scène dans le texte ; or, comme on le verra, les usages rhétoriques privilégiés dans ces cas précis par Alcofrybas se caractérisent par une ambivalence appelant à l'expression de la pleine vigilance du lecteur. Les trois chapitres suivants s'intéresseront quant à eux plus précisément à la matière textuelle qui porte le monstrueux rabelaisien : premièrement, un détour par l'histoire de l'art, plus particulièrement axé sur l'opposition entre la pratique des grotesques et celle de la caricature, devrait permettre de mettre en évidence la différence radicale des images monstrueuses rabelaisienne. Une deuxième articulation sera consacrée à un mécanisme récurrent de l'écriture rabelaisienne : la liste – et l'on verra que, dans le cas de la mise en discours du monstrueux, l'usage de l'accumulatio porte une responsabilité non négligeable dans l'entreprise de désorientation du lecteur. Une dernière section emmènera au cœur même de la

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machinerie tératologique rabelaisienne : en s'intéressant à la manière dont Rabelais nomme ses monstres, à l'usage qu'il fait de l'arithmétique dans ses descriptions, aux distorsions analogiques qu'il privilégie et à son emploi des ressources de l'intertextualité, il s'agira de mettre au jour les tactiques dont use l'auteur pour troubler son lecteur et à la fois aiguillonner sa perspicacité.

* * *

J'aimerais ici remercier mon directeur de thèse, le professeur Olivier Pot, pour ses lectures patientes et parfaitement précises, ainsi que pour son soutien extrêmement bienveillant tout au long de ces années de travail. J'aimerais également exprimer toute ma gratitude au professeur Jean-Claude Mühlethaler, pour m'avoir en son temps mis le pied à l'étrier rabelaisien.

Je souhaiterais enfin évoquer ici le souvenir du professeur Eric Hicks, qui m'apprit que la recherche est aussi une forme de liberté d'esprit, et celui de M.

François Calame, professeur de français au Lycée cantonal de Porrentruy, qui sut me remettre sur le droit chemin alors que je me préparais à entamer des études de biologie.

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Première partie

Les discours

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1

Syntaxe de la nature et éloquence ambivalente du monstre

Le monstrueux est intuitivement considéré comme une catégorie transgressive : par la manifestation d’un excès ou en exhibant un désordre intime, le géant ou la chimère déjouent des attendus généralement partagés. Mais, non content de démanteler les frontières des certitudes, le monstre possède en sus le pouvoir de traverser les catégories de l’expression en se métamorphosant à chaque fois : ainsi les différents types de discours qui l’invoquent lui assignent-ils des statuts et des fonctions qui leur sont propres, dictés par leur nature même. Le monstrueux peut dès lors devenir l’objet d’une analyse qui porte sur sa forme ; mais il peut aussi devenir agent et porter un commentaire, par exemple sur la bonne ou la mauvaise facture d’un acte de discours ou sur le caractère moral ou immoral d’une action, d’un trait de pensée, ou d’une idée.

Ainsi, dans les chapitres qui vont suivre, j’envisagerai la monstruosité chez Rabelais selon trois angles, différents mais complémentaires. Je viens d’évoquer brièvement les deux premiers : il incombe de considérer tout d’abord le monstre comme un objet créé ou décrit par un discours. Le naturaliste s’interroge sur ses caractéristiques – formelles, comportementales –, sur son étiologie ; de même, la mise en évidence d’une poétique de la monstruosité chez Rabelais doit se fonder sur l’analyse de la forme que prennent ses réalisations, du métabolisme de leur création, et des traditions esthétiques qu’elles adoptent, renouvellent, ou nient. Le monstre, parce qu’il postule un affranchissement – peut-être relatif – des contraintes, catalyse un foisonnement expressif dont il s’agit d’expliquer les raisons et le fonctionnement.

Si l’art du monstre peut être vu comme libératoire, il n’en va pas de même de son utilisation dans le domaine du commentaire : dès lors, la jouissance fait place à la sanction. La physiologie du schème monstrueux n’a pas changé : mais là où le dérèglement des quantités invite à imaginer des géants toujours plus impressionnants, celui de la varietas appelle un métadiscours qui prend la forme d’une condamnation à laquelle la monstruosité offre son lexique. L’éloquence monstrueuse – c'était déjà la position d’Horace ou celle de Quintilien – est le produit boiteux d’une imagination souffrante. Les travaux de Teresa Chevrolet1 l’ont montré, les théories littéraires du XVIe siècle sont sensibles aux excès que les notions de variété et de disparate postulent : un mélange peut être harmonieux mais, pour peu que le dosage de ses éléments déroge à certaines règles, il peut

1 Teresa CHEVROLET, L'Idée de fable. Théories de la fiction poétique à la Renaissance, Genève : Droz, 2007 (« Travaux d'Humanisme et Renaissance », CDXXIII).

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verser dans la dysharmonie, et être condamné comme tel. C’est dans ce dérèglement que s’impose la figure du monstre comme métadiscours. Au-delà de la simple dépréciation consistant à dire d'un discours qu'il est « monstrueux », le choix de ce vocabulaire critique démarque de manière assez fidèle les valeurs, en termes d’étiologie, qu’incarne le monstre, non plus comme commentaire cette fois-ci, mais comme objet. Ainsi, un discours peut être décrit comme monstrueux parce qu’il montre un excès de varietas : c’est par exemple, à la toute fin du XVIe siècle, la position d’un Laudun D’Aigaliers dans son Art poetique françois2. Parallèlement, un discours peut être marqué du même sceau d’infamie s’il prête le flanc à la critique par le fait de son organisation – on est là dans le domaine propre du meslange. Déjà chez Cicéron ou Quintilien, la dénonciation des « voisinages scandaleux » (de tons, de genres, voire de langues) qui sont échafaudés par certains textes est patente ; ce désir normatif d'homogénéité perdure au XVIe siècle, jusque, par exemple, dans le De Arte dicendi de Philippe Melanchthon3.

Troisième et dernier point : la monstruosité doit être considérée sous l’angle des élaborations symboliques qu’elle permet. Sinon comme acte de langage, du moins comme performance rhétorique, le monstre littéraire se présente comme une construction discursive dont la fonction est de convaincre de la pertinence d’une certaine vision du monde (Aristote : « […] la rhétorique est la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader »4). La forme monstrueuse, au-delà de ses caractéristiques formelles mais en partant d’elles, implique un « vouloir dire » qui, dans le cas de Rabelais, s’insère dans un système narratif, s’approprie des données culturelles, et induit une relation herméneutique avec un destinataire. Le monstre crée la surprise, l’inquiétude, l’émerveillement ; il remplit des fonctions d’ordre actanciel ou polémique : bref, il engage le lecteur.

On entrevoit le paradoxe qui sous-tend les usages du monstrueux : lieu de l’exercice d’une copia qui cherche à plaire autant qu’à convaincre, il est en même temps le jugement indiquant et dénonçant le fait que les règles du jeu de cette même copia sont enfreintes. Ce que le « vouloir dire » gagne par le monstre sur un récit, il le perd sur un commentaire : éloquence ambivalente, dont la varietas est à la fois le but et, quand elle cède à l’excès, le reproche.

Cette fonction du dire, si elle porte une réflexion et des réalisations d’ordre rhétorique ou poétique, s’enracine dans la problématique plus générale de la communication, du langage en lui-même et de sa capacité à transmettre un sens.

L’ambivalence du monstre persiste à ce niveau plus élémentaire : c’est en tout cas

2 Voir Pierre de LAUDUN D'AIGALIERS, L'Art poetiqve francois, de Pierre Delavdvn Daigaliers.

Diuisé en cinq liures, A Paris : Pour Anthoine du Brveil, au bout du Pont S. Michel, vis à vis le Marché Neuf, 1598.

3 Voir Philippe MELANCHTHON, Ph. Melanchthonis De Arte dicendi Declamatio. Eiusdem de corrigendis studijs sermo. Rodolphi Agricolæ de formandis studijs Epistola doctissima. Luciani in Calumniam oratio, latine reddita à Melanchthone. Item luciani opusculum ad indoctum & multos libros ementem, Ex Fœlicissima Hagenoa : per Johan. Secerium, [1524].

4 ARISTOTE, Rhétorique (Livre I), éd. / trad. M. Dufour, Paris : Les Belles Lettres, 1932 (« Collection des universités de France »), 2, 1355 b, p. 76.

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ce qui ressort des usages contrastés que Rabelais fait de la monstruosité lorsqu’elle est appelée comme intervenante dans les figures, les récits et les mythe de présentation ou d’élaboration du langage qu’il reproduit, récrit ou élabore.

Discours naturels

L’altérité du monstre est-elle une affaire de grammaire ? S’il existe – pour emprunter à Foucault – une « prose du monde »5, si c’est sur un socle épistémologique commun que la Renaissance fait reposer le savoir sur les objets de la nature et sur ceux du langage6, si enfin la Création est l’écho de la parole de Dieu, la monstruosité peut être envisagée sous l’angle du discours. On peut y voir l’empreinte du logos divin – c’est, pour reprendre la formule de Jean Céard, le monstre comme langage de Dieu7. Cette empreinte, lorsqu’elle est considérée comme une occurrence marquée, se fait porteuse d’une signification particulière, objet d’une interprétation spécifique : la divination. Mais on peut aussi imaginer le monstrueux, à sa surface en tout cas, comme l’entorse à une forme de syntaxe naturelle (Foucault encore : « […] les choses elles-mêmes cachent et manifestent leur énigme comme un langage […] »8) : le tératologique se comprend alors comme la faute qui perturbe une grammaire dont l’enchaînement des causes et des effets est l’un des principes. On insistera là sur l’étiologie du monstre, considéré comme erreur de nature. A l’aube du XVIIe siècle, Vanini, relisant Cardan, fera état d’une tradition voisine, qui ne lie plus le monstre à une expression fautive, mais au mutisme, liaison qu’autorise selon lui le voisinage mutus / mutilos. Le muet endosse dès lors le rôle d’archétype des difformités humaines :

Tu appelles mutilés les aveugles et les boiteux : les anciens ont nommé mutilés ceux qui étaient frustrés par la nature de quelque partie, en prenant pour types les muets : en effet, la parole est pour l’homme ce qu’il y a de plus noble et de plus utile […]9

5 Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris : Gallimard, 1966 (« Tel »).

6 « La théorie de l’histoire naturelle n’est pas dissociable de celle du langage. Et pourtant, il ne s’agit pas, de l’une à l’autre, d’un transfert de méthode. Ni d’une communication de concepts, ou des prestiges d’un modèle qui, pour avoir “réussi” d’un côté serait essayé dans le domaine voisin.

Il ne s’agit pas non plus d’une rationalité plus générale qui imposerait des formes identiques à la réflexion sur la grammaire et à la taxinomia. Mais d’une disposition fondamentale du savoir qui ordonne la connaissance des êtres à la possibilité de les représenter dans un système de noms. » Ibid., p. 170.

7 Voir Jean CÉARD, La Nature et les prodiges. L’insolite au XVIe siècle, Genève : Droz, 1996 (« Titre courant », 2).

8M. FOUCAULT, Les Mots et les choses…, p. 50.

9 Lucilio VANINI, Amphithéâtre de l’Eternelle Providence, « Exercice XXXIX. Exposition et réfutation de l’opinion de Cardan », Œuvres philosophiques de Vanini, éd. / trad. X. Rousselot,

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On peut enfin considérer que le langage dont use la nature lorsqu’elle produit des mirabilia se singularise par son obscurité – quand bien même, dans une perspective augustinienne, ce langage insolite n'est que le fruit d’une éloquence plus inatteignable, le témoin de l’harmonie que dicte le plan divin, même dans ses réalisations les plus inattendues. Ce discours, ces accords ne sont dès lors accessibles qu’avec peine à l’esprit humain – cette position, que Jean Céard assigne au Moyen Âge, déborde au moins sur la première Renaissance :

Quelle qu’elle soit, la merveille parle à l’homme médiéval de Dieu, maître de la Nature, mais elle lui parle un langage qui le confond. Elle est comme une clarté trop vive qui illumine, puis laisse aveugle.10

Sens caché, sens faussé, éloquence contrariée ou hors de portée : autant d’épreuves proposées à l’interprète par une Nature qui fait du monstrueux le producteur de significations tout sauf immédiates.

S’il y une manière dont le monde parle, il y a aussi une manière dont on parle du monde : ainsi, en amont, le monstre peut être le fruit d’une erreur de perception – c’est ainsi que les lamantins sont devenus des sirènes11, ou que les jaguars découverts au Nouveau Monde se sont transformés en tigres. C’est ainsi aussi que chez Rabelais, le physetère oscillera au gré des navigateurs qui l’observent entre son identité de baleine et celle du Léviathan biblique12 ; c’est ainsi encore que les farouches Andouilles seront de prime abord confondues par Pantagruel avec des « Escurieux, Belettes, Martres, ou Hermines »13.

En aval, le monstre peut naître ou se métamorphoser par le biais d’une erreur de transcription, comme le fait remarquer Claude Lecouteux :

Qui se penche sur les manuscrits d’antan découvre bien vite que l’erreur est une des mères des monstres. Un mot mal lu ou mal déchiffré, une faute de grammaire ou de graphie, une traduction étymologisante, c’est suffisant pour qu’un nouveau monstre voie le jour.14

C’est à ces erreurs que l’on doit, toujours selon Claude Lecouteux, le fait que, entre autres exemples, certaines recensions de l’Historia de Preliis Alexandri Magni de Léon de Naples (Xe siècle) créent un monstre nouveau – le Rhinocéphale – à partir d’un résident très commun des bestiaires : le

Paris : Librairie de Charles Gosselin, 1842, p. 165.

10J. CÉARD, La Nature et les prodige…, p. 41.

11 Voir Gilbert LASCAULT, Le Monstre dans l'art occidental. Un problème esthétique, Paris : Klincksieck, 1973 (« Collection d’esthétique », 18), p. 219.

12Quart Livre, XXXIII-XXXIIII, p. 616-20.

13Ibid., XXXV, p. 621.

14 Claude LECOUTEUX, Les Monstres dans la pensée médiévale européenne, Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1993 (« Cultures et civilisations médiévales », X), p. 127-28.

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Cynocéphale15. Le texte, par le copiste, génère de nouveaux monstres ; la parole, par l’orateur, le peut aussi. Gymnaste, aux avant-postes de l’armée de cuisine de Pantagruel, écorchera le nom du pourceau ailé qui fait office de dieu tutélaire des Andouilles : ce « Gradimars » pour « Mardigras » mettra le feu aux poudres entre les voyageurs et la peuplade de l’Ile Farouche16. Ecorcher une langue, c’est se placer du côté du monstre. Le cas de l’écolier limousin du Pantagruel17 en fournira un dernier exemple : ce n’est que lorsque ce jeune pédant « qui contrefaisoit le langaige Françoys »18 sera pris à la gorge par le géant qu’il retrouvera son patois et se remettra à parler « naturellement »19 – sous-entendu : son jargon se situe hors du domaine de la nature.

Objet qui défie la perception et la transcription de cette dernière, le monstrueux ne se donne comme objet compréhensible qu’au terme d’une élaboration poussée, dont le but est d’extraire du monstre même un discours au préalable inaccessible, retenu par l’étrangeté de son vecteur : cette élaboration peut prendre la forme d’une description, d’une contextualisation, d’un déchiffrement allégorique, ou d’un décodage divinatoire. Si cette élaboration échoue, la monstruosité frayera avec l’incompréhensible.

Chez Rabelais, le monstrueux affiche aussi un lien particulier – même si non exclusif – avec le retard du sens et l’ambiguïté. Jusqu’à, nous le verrons, faire mentir la révélation que la parole divinatoire quelques fois inscrite en lui est censée fournir. En tout état de cause, le monstre ne se donne – quand cela arrive – qu’après un travail descriptif et interprétatif conséquent. Cela dit, la difficulté que l’on observe lorsqu’il s’agit de faire entrer le monstrueux dans la langue est certes une épreuve, mais c’est surtout un défi. Allons plus loin : le monstrueux gagne à être pensé comme un modèle privilégié de l’écriture considérée dans son mouvement d’expansion. Il permet en tout cas de mettre en évidence un point d’application précis à la formule célèbre que Terence Cave applique au modus scribendi renaissant :

L’ajournement perpétuel du sens favorise […] – et même constitue – la copia, définie comme la propriété du langage à engendrer dérives et déviations.20

S’il est une figure qui se dérobe au sens, c’est bien celle du monstre. Et s’il est un objet qui se définit par la dérive ou la déviation qu’il incarne par rapport à une forme, c’est encore lui – en tous cas dans une optique aristotélicienne. Aussi

15Ibid., p. 129.

16Quart Livre, XLI, p. 634. Je développerai la thématique des perceptions faussées au chapitre 4 de ce travail.

17Pantagruel, VI, p. 232-35.

18Ibid., p. 232.

19Ibid., p. 234.

20 Terence CAVE, Cornucopia. Figures de l’abondance au XVIe siècle. Erasme, Rabelais, Ronsard, Montaigne, trad. G. Morel, Paris : Macula, 1997 (« Argô »), p. 137.

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pourrait-on poser une double postulation du monstrueux : il catalyse la copia par le besoin descriptif qu’il génère, mais il menace d’entraîner cette dernière dans ses propres métamorphoses et dans l’altérité qui le fonde, au risque de l’incompréhensible. Chez Rabelais toutefois, ce danger se voit converti en un pari qui ouvre sur deux enjeux : le premier est d’ordre poétique, et suppose que l’économie du monstrueux est réinvestie comme mode de production de formes esthétiques. Le second est d’ordre herméneutique : la dérivation qui fonde le monstrueux – si elle favorise effectivement un ajournement du sens – permet, par les déplacements qu’elle implique, une floraison des interprétations portées sur la nature du prodige – ces interprétations fussent-elles erronées, partielles, ou pertinentes. C’est bien parce que le monstre se présente sous un jour différent pour chacun de ses observateurs que le débat sur sa signification peut s’ouvrir et donner naissance au texte : les fameux chapitres que le Quart Livre21 consacre à la rencontre du physetere n’auraient pas été aussi fertiles si Panurge et Pantagruel, au lieu d’incarner par leurs échanges la versatilité du tératologique, s’étaient d’emblée entendus sur la nature de la bête marine qui croise leur route. Dans la notice qu’elle consacre au Gargantua dans les Œuvres complètes de Rabelais, Mireille Huchon indique que ce dernier convie son public « […] à une lecture particulière : recherche d’un sens autre caché derrière le sens premier »22. S’appuyant sur la définition qu’en donnera Béroalde de Verville dans Le Voyage des Princes fortunez, l’éditrice indique que la manière de faire rabelaisienne s’apparente à la définition de l’art stéganographique :

[…] ie dis que la Steganografie est l’ART de representer naïuement ce qui est d’aisee conception, & qui toutefois sous les traits espoissis de son apparence cache des suiets tout autres, que ce qui semble estre proposé […]23 On verra que le monstre offre une version remaniée de cette proposition, mais aux conséquences similaires : il ouvre sur une multiplicité de lectures, mais en vertu d’une représentation qui invalide toute appréhension immédiate.

Retournons de quelques pas. Si le monstre se dit avec tant de difficultés, c’est peut-être qu’il entretient un rapport complexe, médiat, avec le langage. De fait, qu’ils soient de l’ordre du mythe, de la fable ou de l’histoire, les récits qui établissent l’origine, la physiologie ou l’évolution du langage en intégrant un acteur monstrueux dans leur trame appliquent en général à ce dernier une fonction perturbatrice. Rabelais puise dans ce corpus d’histoires et de figures : mais nous verrons que ses choix, et les récritures auxquelles il se livre, font du monstre le lieu, encore une fois, d’un défi plutôt que l’angle mort retenant toute parole auquel une identité peu dicible semblerait le condamner. Pour le montrer, posons tout d'abord le fait que l’usage du monstrueux comme acteur d’une réflexion sur le

21Quart Livre, XXXIII-XXXV, p. 616-20.

22« Gargantua. Notice », p. 1042.

23 François BÉROALDE DE VERVILLE, Le voyage des princes fortunez, Oeuure steganographique, receuilli par Beroalde, [Paris] : [C. de La Tour], [1610], « Avis aux beaux esprits », [p. 4].

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langage se fonde sur un système binaire que Michel Jeanneret a érigé en motif majeur de la composition chez Rabelais :

Une structure revient à maintes reprises dans les récits de Rabelais. Le dispositif est à deux temps : d’abord un épisode avec une action, puis une pause, où les personnages s’entretiennent pour discuter et expliquer l’événement.24

Dans le cas précis du monstrueux, la structure duale mise en évidence par Michel Jeanneret se précise et se repense comme l’articulation d’une phase de doute, de retard du sens, et d’une phase de libération herméneutique, d’élucidation plus ou moins réussie :

Dans le Quart Livre, chaque épisode du voyage en mer s’ouvre sur une aventure accompagnée de signes étranges et se poursuit avec la tentative, parmi les navigateurs, d’interpréter le phénomène.25

Au moment de son apparition, le monstre provoque une suspension de jugement, qui est aussi une suspension du discours : il est ce qui reste à décrire, puis à interpréter. L’étrangeté tératologique, par la rupture qu’elle manifeste, est ab initio en attente d’un langage apte à en rendre compte : ce n’est qu’après une éclipse – faite de moments de doute, d’étonnement, de reconnaissance de l’étrangeté pour elle-même – que le discours s’engouffre dans l’inconnu pour tenter de lui donner forme. Cependant, avant d’évoquer les stratégies descriptives mises en œuvre face aux mirabilia26, avant de parler du problème que nous pose le monstre pour parler de lui, considérons un instant la difficulté qu’éprouve le monstre à parler (de) lui-même. On retrouvera dans ces narrés plus ou moins métadiscursifs une même structure duale, l’inscription des formes monstrueuses s’y inaugurant comme une retenue du sens. Les géants parlent mal, les satyres se taisent. La libération du sens, quant à elle, n’intervient que dans un second temps, et elle est le fruit d’une maturation dirigée : les géants apprennent à parler – c’est le fruit d’une pédagogie. Les satyres livrent leur message : c’est le travail d’une herméneutique.

Le casting des récits portant sur le langage est, à la Renaissance et toutes traditions confondues, extrêmement peuplé27 : Adam, les apôtres de la Pentecôte,

24 Michel JEANNERET, « Commentaire de la fiction, fiction comme commentaire », Le Défi des signes. Rabelais et la crise de l’interprétation à la Renaissance, Orléans : Paradigme, 1994 (« L’atelier de la Renaissance »), p. 33-52, p. 42-43.

25Ibid, p. 43. L’analyse pourrait être étendue en amont et en aval du Quart Livre.

26Voir chapitres 3 et 4 de ce travail.

27 Voir, entre autres : Claude-Gilbert DUBOIS, Mythe et langage au seizième siècle, Bordeaux : Ducros, 1970 ; Marie-Luce DEMONET, Les Voix du signe. Nature et origine du langage à la Renaissance (1480-1580), Paris : Honoré Champion, 1992 (« Bibliothèque littéraire de la Renaissance ») ; Philippe BORGEAUD, « Variations grecques sur l’origine (mythique) du langage », Origines du langage. Une encyclopédie poétique, dir. O. Pot, Paris : Seuil, 2007 (« Le Genre humain »), p. 73-100.

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Mercure, Orphée, Echo, Philomèle, Psammétic… « Olympe mâtiné de Sinaï », pour reprendre la formule de Claude-Gilbert Dubois28. On y ajoutera le fonds égyptien hellénisé avec, par exemple, Thot, que Diodore de Sicile réinterpréta en Hermès. Les histoires de langue dans lesquelles le monstre intervient forment un sous-groupe plus restreint mais dont le bestiaire, tel qu’on le retrouve chez Rabelais également, n’est pas négligeable. Les géants y ont leur mot à dire, tout comme les formes qui témoignent d’une proximité de l’humain et de l’animal, voire de leur mixité : c'est particulièrement le cas des satyres et de leur cousinage, qui occupent une place de choix dans les commentaires antiques sur les limites de la communication.

Les géants

Comme le faisait remarquer Francis Goyet29 dans sa relecture du fameux ouvrage que Walter Stephens avait consacré aux géants rabelaisiens30, le gigantisme tel qu’il s’exprime chez notre auteur forme une thématique ambiguë.

Cette ambivalence, c’est tout d’abord celle de la population gigantale dans son ensemble lorsque ses membres sont considérés dans leur dimension actantielle : ainsi Grandgousier, Gargantua et Pantagruel peuvent-ils être vus après jugement comme globalement débonnaires. Mais Loupgarou et ses congénères, ou encore Bringuenarilles, affichent pleinement leur négativité : les premiers parce qu’ils constituent l’avant-garde des troupes du mauvais roi Anarche, le second parce qu’il affame les insulaires de Thohu et Bohu en dévorant leurs moulins à vent et leurs nécessaires de cuisine31.

Mais l’ambivalence du géant peut aussi se manifester sous un jour à la fois intime et dynamique. C’est justement le positionnement de Francis Goyet qui, se référant à la figure de l’Hercule in bivio (à la croisée des chemins), pose le fait que Gargantua et Pantagruel n’accèdent à la sagesse qu’après une enfance et une adolescence reléguées dans la sauvagerie, aux confins de l’animalité : la jeunesse du père est marquée par les jeux cruels auxquels il se livre (vol des cloches de

28C.-G. DUBOIS, Mythe et langage…, p. 12.

29Francis GOYET, « D’Hercule à Pantagruel : l’ambivalence des géants », Rabelais pour le XXIe siècle : Actes du colloque du Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance (Chinon – Tours, 1994), éd. M. Simonin, Genève : Droz, 1998 (« Etudes rabelaisiennes », XXXIII), p. 177-90.

30 Walter STEPHENS, Les Géants de Rabelais. Folklore, histoire ancienne, nationalisme, trad. F.

Preisig, Paris : Honoré Champion, 1996, (« La Renaissance française », 12). Le commentaire de Francis Goyet se réfère à la version originale du livre de Walter Stephens, Giants In Those Days.

Folklore, Ancient History, and Nationalism, Lincoln : University of Nebraska Press, 1989 (« Regents Studies in Medieval Culture »).

31On rappellera que, pour Walter Stephens, le géant malfaisant plonge ses racines dans le terreau folklorique – et mythologique, pourrait-on ajouter –, alors que le géant bienfaisant s’inscrit dans une tradition lettrée s’étendant d’Annius de Viterbe à Jean Lemaire de Belges et, dans une certaine mesure, à Rabelais.

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Notre-Dame, déluge urinal « par ris » fauchant « deux cens soixante mille, quatre cens dix et huyt » Parisiens, « [s]ans les femmes et petiz enfans »32). L’enfance du fils est celle d’un ogre redoutable au sens premier du terme, dévorant vive la vache qui l’allaite au grand désarroi de ses nourrices33. Comme le remarque Francis Goyet au sujet du mythe tutélaire grec :

Hercule est un homme. Au terme du processus, il deviendra Dieu ; mais au début c’est une vraie brute.34

Ce qui est dit du comportement général des géants peut l’être également du cas particulier de l’éloquence. C’est déjà la spécificité d’Hercule – personnage en soi ambivalent puisqu’il est à la fois le tueur des géants et presque un géant lui- même, par sa taille dont il est dit qu’aucun homme « normal » ne peut la dépasser35. Elle est plus particulièrement celle de l’Hercule gaulois tel que Lucien de Samosate l’a popularisé et tel que la Renaissance française, Rabelais compris, l’adoptera : au-delà de son apparence inhabituelle36, cet Hercule-ci incarne une conception de l’éloquence qui paraît fort singulière à son exégète grec, davantage habitué à voir l’art de parler incarné en un Mercure agile plutôt qu’en un personnage dont la langue est reliée aux oreilles de son auditoire par une série de chaînes « d’or et d’ambre »37. Il faudra que Lucien se fasse expliquer cette étrangeté par un Gaulois :

Nous les Celtes nous ne pensons pas, comme vous les Grecs, que l’Eloquence soit Hermès, mais nous l’assimilons à Héraclès, car il est beaucoup plus fort qu’Hermès.38

32Gargantua, XVII, p. 48.

33Pantagruel, IIII, p. 227.

34F. GOYET, « D’Hercule à Pantagruel… », p. 185.

35C’est en tout cas ce qui apparaît à la lecture du commentaire que Benvenuto da Imola donne à la fin du XIVe siècle à l’œuvre de Dante : faisant d’Hercule un « gigas bonus », il s’insurge, en s’appuyant sur les contre-exemples de Goliath ou saint Christophe, contre ceux de ses contemporains qui maintiennent que l’homme ne puisse se hisser au-delà de la stature – deux mètres – du héros grec (BENEVENUTI DE RAMBALDISDE IMOLA, Comentum Super Dantis Aldigherij Comœdiam, éd. W. W. Vernon, Florence : G. Barbèra, 1887, p. 484). Voir W. STEPHENS, Les Géants de Rabelais…, p. 117.

36« […] le dieu est représenté par les [Celtes] sous un aspect très étrange. Pour eux il s’agit d’un homme extrêmement vieux, chauve par-devant, absolument chenu pour les cheveux qui lui restent ; sa peau est ridée et brûlée jusqu’à être tout à fait noire, à la manière des vieux marins » (LUCIEN DE SAMOSATE, « Héraclès, avant-propos », Œuvres. Tome I, éd. / trad. J. Bompaire, Paris : Les Belles Lettres, 1993 [« Collection des universités de France »], 1, p. 60). La suite du portrait maintient l’image d’un Hercule sénescent.

37Ibid., 3, p. 61.

38Ibid., 4, p. 61-62.

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L’éloquence mercurienne est affaire de médiation39 alors qu’Hercule pratique un art de convaincre qui se forge dans une forme de coercition : « […] sa force triompha le plus souvent par la persuasion […] », dira encore de lui le Celte de Lucien40. D’Hercule au géant proprement dit, le charme rhétorique de la persuasion peut se transmettre : c’est, typiquement, le cas de la lignée rabelaisienne : Grandgousier, Gargantua et Pantagruel, au contraire de certains de leurs homologues littéraires – par exemple chez Pulci ou Folengo –, possèdent parfaitement, comme princes humanistes, les moyens de la transmission d’un savoir, mais aussi ceux de son imposition41. La puissance performative du discours est ainsi l’un des modes d’expression de l’action civilisatrice du géant. C’est par un acte de nomination quasi adamique que Gargantua baptise la Beauce offerte au travail des champs après que sa jument eut abattu de sa queue les forêts qui la couvraient primitivement :

[Gargantua] dist à ses gens. « Je trouve beau ce. » Dont fut depuis appellé ce pays la Beauce.42

A l’opposé, la bouche du géant peut servir la persuasion par un autre biais, émancipé de l’art de parler : cet à-côté de l’éloquence, c’est le cri, attribut traditionnel du gigantesque lorsque, au rebours de son rôle civilisateur, il se fait représentant de la force brute, de l’inculture. Les géants rabelaisiens ne se privent d’ailleurs pas d’utiliser cette arme, dont même les Lacédémoniens firent usage, comme le rappelle Rabelais : c'est d'ailleurs en suivant leur exemple que Pantagruel use de « son horrible cry » pour effrayer un autre géant, Loupgarou, fleuron des troupes du roi Anarche43.

De l’acte de nommer à celui d’effrayer, on embrasse l’amplitude du rapport du géant à la parole et à ce qui la précède. Entre ces deux pôles, les traditions gigantales connaissent nombre de positions intermédiaires : le géant peut s’exprimer de manière tout à fait normale et compréhensible, mais il peut aussi présenter des traits langagiers qui, en le menant soit dans les parages de l’Hercule

39Voir F. GOYET, « D’Hercule à Pantagruel… », p. 183.

40LUCIENDE SAMOSATE, « Héraclès… », 6, p. 62.

41C’est aussi le cas, dans une visée purement laudative, de l’utilisation par Rabelais de l’image de l’Hercule gaulois pour décrire son protecteur Odet de Coligny à l’orée du Quart Livre : « […]

esperant que par vostre benigne faveur me serez contre les calumniateurs comme un second Hercules Gaulloys […] » (ibid., « A tresillustre Prince, et reverendissime Mon Seigneur Odet, Cardinal de Chastillon », p. 520).

42Gargantua, XVI, p. 47.

43Pantagruel, XXIX, p. 318. On remarquera que le cri, dans le bestiaire monstrueux rabelaisien, n'est pas réservé aux seuls géants : c'est par exemple un trait également dévolu à Mardigras, le pourceau ailé qui fait son apparition dans le Quart Livre pour signifier la fin du combat opposant les Andouilles aux troupes de Pantagruel : « Le monstre ayant plusieurs foys volé et revolé […]

disparut volant par l'air et criant sans cesse. “Mardigras, Mardigras, Mardigras.” » (Quart Livre, XLI, p. 636, je souligne).

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