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Colloques rabelaisiens : du dialogue de sourds au partage de la parabole

Dans le contexte du cycle de Panurge, le phénomène de polarisation de la parole sert deux processus différents : il est tout d'abord un outil identitaire, ce par quoi les interlocuteurs définissent leurs emplacements respectifs de part et d'autre de la frontière de l'altérité (vous, gens de l'autre monde). Il est aussi la conséquence d'interprétations divergentes de cette parole même : le quiproquo, lorsqu'il est réalisé ou menace de l'être, réaffirme l'existence d'une différence, la déviation des herméneutiques soulignant celle des natures. Cette polarisation ouvertement conflictuelle, et non plus prioritairement déclamatoire, postule une modification profonde des attitudes de discours, de l'encomiastique vers l'insultant (« S'aille chier, qui autrement la nomme ») – même si ce mouvement pourra éventuellement être inversé.

Dans le cadre des colloques qui parsèment le Quart Livre et le Cinquiesme Livre, cette économie du conflit, qui connaît des degrés divers de virulence, ne se cristallise pas uniquement sur les éléments de discours tenus par l'un ou l'autre groupe : l'image et le fonctionnement de la paronymie peuvent s'étendre aux choses. De fait, comme dans le domaine du récit de voyage a-fictionnel, le but premier des conversations que les personnages rabelaisiens entament avec les insulaires est d'accéder, au-delà de la langue, aux réalités que cette langue désigne.

Dès lors, la parole de l'Autre est moins à considérer comme un borborygme dont il

90Ibid., p. 636

91Ibid., XLII, p. 636.

92Voir chapitre 4 de ce travail.

93Quart Livre, XLII, p. 636.

faudrait offrir une transcription compréhensible littéralement – ceci est d'autant plus vrai dans le contexte de la francophonie généralisée de Rabelais – et davantage comme une énigme dont la résolution offre la saisie d'un objet : identité d'un être étrange, sens d'une coutume insolite... Nous verrons dans ces dernières pages que ces réalités sont tout aussi propices aux divergences herméneutiques et, lorsque celles-ci ne sont pas amendées, aux incompréhensions durables, aux ruptures. Au contraire, quand elles sont réduites ou du moins intégrées dans un système analogique, ces mêmes divergences peuvent prendre le rôle de véhicule propice à la mise au jour de ce qui, de part et d'autre de la frontière de l'altérité, rapproche au lieu d'éloigner.

Le premier colloque donné comme tel du cycle de Panurge prend place sur l'île d'Ennasin. On connaît l'étrangeté physique et comportementale de ses habitants :

Les hommes et femmes ressemblent aux Poictevins rouges, exceptez que tous homes, femmes, et petitz enfans ont le nez en figure d'un as de treuffles. Pour ceste cause le nom antique de l'isle estoit Ennasin. Et estoient tous parens et alliez ensemble […]94

La transgression du tabou de l'endogamie est un trait souvent relevé par les voyageurs chez les peuplades qu'ils rencontrent : les Espagnols le dénonçaient déjà chez les habitants l'île de Cesucuo95, Léry en donnera l'analyse chez les Tupis96. Toutefois, les Ennasés présentent une particularité : un ordre marital semble subsister, mais il se réduit aux appellatifs que les amants décident de se donner. La voix narrative semble reprendre les codes de présentation de l'endogamie tels qu'on peut les trouver dans le récit de voyage au sens strict, mais en vidant le sens des liens de parenté sur lesquels repose le tabou, et en y ajoutant une singulière apostille :

Leurs parentez et alliances estoient de façon bien estrange. Car estans ainsi tous parens et alliez l'un de l'autre, nous trouvasmes que persone d'eulx n'estoit pere ne mere, frere ne sœur, oncle ne tante, cousin ne nepveu, gendre ne bruz, parrain ne marraine de l'autre […] La parenté et alliance entre eulx, estoit que l'un appelloit une femme ma maigre : la femme le appelloit mon marsouin. « Ceulx là (disoit frere Jan) doibvroient bien sentir leur marée, quand ensemble se sont frottez leur lard. »97

94Ibid., IX, p. 556.

95« Il n'y pas chez eux de degré d'alliance ou de parenté interdit, et les pères s'unissent avec leurs filles, les frères avec leurs sœurs » (PIERRE MARTYRD’ANGHIERA, De Orbe Novo..., VII, x, p. 651).

96« Touchant le mariage de nos Ameriquains, ils observent seulement ces trois degrez de consanguinité : assavoir, que nul ne prend sa mere, ny sa sœur, ny sa fille à femme ; mais quant à l'oncle, il prend sa niepce, et autrement en tous les autres degrez ils n'y regardent rien » (J. de LÉRY, Histoire d’un voyage..., XVII, p. 426).

97Quart Livre, IX, p. 557.

Le lien marital, ou tout du moins amoureux, se résume à un syntagme dont la validité est assurée par les herméneutes pantagruéliens : par leur biais, l'association de mots fait calembour, et le calembour fait office de raison, seule et suffisante, à l'appariement des amants. La parenté des Ennasés repose donc entièrement sur une parole, la leur, et sur l'élaboration comique qui en est faite par les voyageurs :

Un [Ennasé] salua une sienne alliée disant. « Bon di, ma coingnée. » Elle respondit. « Et à vous mon manche. »

« Ventre beuf, s'escria Carpalim, comment ceste coingnée est emmanchée. Comment ce manche est encoingné. Mais seroit ce point la grande manche que demandent les courtisanes Romaines ? Ou un cordelier à la grande manche. »98

La rhétorique généalogique ennasinne crée une forme d'enthousiasme chez les voyageurs séduits par les jeux poétiques qu'elle rend nécessaire à sa compréhension. Mais elle témoigne également d'une qualité purement autoréférentielle : l’incongruité sociologique de la « famille » sur Ennasin n’est rendue pensable que par les termes avec lesquels elle notifie ses relations, et uniquement en ce que ces termes font jeu de mots. La voix narrative s'en fait d'ailleurs l'écho :

[…] un [Ennasé] appelloit une sienne ma trippe, elle l'appelloit son fagot. Et oncques ne peuz sçavoir quelle parenté, alliance, affinité, ou consanguinité feust entre eulx, la rapportant à nostre usaige commun, si non qu'on nous dist, qu'elle estoit trippe de ce fagot.99

L’association sémantique ne décrit qu’elle-même, et elle seule relie les insulaires, à l'exclusion de tout autre type de structure relationnelle. Cette altérité des choses, portée par et dans une parole compréhensible et au surplus ludique, n'est pas réduite : certes, les syntagmes qui font les couples d'Ennasés ont en général vertu de rapprochement – comme la tripe qui lie le fagot, ou comme dans cet autre exemple :

[…] je veids un averlant qui saluant son alliée, l'appella mon matraz, elle le appelloit mon lodier. De faict il avoit quelques traictz de lodier lourdault. 100

Les deux sens de lodier (« couverture de lit », mais aussi « gueux, vaurien, fainéant »101) permettent à la voix narrative d'extraire un sens du calembour, mais qui porte davantage sur la nature de l'averlant que sur celle de ce qui l'attache à

98Id.

99Ibid., p. 558.

100Ibid., p. 557-58.

101Algirdas Julien GREIMAS & Teresa Mary KEANE, Dictionnaire du moyen français, Paris : Larousse, 1992 (« Trésors du français »), art. « I. lodier, loud- » et « II. lodier ».

son alliée. A contrario, les appellatifs peuvent aussi, intégrés dans une pragmatique, adopter aux yeux des voyageurs une qualité cette fois-ci totalement inverse, centrifuge. Dès lors, cette réversibilité dément le semblant d'ordre que les surnoms amoureux tentent de plaquer sur le chaos familial et sexuel qui règne sur Ennasin :

Un averlant causant avecques une jeune gualoise lui disoit. « Vous en souvieigne vesse.

- Aussi fera ped », respondit elle.

« Appellez vous (dist Pantagruel au Potestat) ces deux là parens ? Je pense qu'ilz soient ennemis, non alliez ensemble : car il l'a appellée Vesse.

En nos pays vous ne pourriez plus oultrager une femme que ainsi l'appellant […] »102

Immédiatement après, le Potestat de l'île donne la clé de la société ennasine, un lien beaucoup plus profond que celui des formules de salutation :

« […] - Bonnes gens de l'aultre monde […] vous avez peu de parens telz et tant proches, comme sont ce Ped et ceste Vesse. Ilz sortirent invisiblement tous deux ensemble d'un trou en un instant.

- Le vent de Galerne (dist Panurge) avoit doncques lanterné leur mere.

- Quelle mere (dist le Potestat) entendez vous ? C'est parenté de vostre monde. Ilz ne ont ne pere ne mere. C'est à faire à gens de delà l'eau, à gens bottez de foin. » Le bon Pantagruel tout voyoit, et escoutoit : mais à ces propous il cuyda perdre contenence.103

La réaction de Pantagruel en témoigne : le colloque est ici arrivé à son point de rupture. Deux critères se sont additionnés pour rendre impraticable le terrain d'entente qui aurait pu permettre une saisie de la nature des Ennasés. C'est tout d'abord précisément cette nature – la pansexualité des insulaires, leur naissance par bourgeonnement de la terre-même de l'île – qui s'avère difficilement assimilable pour les voyageurs : la remarque de Panurge, qui postule un mécanisme de fécondation (fût-il aérien), indique qu'il ne prend pas en compte (qu'il ne peut pas prendre en compte?) la description d'une reproduction asexuée donnée par le Potestat. De même, lorsque, après avoir « pris congé » de ce dernier, Pantagruel et ses compagnons poursuivent leur exploration de l'île, la prise en compte des nouveaux couples qu'ils rencontrent n'est en rien informée par les explications du Potestat : l'association sémantique (« on marioit une vieille botte avecques un jeune et soupple brodequin »104, « je veids un jeune escafignon espouser une une vieille pantophle »105) réoccupe l'entier du champ de l'analyse.

Pour le dire autrement : le gain interprétatif que l'on serait en droit d'attendre après

102Quart Livre, IX, p. 559.

103Id.

104Ibid., p. 559-60.

105Ibid., p. 560.

qu'une conversation ait été nouée avec l'indigène n'est en l'espèce pas (ou très peu) réalisé.

L'altérité n'explique cependant pas tout : j'ai tenté de montrer dans les quelques paragraphes que j'ai consacrés à l'étude du quiproquo qu'une volonté d'élucidation commune, partagée par les deux pôles de la communication, était nécessaire à la compréhension. Cette volonté, comme on pouvait s'y attendre, s'avère tout autant impérative lorsque l'étrangeté et le doute quittent le domaine de l'énonciation pour s'incarner dans un objet. Or, le moins que l'on puisse dire, c'est que l'attitude rhétorique du Potestat détaillant la genèse de son peuple n'est pas étrangère au fait que le colloque d'Ennasin adopte un caractère disruptif. L'insulte toujours au coin de la bouche, il parvient même à faire perdre sa contenence, son calme, à Pantagruel : la formule (gens de delà l'eau […] gens bottez de foin) qui permet au Potestat de se déterminer géographiquement, de procéder à une polarisation dans l'espace des parties prenantes à la conversation, achève effectivement de polariser ces interlocuteurs mais, cette fois-ci, et jusqu'à créer la rupture, dans un sens agoniste.

Au delà de Medamothi, on sait accueillir le voyageur en y mettant les formes ; c'est le cas chez les Chicquanous, ou chez les Macræons. Mais l'impolitesse ou la rhétorique abrupte y prennent aussi une place singulière, sans être, et de loin, l'apanage du seul Potestat d'Ennasin. L'exemple le plus outré en est peut-être donné dans le Cinquiesme Livre, chez les monstrueux Chats-fourrez, et plus particulièrement avec le personnage de Grippe-minaud. Parvenus au Guichet, lieu de villégiature de ces « bestes moult horribles et espouventables »106, Pantagruel et ses compagnons sont faits prisonniers, pour être amenés devant la cour de justice paradoxale qui y siège – l'épisode dans son entier peut évidemment être lu comme une satire des mœurs rapaces de la caste judiciaire. La première adresse des magistrats à l'attention des voyageurs ravalés au rang d'accusés ne témoigne que de fort peu d'aménité :

[…] Assoyez vous là […] et que plus on vous le die. La terre presentement s'ouvrira, pour tous vifs vous engloutir si faillez à bien respondre.107

A quoi s'agira-t-il de répondre ? A l'énigme que Grippe-minaud soumet à la sagacité de Pantagruel et de ses compagnons. Sa résolution par Panurge – j'y reviendrai – donnera lieu à un changement radical de posture chez l'« archiduc des Chats-fourrez »108. Jusque-là toutefois, l'attitude conversationnelle de Grippe-minaud relèvera de la coercition par le langage : sa « parolle furieuse et enrouée »109 sert l'insulte (le narrateur est selon lui un « malautru »110, frère Jean

106Cinquiesme Livre, XI, p. 749

107Ibid., p. 752.

108Ibid., p. 749.

109Ibid., XII, p. 753.

110Id.

est un « fol enragé »111). Surtout, l'attitude rhétorique de Grippe-minaud témoigne d'un impérialisme énonciatif visant à empêcher, ou du moins à fortement régenter, l'expression de la parole de l'autre – l'échange de répliques qu'il noue avec frère Jean, lequel vient ici à la rescousse du narrateur décontenancé par l'énigme qui lui est proposée, s'avère, si l'on me passe la formule, parlant :

hau monsieur le diable engipponné, comment veux tu qu'il responde d'un cas lequel il ignore : ne te contente tu de verité ?

- Orçà, dist Grippe-minaud, encores n'estoit de mon regne advenu, orçà, qu'icy personne, sans premier estre interrogué parlast, orçà […]

- Tu as menty, dist frere Jean sans les levres mouvoir.

- Orçà, quand seras en rang de respondre, orçà, tu auras prou affaire.

Orçà.

- Maraut, tu as menty, disoit frère Jean en silence […]112

Parler, puis parler sans bouger les lèvres, et enfin dire en silence. Le decrescendo exécuté par frère Jean sous la direction de Grippe-minaud vide la conversation de sa substance : le locuteur devient inaudible, l'allocutaire se bouche les oreilles (Grippe-minaud fait « semblant n'entendre [le] propos » du moine113) – bref c'est, au sens propre, un dialogue de sourds.

C'est à Panurge qu'il reviendra de débloquer la situation, et le jeu dans lequel il entrera avec les Chats-fourrez pourra servir de symbolisation pour l'ensemble des mécanismes du rapport parlé avec l'Autre. Grippe-minaud a fixé un prix à la libération des voyageurs : ils doivent résoudre l'énigme qu'il leur soumet sous la forme d'une épigramme114. Panurge décèle à raison dans cette dernière une évocation de la métempsychose et des pratiques pythagoriciennes ; sans se contenter de donner la bonne réponse, il jette à l'attention des Chats-fourrez « une grosse bource de cuir, plaine d'escuz au soleil »115. La perspicacité de Panurge, ainsi que son don en numéraire, arrachent l'acquittement pour les voyageurs, renversent, de l'injurieux à l'affectueux, l'ethos de la parole de Grippe-minaud, et vont jusqu'à transformer son tic de langage (orçà devient or bien, à entendre bien entendu dans sa dimension aurifère) :

[…] Allez enfans, or bien, et passez outre, or bien, nous ne sommes tant diables, or bien, que sommes noirs, or bien, or bien, or bien.116

111Ibid., p. 754.

112Id.

113Ibid., XIII, p. 755.

114« Une bien jeune et toute blondelette / Conceut un fils Etyopien, sans pere. / Puis l'enfanta sans douleur la tendrette, / Quoy qu'il sortist comme faict la vipere : / L'ayant rongé en mout grand vitupere / Tout l'un des flancs, pour son impatience. / Depuis passa mons et vaux en fiance, / Par l'air volant, en terre cheminant : / Tant qu'estonna l'amy de sapience, / Qui l'estimoit estre humain animant » (Ibid., XII, p. 753).

115Ibid., XIII, p. 756.

116Id.

L’énigme est un énoncé dont on comprend la lettre, mais dont l’esprit (la réponse à la question explicitement ou implicitement posée par elle) n'est pas donné immédiatement. De même, la lettre des énoncés réalisés par les insulaires que croisent Pantagruel et ses compagnons est en général compréhensible, de par sa matérialité, sa surface francophone. Toutefois, cette compréhension formelle trahit rapidement des incompréhensions de fond : la fête poétique du calembour amoureux sur Ennasin se mue en un sentiment de doute radical lorsqu'il s'agit d'assimiler le chaos relationnel qu'il tente de mettre en forme ; comme nous le verrons sur l'île de Papimanie, l'idée de Dieu telle qu'elle y est exprimée, par le concours d'une lecture monomaniaque des Décrétales, ne révélera les critères véritables de sa fausseté que lorsque la puissance coercitive de l'herméneutique dirigiste dont elle naît sera dépassée et annulée par le persiflage des voyageurs.

C'est dans les choses que se trouve la réponse à l'énigme que l'indigène formule par ses mots. On n'est donc pas chez Rabelais, comme cela pouvait être le cas chez Cartier, dans un processus dont le premier mouvement consiste en une traduction au sens strict : on se trouve bien plutôt dans un système de dérivation sémiotique dans lequel il s'agit, comme dans le cas de l'élucidation énigmatique, de se détacher de la lettre des énoncés proférés par l'Autre, et de saisir dans un deuxième temps la réalité différente qui s'exprime par et dans ces détachements – interprétation, davantage que translittération.

La résolution par Panurge de l'énigme soumise par Grippe-minaud satisfait les deux pôles de la conversation, et permet la libération des voyageurs. Toutefois, lorsqu'ils sont portés par des représentants de l'altérité, les propos énigmatiques n'offrent de loin pas tous un dénouement aussi clair. Dans le Quart Livre, peu après avoir quitté l'île des Papefigues, Pantagruel et ses compagnons arrivent en vue des terres des Papimanes. Les habitants du lieu envoient une ambassade à la Thalamège, dont les membres prennent langue avec les voyageurs de la manière suivante – je me permets, pour la clarté de l'analyse, de reproduire ce long passage in extenso :

Le avez vous veu gens passagiers ? L'avez vous veu ? - Qui ? Demandoit Pantagruel.

- Celluy là, respondirent ilz.

- Qui est il ? Demanda frere Jan. Par la mort beuf, je l'assommeray de coups. » Pensant qu'ilz se guementassent de quelque larron, meurtrier, ou sacrilege.

- Comment (dirent ilz) genz peregrins ne congnoissez vous L'unicque ?

- Seigneurs (dist Epistemon) nous ne entendons telz termes. Mais exposez nous (s'il vous plaist) de qui entendez, et nous vous en dirons la verité sans dissimulation.

- C'est (dirent ilz) celluy qui est. L'avez vous jamais veu ?

- Celluy qui est, respondit Pantagruel, par nostre Theologicque doctrine est Dieu. Et en tel mot se declaira à Moses. Oncques certes ne le vismes, et n'est visible à œilz corporelz.

- Nous ne parlons mie (dirent ilz) de celluy hault Dieu qui domine par les Cieulx. Nous parlons du Dieu en terre. L'avez vous oncques veu ?

- Ilz entendent (dist Carpalim) du Pape sus mon honneur.

- Ouy, ouy, respondit Panurge, ouy dea, messieurs, j'en ay veu troys. A la veue des quelz je n'ay gueres profité.

- Comment ? Dirent ilz, nos sacres decretales chantent qu'il n'y en a jamais qu'un vivent.

- J'entends, respondit Panurge, les uns successivement après les aultres. Aultrement n'en ay je veu qu'un à une foys.

- O gens, dirent ilz, troys et quatre foys heureux, vous soyez les bien et plus que tresbien venuz.117

La parole des Papimanes a beau ne pas être explicitement désignée comme énigme, c'en est pourtant bien une. Mais elle est d'un genre différent de celle qui sera proposée plus tard par Grippe-minaud, dont l'élucidation mobilisera le savoir livresque et les capacités de décodage poétique de Panurge. Ici, avant d'adopter sa pleine tournure théologique, l'énigmatique est au premier abord à considérer sous l'angle d'une pragmatique : la lettre même des énoncés des Papimanes est, sinon défectueuse, du moins incomplète au regard des critères nécessaires à l'intercompréhension dans le cadre de la conversation, et il reviendra aux voyageurs de développer une maïeutique serrée pour extraire laborieusement un sens convenable des propos qui leur sont adressés.

Aucune formule de salutation : la prise de parole des membres de l'ambassade de Papimanie se fait ex abrupto. Cette irruption en forme de question use de plus d'un tour particulier : tronquée de son référent, l'anaphore (« Le avez vous veu »118) crée un vide pragmatique et par là même un sentiment d'insécurité interprétative chez Pantagruel (Qui ?). Seule est reconnue ici la forme interrogative de l'énoncé – ce qui peut à la rigueur être considéré comme un premier pas –, mais pas l'objet de la question. La réplique des Papimanes reprend la figure de l'anaphore tronquée (Celluy là), et met frère Jean dans la disposition de chercher l'identité du référent oblitéré – mais ses hypothèses (quelque larron, meurtrier, ou sacrilege) seront invalidées. Troisième mouvement : les Papimanes

Aucune formule de salutation : la prise de parole des membres de l'ambassade de Papimanie se fait ex abrupto. Cette irruption en forme de question use de plus d'un tour particulier : tronquée de son référent, l'anaphore (« Le avez vous veu »118) crée un vide pragmatique et par là même un sentiment d'insécurité interprétative chez Pantagruel (Qui ?). Seule est reconnue ici la forme interrogative de l'énoncé – ce qui peut à la rigueur être considéré comme un premier pas –, mais pas l'objet de la question. La réplique des Papimanes reprend la figure de l'anaphore tronquée (Celluy là), et met frère Jean dans la disposition de chercher l'identité du référent oblitéré – mais ses hypothèses (quelque larron, meurtrier, ou sacrilege) seront invalidées. Troisième mouvement : les Papimanes