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Déclinaisons de l’admirable

Miracle et merveille, par leurs étymons respectifs, miraculum et mirabilia, remontent à la même source : mirari (« admirer »). D’un point de vue strictement lexicologique, Walther von Wartburg oppose les deux termes par le biais de la présence ou non d’une action divine explicite :

Im gegensatz zum weiteren semantischen feld von fr. merveille bringt fr. miracle das eingreifen einer göttlichen macht zum ausdruck […]74

Cette parenté dans l’émerveillement est bien entendu rendue présente dans le travail des lexicographes – mais ils ne proposent pas forcément la ligne de démarcation sémantique que constitue la présence ou non d’une force agissante : ainsi, pour Estienne, le miracle est « Chose digne d’admiration, Miracle, Merveille »75, alors que l’adjectif mirabilis qualifie ce qui est « Esmerveillable, Admirable, Merveilleux »76. Nicot est davantage précis : pour lui, la merveille est

« Admiratio, Admirabilitas, Miraculum »77, alors que le miracle

Est un cas, lequel advenu ravit en admiration ceux qui le voyent ou en oyent le recit, pour en estre la cause du tout, et purement divine, et non des naturelles.78

Cotgrave, lui, étend singulièrement la portée de ses traductions, réintégrant le monstrueux dans les domaines du miracle (« A miracle ; a marvellous, or

73L’extrême rareté du vocabulaire strictement prodigieux chez Rabelais est certainement à mettre en rapport avec la prudence dont il fait montre envers la divination au sens large : le prodige annonciateur est chose rarissime, et la foi, ici encore informée par celle de Ficin, dont Rabelais fait preuve aux chapitres XXVI et XXVII du Quart Livre doit être pondérée par son rapport très critique envers la mantique charlatanesque, comme en témoigne par exemple la diatribe célèbre dirigée contre Her Trippa au Tiers Livre (XXV, p. 427-31). Voir J. CÉARD La Nature et les prodiges…, p. 132-58.

74W. von WARTBURG, Französisches Etymologisches Wörterbuch…, art. « miraculum ».

75R. ESTIENNE, Dictionarium…, art. « miraculum ».

76Ibid., art. « mirabilis ».

77J. NICOT, Thresor…, art. « merveille ».

78Ibid., art. « miracle ».

monstrous thing »79) et de la merveille (« A marvell, wonder ; miracle ; a monstrous thing, strange accident, admirable matter »80). De fait, si le merveilleux, le miraculeux et le monstrueux témoignent de tendances d’usage les inclinant vers la désignation de référents distincts, ils se rejoignent dans leur capacité commune à créer la surprise, l’étonnement. Dans la relation qu’ils instaurent avec leur observateur ou leur interprète, le « merveilleux monstre »81 tout comme le miracle se caractérisent par leur faculté de provoquer une suspension de jugement, un émerveillement qui n’est encore teinté d’aucune valeur éthique mais qui les fond dans un même ébahissement :

A merveilles, Mirifice, id est, ad miraculum vsque […]

Par grande merveille, Admirabiliter, Monstrifice.82

Tout comme le lexique du prodige, celui du miracle témoigne chez Rabelais à la fois de sa rareté et d’une surprenante concentration : sur onze occurrences du lexème (miracle[s], miraclificques, miraculeusement), dix d’entre elles apparaissent dans le Quart Livre, les chapitres XLIX et LII se répartissant huit de ces dernières. Il est intéressant de noter que la quasi-totalité des miracles rabelaisiens sont réalisés sur un mode ironique : ces deux chapitres font en effet partie de ceux qui décrivent l’escale de Pantagruel et de ses compagnons sur l’île des Papimanes, territoire étrange dont les habitants ont développé des croyances qui peuvent à bon droit être rangées dans le tiroir des monstruosités théologiques puisque on y adore le pape avant Dieu et qu’on y révère les Decretales davantage que la Bible. Ces dernières sont en l’espèce le vecteur des « miracles » ici allégués le sourire aux lèvres par Pantagruel et ses compagnons, invités à la table d’Homenaz, le quelque peu naïf évêque de Papimanie : ces fameuses Decretales, raconte ainsi Rhizotome, sont capables, si l’on se fait un masque des pages sur lesquelles elles sont imprimées, de vous transmettre les pires des maux, jusqu’à la vérole, ou de noircir les vêtements qui entrent à leur contact. Outre le fait que ces opérations miraculeuses, qu’Homenaz accueille comme autant de preuves nouvelles de la sainteté de son texte fétiche, s’avèrent particulièrement bouffonnes, elles sont, par la nature même de la théologie papimanienne, le résultat de l’action d’une puissance certes considérée comme surnaturelle, mais dont le rapport à Dieu apparaît pour le moins problématique. On notera par ailleurs que la seule utilisation du lexique proprement miraculeux qui parvient à échapper au Quart Livre se trouve elle aussi dans un contexte particulier, insérée, par le biais d’une adresse aux « sainctz […] miraclificques »83, dans le paradoxal éloge des dettes auquel se livre Panurge au début du Tiers Livre.

79R. COTGRAVE, Dictionarie…, art. « Miracle ».

80Ibid., art. « Merveille ».

81R. ESTIENNE, Dictionarium…, art. « orior ».

82J. NICOT, Thresor…, art. « merveille ».

83Tiers Livre, IIII, p. 365.

Par opposition, les occurrences orthodoxes du lexique miraculeux chez Rabelais frappent par leur discrétion. C’est, dans le « Prologue » du Quart Livre, le rappel, toutefois récrit par rapport à l’hypotexte biblique, du miracle d’Elisée faisant remonter à la surface du Jourdain la lame d’une hache qui y avait été plongée (2 R, VI, 4-7) ; c’est enfin, sur un mode purement optatif, l’objet des prières auxquelles le pilote de la Thalamège aux prises avec la tempête invite son équipage et ses passagers, « […] n’esperans ayde que par miracle des Cieulx »84.

Rabelais use davantage du lexique de la merveille que de celui du miracle.

La majeure partie de ces usages a pour fonction d’intensifier un propos : les géants des troupes d’Anarche sont « grands à merveilles »85 ; Joursanspain, le pays où naissent les oiseaux de l’Isle sonnante, est « une contrée grande à merveilles »86, elle aussi ; certains représentants des branches les plus anciennes de l’arbre généalogique de Pantagruel avaient « le membre […] merveilleusement long, grand, gras, gros […] »87… La liste pourrait être presque indéfiniment étendue : l’essentiel est ici de noter que l’emploi hyperbolique active, par le fait même de l’étymologie, le lien que le qualificatif merveilleux entretient avec l’étonnement. Ce lien se fait d’ailleurs plus net lorsque la merveille sert l’expression d’une remise en jeu de la foi à accorder à un propos ou à un fait – c’est le cas de la naissance et de l’enfance de Pantagruel :

[…] vous n’en ouystes jamais d’une si merveilleuse comme fut celle de Pantagruel, car c’estoit chose difficille à croyre comment il creut en corps et en force en peu de temps.88

De même, le récit des « merveilles du noble et bon Pantagruel »89 que promet le « Prologue » du Quart Livre constitue un programme de lecture dont la surprise est partie intégrante. Au même livre, l’annonce de l’apparition du cochon ailé Mardigras au beau milieu de la bataille qui oppose les Andouilles aux troupes de Pantagruel matérialise explicitement ce lien : « […] il advint un cas merveilleux. Vous en croyrez ce que vouldrez »90.

Mardigras en fournit un premier exemple : le cas des « merveilles de Nature » désignées comme telles imprime au champ lexical des mirabilia un déplacement de sens notable : l’intensification porte dès lors certes sur l’une des caractéristiques de l’objet décrit (l’étendue de Joursanspain ou la généreuse virilité des ancêtres de Pantagruel), mais surtout sur l’ébahissement que cet objet fait naître chez son observateur. Cette double postulation se matérialise souvent par une juxtaposition de qualificatifs : ainsi le tarande du Quart Livre, un animal

84Quart Livre, XX, p. 588.

85Pantagruel, XXVI, p. 306.

86Cinquiesme Livre, IIII, p. 734.

87Pantagruel, I, p. 218.

88Ibid., IIII, p. 227.

89Quart Livre, « Prologue », p. 535.

90Ibid., XLI, p. 635.

tenant du renne pour sa morphologie et du caméléon pour sa capacité à changer de couleur, est-il décrit par Pantagruel comme un « animal estrange et merveilleux »91, l’étrangeté surdéterminant ici l’étonnement que la bête fait naître chez son observateur. Dans le Quart Livre encore, c’est le narrateur qui réactualise un topos plinien louant la beauté des coquillages – l’accumulation des traits merveilleux du travail de la nature (variété, figures, couleurs, traits et formes des coquilles) trahissant le ravissement qui saisit celui qui les observe :

Vous dictez, et est escript par plusieurs saiges et antiques Philosophes, que l’industrie de Nature appert merveilleuse en l’esbatement qu’elle semble avoir prins formant les Coquilles de mer : tant y veoyd on de varieté, tant de figures, tant de couleurs, tant de traictz et formes non imitables par art.92 Ce que le lexique de la merveille partage chez Rabelais avec celui du monstre peut être entendu comme la désignation d’objets ou de phénomènes qui ne cadrent manifestement pas avec le cours ordinaire de la nature et induisent chez celui qui les appréhende une forme de suspension de jugement, une difficulté à intégrer cette forme dans une représentation stabilisée. Toutefois, ce trouble interprétatif prend des teintes différentes dans chaque cas : l’émerveillement prédomine dans le premier, alors qu’une forme d’angoisse tend à se faire jour dans le second, rejouant ainsi dans un cadre pour l’heure purement lexical le débat tératologique qui oppose la « merveilleuse variété des choses » à son envers, l’« inquiétante variété des choses ».

Les champs des dénominations générales de la monstruosité chez Rabelais montrent différents régimes d’opposition : monstre et merveille se rencontrent bien plus fréquemment que prodige ; monstre semble davantage qualifier des êtres vivants à la conformation étrange, prodige, des phénomènes célestes ou des catastrophes naturelles, alors que merveille désignerait plutôt des objets pour le façonnage desquels la nature paraît en quelque sorte s’être surpassée. Mais on a vu que les frontières censées répartir ces termes sont, sinon ouvertes, du moins poreuses : des comètes ou tremblements de terre peuvent être dits monstrueux, et l’étrangeté du tarande, si elle catalyse l’émerveillement de Pantagruel, implique également que cette jouissance se développe sur une absence – l’ignorance des lois présidant aux propriétés de l’animal, la difficulté à saisir sa nature –, position quelque peu instable que le texte se proposera de réassurer, entre autres en retissant le réseau des informations qui ont pu être données sur cette bête curieuse par des autorités plus anciennes93.

Il convient dès lors de considérer monstre, prodige ou merveille davantage comme les marqueurs d’attitudes herméneutiques ou d’états d’esprit différents appliqués à la compréhension d’objets naturels extraordinaires, et/ou commandés par l’apparition de ces objets mêmes. Au vu de leurs usages rabelaisiens, tous trois

91Ibid., IIII, p. 546.

92Ibid., LVIII, p. 675.

93Voir chapitres 7 et 10 de ce travail.

formulent des questions : mais si le monstrueux et le merveilleux interrogent, dans l’attente d’une définition, la nature même de ce qu’ils désignent, le prodigieux semble poser un questionnement second, davantage attentif à la signification du phénomène qu’il pointe – au présage inscrit dans les causes de sa manifestation –, et dès lors plutôt en attente d’une traduction. Parallèlement, comme nous venons de le voir, la merveille semble dans la plupart de ses emplois s’opposer au monstre par la qualification davantage bienveillante qu’elle apporte aux objets qu’elle désigne : elle est puissance de la nature poussée à son extrême inventivité, le monstrueux faisant au contraire figure d’indice inquiétant, sinon de sa faillibilité, du moins de son caractère impénétrable.