• Aucun résultat trouvé

Le monstre comme marque d’un ailleurs

Au chapitre XVI du Gargantua, Grandgousier se décide à envoyer son fils à Paris pour l’arracher aux griffes de ses désespérants précepteurs. Avant qu’il ne s’en aille, le roi offre au prince une jument qui venait de lui être offerte par

« Fayoles, quart roy de Numidie ». De la bête, il nous est dit qu’on a là

[la] jument la plus enorme et la plus grande que feut oncques veue, et la plus monstreuse. Comme assez sçavez, que Africque aporte tousjours quelque chose de noveau.12

Au chapitre III du Cinquiesme Livre, Pantagruel et ses compagnons, sur la route marine qui les mènera chez l’oracle de la Dive bouteille, font escale sur l’Isle sonnante. La dite île est peuplée d’oiseaux étonnants : « Clergaux,

Paris : Gallimard, 1994 [« Bibliothèque de la Pléiade »], « Chronologie », p. LXXIII).

11 On s'étonnera peut-être que je ne fasse pas mention ici de l'épisode célèbre de la grossesse de Gargamelle (Gargantua, III, p. 14-16), qui porta son fils « unze moys » dans son ventre. A ceci, deux réponses : premièrement, le passage en question ne fait nullement mention explicite d'une quelconque physiologie de la génération, mais se place sur le domaine de la légitimité – au regard de leur père supposé ou réel – d'enfants nés si tardivement. Deuxièmement, les autorités ici alléguées par Rabelais insistent sur le fait que ces enfants ne sont pas des monstres : dans certains cas au contraire – ainsi dans la geste mythologique –, ils sont, tels Pelias et Nélée, fils de Tyro et Neptune, « formé[s] à perfection » (Ibid., id., p. 15).

12 Gargantua, XVI, p. 46.

Monagaux, Prestregaux… », inflation menant, par une hiérarchie satirique autant qu’ecclésiastique, au « Papegaut ». Le maître des lieux, Aeditue, annonce aux voyageurs l’arrivée prochaine en ses terres d’une nouvelle espèce de volatiles : les

« Capucingaux », en provenance d’Afrique. Pantagruel réinvestit alors le commentaire qui avait été émis sur la jument de son père :

« Affrique, dist Pantagruel, est coustumiere tousjours produire choses nouvelles et monstrueuses. »13

On aura reconnu là un adage célèbre d’Erasme, n° 2610 dans la classification canonique : « Semper Africa novi aliquid apportat. » Cet adage, ainsi que ceux qui l’entourent14, forment chez l’humaniste hollandais une tétrade qui, plus que de parler des monstres, évoque les torts d'une terre : l'Afrique, par contraste avec le nord du pourtour méditerranéen, a troqué la romanité et la chrétienté contre l’Islam, et sa barbarie aurait entaché d’obscurités jusqu’au style d’un saint Augustin15. Mais en deçà de sa visée polémique – qui montre par ailleurs tout à la fois les limites d’une pensée de l’altérité chez Erasme et la teinte négative que prend la nouveauté comme forme de l’Autre -, il me semble nécessaire, pour en saisir le réinvestissement par Rabelais, de tourner le regard vers le commentaire accompagnant l’adage :

2610. L'Afrique produit toujours du nouveau

Pline l'Ancien rapporte un adage tout à fait semblable à celui-ci dans son Histoire du monde : « La Libye produit toujours du nouveau. » Son origine est la suivante : dans une région aride, de très nombreuses espèces de bêtes sauvages sont amenées à se rencontrer auprès d'un seul et même ruisseau pour boire. Et là, des croisements variés, fruits d'impétueux accouplements, donnent naissance à des formes diverses et souvent inconnues de monstres. Pline l'Ancien a trouvé ce proverbe chez Aristote, où il est mentionné au livre 2, chapitre 5, de La Génération des animaux.

Anaxilas, cité au livre 14 d'Athénée, a plaisamment appliqué l'adage à un autre sujet :

La musique, par les dieux, est comme l'Afrique : Elle accouche chaque an d'une bête nouvelle.

Je sais que le deuxième vers grec est fautif, mais c'est ainsi que le donne l'édition d'Alde Manuce, et je ne vois pas comment on pourrait le restituer, sinon peut-être qu'il faut lire én aütêï au lieu de kath' héniaüton, mais même ainsi le rythme n'est pas correct. Peut-être faut-il omettre thêrion et remplacer kath' héniaüton par kath' hêniaüton.

13 Cinquiesme Livre, III, p. 734.

14 « Lybica fera » (2608), « Semper adfert Libya mali quippiam » (2609), et « Afra avis » (2611).

15 Voir Etienne WOLFF, « Erasme et l’Afrique : comment penser l’altérité », Scholia, VIII (1999), p. 96-103.

Cet adage conviendra pour parler d'hommes à la parole changeante et toujours avides de bouleversements.16

Premier constat : si, comme l’ont justement remarqué quelques auteurs17, Rabelais récrit, en particulier au Cinquiesme Livre, l’adage érasmien pour y introduire un rapport d’équivalence entre nouveauté et monstruosité, il n’a pas eu à chercher cette dernière mention très loin pour la tisser ensuite dans la trame du texte originel18. Second constat : dans le commentaire de son adage, Erasme se réfère en premier lieu à l’Histoire naturelle de Pline. Pour ce dernier en effet,

C’est l’Afrique qui est le principal théâtre de ces fureurs [celles du rut] ; le manque d'eau rassemblant les bêtes aux bords de quelques rivières.

Aussi y voit-on naître des hybrides aux nombreuses formes, selon les accouplements divers qui mêlent de gré ou de force les femelles aux mâles.

De là aussi le proverbe grec : « L'Afrique apporte toujours quelque chose de nouveau. »19

Latent chez Rabelais citant Erasme, on a là un principe de causalité tératologique connu, bien documenté, et qui fait appel à deux critères. Le premier, assourdi par la citation tronquée du Gargantua et du Cinquiesme Livre, fait référence à une pensée de la tératogenèse comme résultat de la mixité des espèces, dont on peut retracer le parcours d’Empédocle à Aristote puis à Pline20. Le passage de L’Histoire naturelle cité ci-dessus reprend d’ailleurs, en les simplifiant quelque

16 ERASME DE ROTTERDAM, Les Adages. Volume 3; Adages 2001 à 3000 : Les Travaux d'Hercule, éd. / trad. J.-C. Saladin (dir.), Paris : Les Belles Lettres, 2011 (« Le Miroir des Humanistes »), p. 317.

17 Voir par exemple Niloufar SADIGHI, « L’Esthétique du laid dans le Cinquième Livre », Le Cinquiesme Livre. Actes du colloque international de Rome (16 – 19 octobre 1998), éd. F.

Giacone, Genève : Droz, 2001 (« Etudes rabelaisiennes », XL), p. 303-17, p. 315.

18 On notera, concernant la jument de Gargantua, que la thématique de l'envoi d'animaux fabuleux d'Afrique en Europe est abordée par l'adage 2608 qui, d'ailleurs, l'associe à celle de l'accouplement interspécifique : « […] en Libye on faisait s'accoupler entre elles différentes espèces de bêtes sauvages, et […] les animaux étranges et monstrueux ainsi obtenus étaient couramment produits en spectacle, après avoir été envoyés à Rome par les gouverneurs de la province » (ERASMEDE ROTTERDAM, Les Adages..., p. 316-17).

19 Pline l'ancien, Histoire naturelle. Livre VIII, éd. / trad. A. Ernout, Paris : Les Belles Lettres, 1952 (« Collection des universités de France »), XVII, p. 37-38.

20 Voir Olivier ROUX, Monstres. Une histoire générale de la tératologie des origines à nos jours, Paris : CNRS Editions, 2008 (« Histoire »), p. 21-23.

peu, des propos du livre VIII de L’Histoire des animaux21 et, comme l’indique Erasme, du livre II De la Génération des animaux22.

Le second volet du principe de tératogenèse inféré par l’adage érasmien est un cas particulier d’une théorie climatique et géographique largement répandue et qui voit dans l’Inde et l’Ethiopie (souvent encore fondues au Moyen Âge en une terre australe située, quelques fois vaguement, aux confins du monde connu) des régions propices à l’apparition de monstres en tous genres. Si, dans les exemples précis que nous venons de citer, le climat se révèle tératogène, c’est par le seul fait que la sécheresse invite des animaux d’espèces différentes à se retrouver dans l’espace restreint de quelques rives pour s’y livrer à des activités que la morale réprouve… Mais il faut également rappeler qu’au-delà de ce cas particulier, la situation géographique de ces terres plus ou moins connues peut être en elle-même responsable de l'apparition d’une faune étrange. Responsable au premier chef, selon Pline, l’action du soleil :

Que des animaux et des hommes aux contours monstrueux soient engendrés vers les extrémités d[u] territoire [de l'Ethiopie] n'a rien d'étonnant, car c'est la mobilité du feu qui est l'artisan susceptible de modeler les corps et de ciseler les contours.23

La tradition qui voit en ces terres australes des réservoirs de formes étranges perdurera au Moyen Âge et au-delà, la légende du Prêtre Jean et la geste alexandrine se chargeant parmi d'autres d’en renouveler le bestiaire. Elle témoigne, au-delà de réflexions particulières sur les effets du climat ou les conséquences des accouplements interspécifiques, de l’un des modes d’explication du fait tératologique : le monstre est une créature des confins, de l’ailleurs. Ou plutôt, Aristote, Pline et leurs continuateurs renversant la proposition : c’est l’exotisme même – en ce qu’il désigne des aires géographiques soumises à des conditions particulières – qui génère le monstre, comme le souligne d’ailleurs Claude Kappler pour la fin du Moyen Âge :

21 « [les bêtes féroces] sont de formes extrêmement variées en Libye. Un proverbe dit même que toujours la Libye apporte quelque nouveauté. En effet, en raison de l'absence de pluie, il semble que les animaux s'unissent quand ils se rencontrent auprès des points d'eau, et qu'ils s'accouplent même quand ils ne sont pas de la même espèce : l'union est féconde quand la durée de la gestation est la même et que la taille des animaux n'est pas trop différente » (ARISTOTE, Histoire des animaux, éd. / trad. P. Louis, Paris : Les Belles Lettres, 1969 [« Collection des universités de France »], VIII, XXVIII, p. 58-59).

22 « On dit […] que le proverbe relatif à la Libye, suivant lequel la Libye produit toujours quelque chose de nouveau, vient de ce que les animaux qui ne sont pas de même espèce s'y unissent : comme l'eau est rare, ils se rencontrent tous dans le petit nombre d'endroits qui ont des sources, et ils s'y accouplent, même s'ils ne sont pas de la même espèce » (ID., De la génération..., II, 7, p. 87-88).

23 PLINE L'ANCIEN, Histoire naturelle. Livre VI, 4e partie (L'Asie africaine sauf l'Egypte, les dimensions et les climats du monde habité), éd. / trad. J. Desanges, Paris : Les Belles Lettres, 2008 (« Collection des universités de France »), XXXV, p. 13.

Il est rare que le merveilleux existe dans les limites de notre horizon : la plupart du temps il naît là où notre regard ne porte plus. C’est pourquoi les

« extrémités » de la terre sont fécondes […]24

Exotisme, notons-le, qui ne se réduit pas à l’Afrique ou à l’Inde : l’ailleurs nous encerclant, le Nord mal connu livre aussi son lot de fantasmes tout comme, même si elle nous est plus proche, la mer elle-même, entrevue comme espace où se mêlent les semences25. La thématique de l'ailleurs merveilleux sera bien entendu reprise et amplifiée par les voyageurs26 ; elle l’est ici par Rabelais sous l’autorité d’une tradition importante. Elle n’est cependant que l’un des multiples principes tératogènes qu’il évoque au fil de son œuvre.