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Discrétion du baragouin littéraire

Traversons le rideau de la fabula. Du compte-rendu d'une exploration historiquement attestée aux navigations fabuleuses – que celles-ci se donnent ou non comme des récritures critiques, ironiques ou comiques de celui-là –, la prise en compte du motif des langues étrangères présente des différences pour le moins marquées.

Un rapide sondage dans quelques-unes des œuvres majeures qui, avant le Quart Livre et le Cinquiesme Livre, peuvent avoir constitué leur archéologie, montre que la différence des langues, si elle est quelques fois soulignée, ne fait que rarement apparaître le motif de l'incompréhension – au contraire de l'étrangeté des choses (hommes, bêtes, phénomènes, etc.) qui s'impose aux explorateurs de papier. Ou, pour le dire dans les termes d'un schéma actantiel, l'altérité linguistique, quand elle est mentionnée, n'accède généralement pas au statut d'opposant. Chez Lucien de Samosate, dans l'Histoire véritable, un jour à peine avant qu'ils ne découvrent un nouveau continent – mettant fin à leur quête et au texte –, les navigateurs posent le pied sur une île, dont on peut dire sans risque excessif qu'elle se situe aux franges de l'exotisme. Cette « île de médiocre étendue »

[…] était habitée par des femmes – du moins nous le pensâmes – qui parlaient grec. Elles vinrent nous saluer, nous souhaitèrent la bienvenue et nous embrassèrent […]26

De fait, ces femmes sont des monstres : elles possèdent des jambes d'âne et se nourrissent des « étrangers de passage »27. Mais leur manière de le dire, elle, ne déroge à aucun principe conversationnel : le grec est ici la lingua franca par laquelle l'altérité bien réelle des Jambes-d'Anesses est portée à l'attention du personnage. D'ailleurs, les langues indo-européennes et le grec en particulier semblent être, chez Lucien, les vecteurs incontestés de la parole, et cela où qu'on se trouve, même au-delà de cet espace géo-linguistique. De fait, en explorant la

26LUCIEN DE SAMOSATE, « Histoire Véritable », éd./trad. P. Grimal, Romans grecs et latins, Paris : Gallimard, 1958 (« Bibliothèque de la Pléiade »), p. 1339-84, II, p. 1383.

27Id.

première île sur laquelle ils posent le pied après avoir passé le détroit de Gibraltar, les navigateurs rencontrent des êtres hybrides, moitié femmes moitié pieds de vigne – lointains avatars d'une Daphné figée dans sa métamorphose –, qui s'expriment de manière tout à fait familière :

A notre arrivée, elles nous saluèrent avec des mots de bienvenue, les unes en lydien, les autres en langue indienne, mais la plupart en langue grecque.28

Le fonds médiéval fait montre d'exemple similaires d'intercompréhension.

L'un de ses plus éminents représentants – Le Voyage de saint Brendan – peut en fournir une preuve : parvenus à l'île d'Ailbe, les pèlerins rencontrent tout d'abord un vieillard qui, s'il reste silencieux, leur fait néanmoins un excellent accueil (« Goït les fort od mult dulz hait »29). De même, les moines qui peu de temps après les accueillent dans leur abbaye s'adressent à eux dans une langue qui ne nécessite visiblement pas de traduction. Après l'office, l'abbé du lieu explique dans une longue tirade l'origine de sa communauté :

Nus sumes ci vint e .iiii. ; Ci conversum en cest atre.

Uitante anz ad que prist sa fin A saint Albeu li pelerin […]30

L'inscription de la parole dans un discours direct accentue la transparence de la communication dans un contexte qui, notons-le, montre un renversement par rapport au récit de voyage proprement dit, pour qui l'altérité de la langue fait barrage à l'assimilation des réalités. Dans Le Voyage, par contre, c'est toute la nature qui semble s'offrir dans un discours : ainsi, c'est un oiseau qui prend la parole et explique à saint Brendan que lui et ses congénères sont des anges déchus – « […] enz en ceil jadis fumes »31.

Plus tardive, une navigation fabuleuse comme celle que Teofilo Folengo met en scène dans l'Histoire maccaronique – on sait la dette que Rabelais, comme pour l'Histoire véritable, a contractée envers ce texte – présente encore une fois une configuration similaire. Après avoir livré bataille contre les corsaires de Lyron, Baldus et ses compagnons posent le pied sur une île inconnue – qui se révélera d'ailleurs n'être que le dos d'une gigantesque baleine enchantée : là, l'un des navigateurs, Leonard, fera la funeste rencontre de l'enchanteresse Pandrague, qui, après avoir en vain tenté de le séduire, le mettra à mort en le faisant déchirer par les bêtes fauves qu'elle invoquera. L'approche de Pandrague, quoi que brutale, ne déroge pas aux règles de la grammaire :

28Ibid., I, p. 1348.

29Le Voyage de saint Brendan, éd. / trad. I. Short & B. Merrilees, XX, v. 668. e-book disponible à l'adresse : http://saintbrendan.d-t-x.com/

30Ibid., XXI, v. 717-20.

31Ibid., XVI, v. 520.

Ha ! […] jeune fol, me refuses-tu ? O tendron, me fuis-tu ? Demeure, arreste-toy : regarde quelle est ma charneure, uses-en librement, pendant qu'aucun ne te le peut empescher, pendant que la belle fortune t'est favorable.32

Leonard comprendra si bien la parole de Pandrague qu'il tentera désespérément d'échapper à ses griffes. L'intercompréhension n'est pas réservée à cet épisode : l'ermite que Cingar rencontrera sur la même île participera au dialogue sans difficultés aucunes, Baldus et Baffel – un forgeron de Satan retiré dans une caverne avec ses semblables – converseront de manière transparente avant que d'en venir aux mains. Et quand l'incommunicabilité semble se faire jour, c'est sur le mode de la feinte : lorsque, peu avant de pénétrer dans la grotte démoniaque, Cingar croise un paysan qu'il tente de convaincre de lui céder un de ses ânes, ledit paysan fait semblant de ne pas comprendre, ou pour le moins de se dérober à la conversation. Cingar houspille le pauvre hère :

Villain tangar, si tu ne mets pieds à terre, tu t'en repentiras : descends, marouffle ! Nostre loy nous commande, que quiconque a deux casaquins ou manteaux, en doit donner l'un ou l'autre à celuy qui n'en a point : autant est-il de celuy qui a deux asnes : il en doibt bailler un à celuy qui va à pied. » Le Paysan s'escrie, et ne veut descendre, et, feignant n'entendre rien, dit à ses asnes : « Euz, peut, chiz, hai, ira-t-il.33

D'autres navigations fabuleuses semblent quant à elles apporter une attention plus particulière, sinon à l'incompréhension effective opposant deux locuteurs que sépare un espace donné comme géographiquement important, du moins au risque de son apparition et aux mesures à prendre pour y échapper. On est là face à des textes souvent plus récents, et qui se mettent en scène dans une posture de démarquage critique de la littérature viatique, qu'elle soit entendue comme pôle de l'a-fictionnel ou comme œuvre de fantaisie. Tel est le cas du Disciple de Pantagruel. Son auteur anonyme se donne comme projet premier – et bien entendu bouffon – de rétablir le « mensonge »34 de certains de ses prédécesseurs, voyageurs en chambre ou réels explorateurs :

Pline en son Livre de la naturelle hystoire.

Solin en son Livre des choses memorables.

Strabo en son Livre de la situation du monde.

32Teofilo FOLENGO, Histoire maccaronique de Merlin Coccaie, prototype de Rabelais. Ou est traicté les ruses de Cingar, les tours de Boccal, les adventures de Léonard, les forces de Fracasse, les enchantemens de Gelfore et Pandrague et les rencontres heureuses de Balde. Nouvelle édition revue et corrigée sur l'édition de 1606, éd. G. Brunet & P. L. Jacob, Paris : Libraire Garnier frères, 1859, XVII, p. 236-37.

33Ibid., XX, p. 298-99.

34AN., Le Disciple de Pantagruel (Les Navigations de Panurge), éd. G. Demerson & C.

Lauvergnat-Gagnière, Paris : Nizet, 1982 (« Société des Textes Français Modernes »), I, p. 3.

Lucian en son Livre des vrayes narrations.

Jean de Mandeville en son Livre des voyages.35

Or, pour « dénoncer » les travers du récit de voyage, l'auteur du Disciple choisit de s'en réapproprier certains codes. Parmi ceux-ci, un motif que l'on a déjà rencontré : le truchement – le terme même, sous sa forme drugeman, et sa fonction infusaient dans le champ francophone, sinon depuis le début du XIIe siècle et son apparition dans la Chanson d'Antioche de Richard le Pèlerin36, du moins dès la fin de ce même siècle par le biais d'une autre chanson de geste, la Prise d'Orange. La narration du Disciple assigne une place cruciale à la thématique de l'interprète : dès l'entame du texte, il faut se mettre en quête de la perle rare, ainsi que le résume la rubrique du troisième chapitre, dont la part liminaire est consacrée à cette recherche :

Comme Panurge envoya en la basse Bretaigne pour avoir ung truchement qui sceust parler tous langaiges.37

L'interprète embauché par Panurge se fait fort de parler « septante & deux langaiges »38. Son savoir sera effectivement mis à contribution lorsque les navigateurs découvriront le Pays des Lanternes, et que la reine des lieux les invitera à franchir les portes de son palais :

Lors la royne nous feit dire par notre truchement lequel parloit bon lanternois que nous n'eussions aulcune crainte, & lors que nous fusmes tous entrés, les portes furent fermées, puis fut baillé à laver à la royne, puis à chascune [des lanternes] en son ordre, selon la dignité, & à nous aussi pareillement.39

On se trouve ici dans une configuration selon laquelle le truchement est montré remplissant sa mission à merveille. Mais mentionner exclusivement ce résultat – une transcription compréhensible des propos de la reine des Lanternes –, c'est laisser dans l'ombre le processus même de la traduction, les erreurs auxquelles il peut mener, et la conscience de la distance préalable qui sépare les deux pôles allophones de la conversation : la caractérisation de l'altérité de cette langue étrangère se fait a minima – seule son appellation de lanternois la différencie du français –, et l'intervalle d'incompréhension que l'on pouvait voir se développer dans le récit de voyage avant que le truchement intervienne est ici réduit à néant.40 En bref, si l'altérité linguistique de la première rencontre avec

35Id.

36 Frédéric GODEFROY, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes, du IXe au XVe siècle, Paris : Vieweg [puis] Bouillon, 1880-1902, art. « drugeman ».

37AN., Le Disciple..., III, p. 7.

38Ibid., p. 8.

39Ibid., XIIII, p. 30.

40 Il ne sera que très furtivement réouvert à l'occasion de l'escale sur l'île de Pastemolle, dont les habitants parlent « […] en marmotin tellement que nostre truchement ne les entendoit point, car il

l'indigène est absente de l'Histoire véritable ou de l'Histoire maccaronique, elle peut se trouver singulièrement escamotée dans Le Disciple de Pantagruel.