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En termes de représentation du langage, l’ambivalence du monstre doit être considérée selon deux plans. Un premier régime d’ambiguïté ouvre sur une dimension statique : l’interprétation du monstrueux donne lieu à une juxtaposition de lectures, d’actes de discours différents. Le second régime est d’ordre dynamique : nous l’avons vu dans les exemples qui précèdent, le géant ou le satyre s’offrent de prime abord dans le silence ou le doute – la temporalité d’un apprentissage ou d’une interprétation s’avérant dès lors nécessaire à ce que Gargantua ou le satyre se fassent comprendre. Cette temporalité est aussi une confrontation : celle du géant avec la langue, celle de l’herméneute avec le monstre – et c’est par cette confrontation qu’une parole se libère, que des interprétations se font successivement jour et, pour reprendre la problématique inaugurée par Terence Cave, que ces ajournements mêmes catalysent la copia. A ce titre, ajoutons en incise une dernière pièce au dossier, l’intertexte de la fin du Cinquiesme Livre offrant en effet une nouvelle place de choix au satyre.

117 ERASME, Les Silènes d’Alcibiade, éd. / trad. J.-C. Margolin, Paris : Les Belles Lettres, 1998 (« Le Corps éloquent », 12), p. 3.

Il sera à nouveau question ici d’aménagement intérieur : mais de la boutique d’apothicaire du « Prologue » du Gargantua, passons maintenant, à l’autre extrémité de la geste, au temple de Bacbuc, oracle de la Dive Bouteille. On connaît la dette de Rabelais à Lucien de Samosate pour les images peuplant les deux chapitres au long desquels est décrite la mosaïque qui orne la voûte de l’édifice118 : l’ekphrasis magistrale que constituent ces quelques pages reprend fidèlement la trame du Bacchus et rappelle comment le dieu, accompagné en plus de Pan de tout un bestiaire mêlant le satyrique au féerique et aux esprits domestiques latins119, prit possession de l’Inde. On notera que les seules mentions faites des compétences linguistiques de ces êtres explicitement rangés dans le domaine du tératologique – c’est le cas de Pan lui-même, « homme horifique et monstrueux »120 aux jambes de bouc – consistent à leur accorder le don du chant et le pouvoir de proférer un signe de ralliement, le fameux Evohé, cri de guerre des Bacchantes chez Lucien.

Le chapitre XL du Cinquiesme Livre poursuit l’exploration de l’ameublement du temple, s’attardant cette fois-ci sur la « Lampe admirable »121 qui l’éclaire. Cette lanterne est issue en droite ligne du Songe de Poliphile de Colonna122, et elle inaugure surtout une esthétique de la préciosité – au sens lapidaire du terme – ancrée dans de longues et précises descriptions123, qui va donner tout à la fois le « la » stylistique et la teinte alchimique des épisodes qui suivront.

De fait, le dû de Rabelais se poursuit : la fontaine qui trône dans le temple de Bacbuc et dont l'exposé des vertus occupe toute la fin du Cinquiesme Livre124 perpétue un art descriptif qui brille de mille feux125. Toutefois, si le mode descriptif de cette vasque précieuse retrouve l’esthétique du Songe de Poliphile, son existence même est encore une fois redevable au Bacchus. L’adaptation est ici plus libre – et offre l’exemple d’une amplificatio de grande envergure –, mais la fontaine fait bel et bien héritage. Lucien évoque un bois sacré situé sur la rive gauche de l’Indus, dans lequel

118Cinquiesme Livre, XXXVIII-XXXIX, p. 817-21.

119 Les troupes de Pan sont « […] composées de Satyres, Hemipans, Argipans, Sylvains, Faunes, Lemures, Lares, Farfadets et Lutins […] » (ibid., XXXVIII, p. 819).

120Id.

121Ibid., XL, p. 823.

122 Voir Maurizio CALVESI, « La vera e la falsa alchimia nel Cinquiesme Livre », Le Cinquiesme Livre. Actes du colloque international de Rome (16 – 19 octobre 1998), éd. F. Giacone, Genève : Droz, 2001 (« Etudes rabelaisiennes », XL), p. 485-99.

123La lampe est entre autres constituée de multiples « boule[s] », « […] l’une d’Amethyste, l’autre de Carboucle Lybien, la tierce d’Opalle, la quarte d’Anthracite. Chascune estoit plaine d’eau ardente, cinq fois distilée par Alambic serpentin […] », etc…(Cinquiesme Livre, XL, p. 822).

124Ibid., XLI-XLV, p. 823-35.

125Les colonnes qui flanquent la fontaine font l’objet d’un luxe descriptif certain : « La premiere colomne […] estant de Saphir azuré et celeste. La seconde de Hiacinthe […] La tierce de Diamant Anachite, brillant et resplendissant comme foudre. La quarte de Rubis baillay, masculin, et Amethistizant […] », etc… (ibid., XLII, p. 825).

Il y a […] trois sources d’une eau excellente et très limpide. L’une est celle du satyre, la seconde de Pan, la troisième de Silène. Les Indiens s’y rendent une fois par an pour fêter le dieu, ils boivent aux sources, non point tous à toutes les sources, mais en fonction de l’âge : les adolescents à celle des satyres, les hommes faits à celle de Pan, et à celle de Silène… ceux de mon âge.

[…] ce que font les vieillards ivres d’eau n’est pas hors de propos.

Quand un vieillard boit et que Silène s’empare de lui, il est aussitôt sans voix pour un bon moment et il a l’air d’avoir la tête lourde et d’être plongé dans l’ivresse. Puis soudain il a une voix éclatante, une parole distincte, un souffle mélodieux, et il est très loquace après avoir été tout à fait muet. Même si on le bâillonnait, on ne pourrait l’empêcher de parler sans arrêt et de débiter de longues tirades. 126

Une fois de plus, la famille du satyre est mise en exergue dans un apologue linguistique. Réinvesti par Rabelais, le Bacchus de Lucien en présente une nouvelle fois l’ambivalence : ces êtres hybrides que sont les Pans et leurs cousins sont tout d’abord ramenés à leur animalité : s’il est dit que les troupes de Bacchus chantent leur victoire sur les Indiens, la seule manifestation d’un langage effectivement tenu se résume au cri de guerre des Bacchantes. Les « Satyres Capitaines, Sergens de bandes, Caps d’Escadre, Corporals »127, s’ils sont à n’en pas douter de bons chefs de guerre, le sont pour une bonne part sur la foi de leur nature bestiale : ils « […] tournoyoient autour de l’armée à saux de chevres, à bons, à pets, à ruades, et penades […] »128 – alors que leurs compagnes Ménades

[…] faisoient incursion sur les Indians avec cris horribles, et sons espouventables de leurs tymbous et boucliers […]129

Au rebours, les satyres que l’hypotexte lucianique place en dédicataires de la « fontaine fantastique »130 du temple de Bacbuc incarnent un langage – même si le lien en est assourdi par le remaniement rabelaisien – autrement plus développé.

Cette eau – tout comme celle du Bacchus le faisait avec les vieillards – libère la parole de Pantagruel et de ses compagnons : après l’avoir bue, ils « […] Rithment, par fureur poëtique »131, manifestant dès lors en vers et sur plusieurs chapitres les pouvoirs de l’inspiration.

Ainsi la forme monstrueuse, lorsqu’elle est confrontée au langage, s’avère-t-elle foncièrement ambivalente : s’avère-t-elle renferme un sens, retient une parole – la sienne propre mais aussi celle de l’herméneute, tout comme le vieillard

126LUCIENDE SAMOSATE, « Dionysos, avant-propos », Œuvres…, 6-7, p. 52.

127Cinquiesme Livre, XXXIX, p. 820.

128Id.

129Id., je souligne.

130Ibid., XLI, p. 823.

131Ibid., XLVI, p. 835.

s’abreuvant à la fontaine de Silène est dans un premier temps frappé de mutisme.

Mais le motif de la fermeture doit être envisagé ici dans une dialectique avec son contraire : comme le vieillard « ivre d’eau »132 conquiert une éloquence nouvelle, le sens et la parole du monstre peuvent s’ouvrir par le biais d’une confrontation à l’étrange arrimée dans un désir et des techniques d’élucidation.

La retenue d’une signification n’équivaut pas à son absence. Toutefois, la fermeture du sens – fût-elle momentanée – implique aussi la notion de distance de ce dernier avec l’herméneute : par ses dérobades, par son incongruité, le monstre retarde la reconnaissance de sa nature par l’interprète. Mais ce délai de retenue est aussi celui durant lequel éclosent des lectures successives, plus ou moins pertinentes mais néanmoins inscrites dans la matière du texte – on a là la matière des débats intradiégétiques et des digressions extradiégétiques qui caractérisent la prise en charge des épisodes monstrueux dans la geste rabelaisienne : ainsi, dans le Quart Livre, la nature du physetere – ce monstre marin qui croisera la route de la Thalamège – ne sera donnée par Pantagruel qu'au terme d'une longue dispute avec Panurge133, tout comme celle, dans le même roman, des paroles gelées134

La multivalence fonde le monstre chez Rabelais, à la manière dont la polyphonie en informe le texte. Elle est un défi lancé au vœu de pertinence du désir interprétatif, et à la capacité d’un langage à formuler cette interprétation : le discours du monstre et le discours sur le monstre sont liés. Invoquons une dernière fois le satyre, mais cette fois-ci dans le contexte du Cratyle – on connaît l’importance de ce texte dans l’élaboration de certains épisodes rabelaisiens, comme celui, dans le Quart Livre, du « notable discours sur les noms propres des lieux et des persones »135 qui donne sa matière à l’un des chapitres narrant les préparatifs de la guerre contre les Andouilles. Dans la première partie du Cratyle, Hermogène et Socrate, au fil de leurs échanges sur l’étymologie des noms des dieux, en arrivent au cas de Pan :

Socrate

Quant à Pan, il est naturel de croire, camarade, qu’il est fils d’Hermès et qu’il réunit deux natures.

Hermogène Comment cela ?

Socrate

Tu sais que le discours exprime tout et que sans cesse il fait circuler et meut tout, et qu’il est double, à la fois vrai et faux.

Hermogène Parfaitement.

132LUCIENDE SAMOSATE, « Dionysos, avant-propos », Œuvres…, 7, p. 52.

133Voir Quart Livre, XXXIII-XXXV, p. 616-22.

134Voir ibid., LV-LVI, p. 667-71.

135Ibid., XXXVII, p. 624.

Socrate

Ce qu’il a de vrai est lisse et divin et habite en haut chez les dieux ; mais la fausseté reste en bas avec le commun des hommes, rude et semblable au bouc tragique ; car c’est ici, dans la vie tragique, que les fables et les mensonges sont le plus nombreux.

Hermogène Parfaitement.

Socrate

Il est donc juste que celui qui exprime tout et ne cesse de mettre tout en circulation soit nommé Pan aïpolos, étant le fils à double nature d’Hermès, lisse par en haut, rude et pareil à un bouc par en bas. Et Pan est ou bien le langage ou le frère du langage, s’il est vrai qu’il soit fils d’Hermès.136 Que Socrate fasse de Pan « le langage ou le frère du langage » suffirait à valider une réflexion qui se donnerait pour objet de lier la structure des formes hybrides à celle des actes de discours qui en rendent compte. Mais la déviation qu’implique en soi cette formule – les frères partagent des traits mais expriment des différences –, ainsi que la description que Platon donne du dieu, ouvrent sur une problématique plus complexe : Pan (aïpolos) est à la fois la cause par laquelle une parole se met en mouvement et la raison pour laquelle – en vertu de sa

« double nature » – cette parole peut s’avérer vraie ou fausse, selon qu’elle surgit d’un ethos élevé (« chez les dieux ») ou non (« en bas avec le commun des hommes »). Comme je l’ai évoqué dans le cas du géant comme sujet parlant, l’apprentissage de l’éloquence est conditionné par la vertu d’un pédagogue, en l’occurrence Ponocrates, et permet à Gargantua de réaliser le gain éthique qui en fera un prince humaniste. Dans le cas du satyre entendu comme objet d’un discours, cette nécessité se déplace du monstre lui-même à son interprète : on verra que, loin d’être cantonnée à la figure hybride du satyre, la pondération éthique des herméneutes est un trait constant de leur prise en charge du monstrueux. Ce système de compensation interprétative, en ce qu'il se livre à une différentiation des procédures herméneutiques en fonction de leur énonciateur, en rejoint un autre, qui fera passer du monstre au texte : c'est le Pantagruelisme lui-même, cette attitude de lecture que Rabelais explicite de Prologue en Prologue comme une disposition d'esprit face à l'objet de l'interprétation,

[…] moiennant laquelle [les herméneutes] jamais en maulvaise partie ne prendront choses quelconques, ilz congnoistront sourdre de bon, franc, et loyal couraige.137

136PLATON, « Cratyle », Protagoras. Euthydème. Gorgias. Ménexène. Ménon. Cratyle, éd. / trad. E.

Chamby, Paris : Flammarion (« GF »), 1967, 408 b-d, p. 427-28.

137Tiers Livre, « Prologue », p. 351.

C'est en ce sens que le rapport au monstre dans le texte pourra peut-être servir de guide dans la définition d'un rapport au texte.

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