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Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre *

Entre 1547 et 1549, le cardinal Jean du Bellay est à Rome. Rabelais aussi, qui fait partie de la suite du prélat et y cumule les fonctions de diplomate et de médecin1. Dès novembre 1549, le cardinal de Tournon s’y trouve également, pour participer au conclave qui permettra l’élection du successeur du pape Paul III. Un apothicaire et un médecin accompagnent ce dernier : Pierre Belon et Guillaume Rondelet, dont les intérêts les portent au-delà de la pharmacopée et de la chirurgie, vers l’histoire naturelle. Entre beaucoup d’autres choses, on devra au premier La nature et diversité des poissons (1555) ; au second, L’Histoire entière des poissons (1558 pour sa version française).

Belon et Rondelet ne sont de loin pas les seuls à s’intéresser aux formes de vie aquatiques en ce milieu de XVIe siècle : à Rome même, Ippolyto Salviani prépare ses Aquatilium animalium historiæ, qui seront publiées en 1554. La convergence des projets pouvait nourrir des frictions, et celles-ci se réalisèrent de la manière la plus directe qui soit : fin 1549, Salviani, au courant des projets de Rondelet, invite ce dernier dans son atelier – rencontre à laquelle il est possible que Belon, Rabelais et un autre grand nom de l’histoire naturelle, Ulisse Aldrovandi, aient participé2. L’atmosphère des discussions a dû être fraîche : en tout état de cause, Rondelet et Salviani ne cesseront par la suite de critiquer leurs travaux l’un l’autre : l’Italien s’en prendra entre autres aux gravures qui orneront le livre du Français,

[…] grossières et maladroites, au point qu’elles ne permettaient en aucune manière de reconnaître les poissons dont elles étaient censées donner le portrait.3

On a certes là une querelle d’egos, vraisemblablement attisée par des considérations d’ordre financier. Il faut toutefois être attentif aux canaux qu’emprunte l’invective : ce que Salviani reproche à Rondelet, c’est de proposer des représentations qui ne sont pas conformes à la réalité. L’entorse à la mimésis est un motif récurrent des conflits qui opposent les naturalistes – Rondelet

lui-*Avec mes profondes excuses à Verlaine…

1 Voir Robert MARICHAL, « Le dernier séjour de Rabelais à Rome », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 124/4 (1980), p. 686-97, et Mireille HUCHON,

« Chronologie », François RABELAIS, Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris : Gallimard, 1994 (« Bibliothèque de la Pléiade »), p. LXXVIII-LXXIX.

2 L’anecdote est relatée et développée par Philippe GLARDON, L’Histoire naturelle au XVIe siècle.

Introduction, étude et édition critique de La nature et diversité des poissons de Pierre Belon (1555), Genève : Droz, 2011 (« Travaux d’Humanisme et Renaissance », CDLXXXIII), p. 97-103.

3Ibid., p. 100.

même mettra en garde, dans L’Histoire entière des poissons, contre certains traités dont les illustrations sont pour lui aussi sujettes à caution :

En plusieurs autres monstres é bestes marines, les peintres i adjoustent é ostent beaucoup, comme on peut voir aux Balenes peintes aux chartes septentrionales, é en la Cosmographie de Munster, comme on peut voir aussi au Veau de mer, en l’Espaular, en la Senedette, en la Scolopendre cetacée, é autres.4

Qu’elle soit maladroite ou volontairement outrée, l’ekphrasis en elle-même n’est pas seule à endosser la responsabilité d’une mauvaise représentation des merveilles de la nature5. Le vice peut provenir également du mauvais usage d’un mode particulier d’acquisition du savoir : dans le cas des lecta – c’est-à-dire du recours au savoir livresque des auctoritates –, l’erreur peut naître d’un défaut de compétence linguistique. C’est en tout cas ce qui est reproché à Belon par un autre acteur du débat sur l’histoire naturelle : Pierandrea Mattioli, qui fait du malheureux apothicaire une cible de choix de ses Commentaires sur Dioscoride.

Dans ce texte, Belon est accusé à de multiples reprises par le médecin siennois de ne manier ni le grec ni le latin suffisamment bien pour comprendre les textes des anciens. C’est le cas, pour ne retenir qu’une seule banderille, dans un domaine botanique précis : la différenciation des essences de pins telle que Théophraste l’avait mise en évidence dans son Histoire des plantes. Pour Mattioli,

[…] il est euident que Belon a leu bien à la legiere plusieurs passages de Theophra. & qu’il a mis par escrit plusieurs choses fauses & sans aucune raison.6

C’est toutefois un troisième type d’accusation, peut-être plus fondamental encore, qui va nous occuper prioritairement ici : celui de mal voir et, incidemment, de mal comprendre les caractéristiques d’un objet naturel.

L’anathème portant sur une mauvaise identification, dont la description erronée ou l’élaboration intellectuelle défectueuse ne sont dès lors plus que des conséquences

4 Guillaume RONDELET, La Première partie de l’histoire entiere des poissons, composée premierement en Latin par maistre Guillaume Rondelet Docteur regent en Medecine en l’université de Mompelier; maintenant traduites en François sans avoir rien omis estant necessaire à l’intelligence d’icelle; avec leurs pourtraicts au naif, Lyon : Par Mace Bonhome, 1558, XVI, XV, p. 361. Il est possible que Rondelet, en faisant référence aux « chartes septentrionales », vise la Carta Marina d’Olaus Magnus (voir OLAUS MAGNUS, Carta Marina 1539, éd. E. Balzamo, Paris : Corti, 2005).

5 Au sujet des procédés de description, en particulier du monstre, voir chapitres 8 à 10 de ce travail.

6Pierandrea MATTIOLI, Commentaires de M.P. André Matthiolus, Médecin Senois, sur les six livres de Pedacius Dioscoride Anazarbeen de la matiere Médicinale: Reveuz & augmentés en plus de mille lieux par l’autheur mesme, & enrichis pour la troisième fois, d’un grand nombre de pourtraits, de plantes, & animaux tirés au vif, plus qu’aux precedentes editions, Lyon : Gabriel Cotier, 1572, I, LXXIIII p. 84.

nécessaires, est une vieille antienne. Avec, peut-être, une bonne dose de culot – mais cette audace devait toutefois lui donner raison –, Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle, exprimait déjà les doutes que faisait naître chez lui l’anatomie du système respiratoire des cétacés telle qu’Aristote l’avait décrite dans son Histoire des animaux – système mis en évidence par une série d’observations sur la forme, l’emplacement et la fonction des organes de la respiration et des fluides qui transitent par eux :

[…] on pense que, sans poumon, aucun animal ne respire ; ceux qui partagent cette opinion pensent que les poissons ayant des branchies ne respirent point par expirations et inspirations alternatives, pas plus que beaucoup d’autres espèces dépourvues de branchies : je vois qu’Aristote était de cet avis et qu’il a convaincu beaucoup de savants illustres. Cela ne m’empêche pas d’avouer que je ne me range pas à cette opinion, parce que d’autres organes peuvent jouer le rôle de poumons, suivant les desseins de la nature, de même que beaucoup d’animaux ont, en guise de sang, un autre liquide.7

Mattioli ne s’est lui non plus pas privé de faire grief à Belon de ne pas savoir regarder la nature. Toujours dans les Commentaires sur Dioscoride, c’est cette fois l’hippopotame – et plus particulièrement son rapport au milieu aquatique – qui donne matière aux invectives. Mattioli s’étonne :

Encores m’ebahi ie plus de Belon qui se dit avoir veu à Constantinople un hippopotame semblable à cetuy cy [celui dont Mattioli reproduit le portrait], qui auoit vescu en terre trois ans sans entrer en l’eau, & viuoit encores […]8

Si Belon se fait attaquer sur le front italien, il n’est pas en reste côté français : Rondelet, dans ses Libri de Piscibus marinis (1554), rectifie les portraits de son concurrent d’une manière qui peut nous paraître extrêmement cavalière, mais dont le lexique s’avère à l’époque courant dans les polémiques entre naturalistes. Au sujet de l’identification par Belon d’une espèce particulière de crabe – notre tourteau (Cancer pagurus) –, Rondelet assure que son collègue en a confondu deux variétés :

In huius cancri cognitione valde hallucinatus est autor LIB. de aquatilib. qui cancrum vulgò Massiliæ squinado dictum pro cancro mæa exhibuit, non intellectis vel fortasse ne lectis quidem notis, quas cancro mææ Aristote.9

7 PLINE LANCIEN, Histoire naturelle. Livre IX, éd. / trad. E. de Saint-Denis, Paris : Les Belles Lettres, 1955 (« Collection des universités de France »), IX, VII, p. 42-43.

8P. MATTIOLI, Commentaires…, II, XXII, p. 221. Je souligne

9 G. RONDELET, Libri de Piscibus marinis, in quibus veræ Piscium effigies expressæ sunt, Lyon : Apud Mathiam Bonhomme, 1554, XVIII, XIIII, p. 560.

Hallucinari, c’est délirer – « wandering in mind », traduisent les Oxfordiens. Depuis en tout cas le IVe siècle et le De Compendiosa Doctrina de Nonius Marcellus, c’est aussi « avoir des hallucinations », au sens optique que nous donnons à ce terme : l’erreur de Belon, selon Rondelet, pourrait dès lors entretenir un rapport avec une perception visuelle altérée, tout du moins au moment de l’interprétation des sensations brutes captées par l’œil. En 1558, dans la version française de l’œuvre de Rondelet, l’attaque ad hominem a disparu du chapitre consacré au tourteau ; par contre, les raisons qui ont pu mener à la confusion des deux espèces (le « Cancre nommé Mæas » et le « Squinado ») sont davantage détaillées :

Les propres merques de ce Cancre nommé Mæas selon Aristote sont, la grandeur par dessus tous les autres, é pour la grandeur les pieds petits é menus, é les ieux pres l’vn de l’autre. parainsi ne peut estre celui qui est nommé Squinado, é n’i en a point à qui les merques susdites conuienent mieux que à celui que nous auons ici pourtrait.10

La merque (ou marque, ou nota en version latine), rappelle Philippe Glardon en s’appuyant entre autres sur son usage chez Belon, est un « outil descriptif de l’histoire naturelle du XVIe siècle »11 :

Les « marques » sont les caractéristiques physiologiques « tant exterieures que interieures », qui permettent l’identification des plantes ou des animaux, et que l’on convoque pour démontrer celle-ci.12

Les marques sont donc les traits distinctifs qui, dans le cas de la querelle opposant Rondelet à Belon, permettent de différencier deux espèces similaires au niveau de leur organisation générale. Par extension, les marques peuvent aussi être entendues comme des caractéristiques spécifiques ponctuelles (la taille, la grandeur des pattes, le positionnement des yeux, etc.) aptes à rendre intelligible la forme d’espèces jusqu’alors inconnues. On entre là dans le domaine des merveilles de la nature au sens plein et, à la frange de ce dernier, dans celui du monstre. Il faut toutefois noter qu’ici la fonction de la merque change, ou plutôt se dédouble : l’identification des caractéristiques, plutôt qu’elle ne différencie, devient le vecteur d’une ressemblance qui entrera ensuite dans la construction d’un biais mnémotechnique. On aura reconnu là la base du procédé de la

« semblance partielle », topos des naturalistes et des voyageurs confrontés à une faune et à une flore inconnues qu’il leur incombe de décrire : tel animal du Nouveau Monde possédera dès lors une queue ressemblant à celle d’une bête de l’Ancien Monde, des oreilles rappelant celles d’un autre animal connu, la description se construisant par accumulation de similitudes ponctuelles. Ainsi se

10ID., La Première partie…, XVIII, XI, p. 401.

11P. GLARDON, L’Histoire naturelle…, p. 207.

12Id.

forme un grillage analogique dont le maillage se resserrera au gré de l’étrangeté de la forme qu’il est censé définir – le monstre, en ce qu’il réalise par lui-même un écart par rapport aux objets plus traditionnels que la nature peut offrir, semblant appeler comme par nécessité ce mouvement de contraction.

Qu’ils servent à manifester une différence ou une ressemblance parcellaire, les traits distinctifs d’une plante ou d’un animal, monstrueux ou non, doivent être vus de manière correcte si leur observateur souhaite en donner, dans un second temps, une identification réussie. C’est une évidence que de poser que la reconnaissance d’un objet naturel est conditionnée par le préalable d’une vision claire. Mais celle-ci, justement, comme par ailleurs tout mouvement cognitif prenant sa source dans une sensation, ne peut prétendre à la perfection – on peut prendre ici comme point de départ la célèbre proposition aristotélicienne de Guillaume d’Ockham, dont l’importance de la pensée pour évaluer les phénomènes contingents que sont les monstres rabelaisiens a déjà été soulevée13 :

[…] tout comme, selon le Philosophe au premier <livre> de la Métaphysique et au second <livre> des <Analytiques> Seconds, la science des <choses> sensibles, dont il parle, qui est reçue par expérience, débute par le sens, c’est-à-dire par la connaissance intuitive sensitive de ces <choses>

sensibles, de même, de manière générale, la connaissance scientifique des

<choses> purement intelligibles <qui est> reçue par expérience débute par la connaissance intuitive intellective de ces <choses> intelligibles. Il faut cependant remarquer que, parfois, à cause de l’imperfection de la connaissance intuitive, parce qu’effectivement elle est très imparfaite et obscure, ou à cause d’empêchements du côté de l’objet, ou à cause d’autres empêchements, il peut arriver qu’on ne puisse connaître aucune ou qu’un petit nombre de vérités contingentes au sujet de la chose ainsi connue intuitivement. 14

On le voit, tant les caractéristiques de l’objet que les modalités sensitives de sa prise en compte par un sujet peuvent mener à des conceptions – et par voie de conséquence à des représentations – erronées. La faillibilité des perceptions fait topos chez Rabelais – il s’en souviendra lorsque, dans le Tiers Livre, il placera dans la bouche de Panurge, pour ce qui est un des seuls propos de l’éloge des dettes à échapper au paradoxe, la déploration de « l’imperfection et fragilité des sens corporelz »15. La méfiance avec laquelle on doit aborder les données de la sensation fait également antienne dans le discours des naturalistes, et ce en tout cas jusqu’au milieu du XVIIe siècle – Willem Piso usera des mêmes images que Rabelais dans son De Indiae utriusque re naturali et medicina :

13 Voir Laurent GOSSELIN, « Rabelais : une ontologie de la contingence », Actes des journées d’étude de l’Université Paris VII, samedi 19 novembre et vendredi 16 décembre 1988, éd. F.

Charpentier & M.-C. Dumas, Paris : Université Paris 7 – Denis Diderot, 1989 (« Cahiers Textuel », 4-5), p. 33-41.

14 GUILLAUME D’OCKHAM, Intuition et abstraction, éd. / trad. D. Piché, Paris : Vrin, 2005 (« Translatio / Philosophies Médiévales »), p. 83-85.

15Tiers Livre, XIII, p. 389.

[…] sed vel imprimis contra propriorum sensuum incantatrices fallacias. à quibus facile est decipi eum, qui ex uno vel altero intuitu, gustu, olfactu pervenire se posse putat in notitiam corporum sublunarium eorumque facultatum […]16

Au vu de la régularité de ces failles sensitives et de la dialectique qu’elles dessinent explicitement entre un objet, qui peut s’avérer en lui-même déceptif, et le trouble qui peut accompagner son observation – on a là une variante de l’expression du rapport au tératologique dans son ensemble –, il semble légitime de mener l’enquête sur leur possible implication dans la question du monstre.

Cette étude devrait montrer que la prise en charge des merveilles de la nature par les sens, prélude à toute élaboration, fait montre, dans les témoignages textuels des navigateurs ou des naturalistes au sens large, de quelques topoï qui mettent en évidence les défauts de cette perception inaugurale, ou la difficulté même à la mettre en œuvre. Rabelais s’en rappellera lorsqu’il s’agira pour lui de mettre en scène la rencontre avec le monstre – cette mise en récit sera de plus l’occasion pour lui de formuler un discours critique, sous la forme d’une satire à la fois des prétentions à la vérité dont se parent les observateurs de la nature et des débats que cette hybris peut faire naître.

Par quels canaux sensoriels le monstre rabelaisien passe-t-il pour s’imposer à la conscience de son observateur dans la trame de la fiction ? Il convient tout d’abord de préciser qu’on se concentrera ici sur un face-à-face dans ce qu’il a de plus concret : l’expérience in vivo (ou montrée comme telle) de la rencontre avec un fait de nature étrange. Ceci exclut donc, temporairement du moins, l’expérience du monstre « rapporté », dont on découvre l’existence et les caractéristiques par le biais d’un discours – c’est par exemple le cas, dans le Quart Livre, de Quaresmeprenant, qui n’existe que par la description pointilleuse qu’en donne Xenomanes. Ce portrait paradoxal induit lui aussi une forme d’incompréhension, il participe lui aussi à rendre difficile la mise au net d’une image – en l’occurrence celle du souverain de Tapinois –, mais sa résolution est le fruit du décodage d’une parole : interprétation d’un sens, et non impression laissée sur les sens.

Chez Rabelais, lorsque des faits de nature étranges prennent forme dans la diégèse, ils se manifestent aux personnages – rien d’étonnant à cela – par l’oreille ou par l’œil. Biais le moins représenté chez les voyageurs et les naturalistes, l’audition peut toutefois de temps à autre être montrée comme le lieu d’une illusion, plus particulièrement semble-t-il dans le cadre géographique des grands espaces. On se souviendra à ce titre de l’expérience vécue par Marco Polo lors de son deuxième voyage (débuté en 1271), en traversant le désert de Lop, dans l’actuel Xinjiang. Le Vénitien raconte :

16 Willem PISO, « Clarissimo Viro, D. Iohanni Antonidæ vander Linden, Doct. & Prof. Medic.

Pract. Ordin. In Acad. Lugd. Bat. », De Indiae utriusque re naturali et medicina Amsterdam : apud Ludovicum et Danielem Elzevirios, 1658, V, p. 267. Voir Miguel DE ASÙA & Roger FRENCH, A New World of Animals. Early Modern Europeans on the Creatures of Iberian America, Burlington : Ashgate, 2005, p. 122.

Il est voir que quant l’en chauvache de noit por cest dezert, et il avient couse qe aucun reumangne et s’ezvoie de sez conpains por dormir ou por autre chouse, et il vuelt puis aler por jungnire sez conpagnons, adonc oient parlere espiriti en mainiere qc scnblent que soient sez conpagnons, car il les appellent tel fois por lor nom, et plosors foies les font devoier en tel mainere qu’il ne se treuvent jamès, et en ceste mainere en sunt jà mant morti et perdu.

Et encore voz di que jor meisme hoient les homes ceste voices de espiriti, et voz semble maintes foies que vos oies soner manti instrumenti et propemant tanbur.17

Le trouble qui prend Marco Polo porte moins sur la réalité des bruits que sur la confusion qui naît chez lui quand il cherche à identifier leurs émetteurs : des voix contrefont (« en mainiere qe senblent ») celles de ses compagnons, et le voyageur croit entendre (« voz semble ») une fanfare in deserto – l’usage de l’hypothétique « sembler » convoque l’ombre du doute.

On retrouvera, mis en scène chez Rabelais, un type similaire d’accidents sonores, mais ils se manifesteront chez lui dans un autre espace presque infini : l’océan. C’est notamment le cas de l’épisode des paroles gelées, dans le Quart Livre – alors que la Thalamège vogue « [e]n pleine mer »18, Pantagruel hèle ses compagnons :

« […] oyez vous rien ? Me semble que je oy quelques gens parlans en l’air, je n’y voy toutesfoys personne. Escoutez. » À son commandement nous feusmes attentifz, et à pleines aureilles humions l’air comme belles huytres en escalle, pour entendre si voix ou son aulcun y seroit espart […] Ce neantmoins protestions voix queconques n’entendre. Pantagruel continuoit affermant ouyr voix diverses en l’air tant de homes comme de femmes, quand nous feut advis, ou que nous les oyons pareillement ou que les aureilles nous cornoient.19

Contrairement à ce qui se passe chez Marco Polo, c’est moins l’objet de la perception que la perception elle-même qui est mise en doute : « Les oreilles me cornent. My eares glow, or tingle », traduira Cotgrave dans son Dictionarie of the French and English Tongues20, indiquant par là un phénomène qui a trait à un dysfonctionnement auditif. Cela étant, et l’on retrouvera ici Guillaume d’Ockham, l’objet lui-même participe à la torsion de sa perception : le fait d’entendre des voix humaines en pleine mer est effectivement chose digne de perturber quiconque. Elle est en tout cas présentée comme telle par Rabelais, qui met

Contrairement à ce qui se passe chez Marco Polo, c’est moins l’objet de la perception que la perception elle-même qui est mise en doute : « Les oreilles me cornent. My eares glow, or tingle », traduira Cotgrave dans son Dictionarie of the French and English Tongues20, indiquant par là un phénomène qui a trait à un dysfonctionnement auditif. Cela étant, et l’on retrouvera ici Guillaume d’Ockham, l’objet lui-même participe à la torsion de sa perception : le fait d’entendre des voix humaines en pleine mer est effectivement chose digne de perturber quiconque. Elle est en tout cas présentée comme telle par Rabelais, qui met