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Discours d’escorte

Par elles-mêmes, les dénominations génériques de la monstruosité réalisent le monstre, et leurs registres sémantiques dictent l’activation d’attitudes herméneutiques ou d’états d’esprit liés au fait tératologique. Elles ne sont toutefois pas les seules à le faire : les objets monstrueux charrient des constellations qualifiantes similaires, un discours d’escorte fait de commentaires affectifs et d’appréciations portant sur la forme du monstre ou les causes de son apparition. Mention a déjà été faite de ce discours d’escorte lorsqu’il s’est agi de caractériser les connotations naissant de l’emploi par Rabelais des termes de la famille de monstre : il faut maintenant en embrasser la problématique de manière plus globale.

Sur un plan émotionnel, la rencontre du prodigieux donne lieu, chez les personnages rabelaisiens, à trois grands types de réactions qui dénotent toutes une suspension de jugement, fût-elle très temporaire : le rejet (sous les espèces de la peur ou, plus rarement, de la colère), le doute, et une forme de ravissement des sens et de l’intellect tenant autant de l’admiration que de l’ébahissement.

La palette anxiogène est la première qui vient à l’esprit – les champs de l’épouvantable, du terrifiant ou de l’horrible sont des compagnons fréquents du monstre, et déjà au moment de sa naissance : le cortège – au sens propre – de victuailles que Badebec libéra avant de laisser son fils, Pantagruel, apparaître par la même porte « espoventa »94 les sages-femmes présentes. Dans le Quart Livre, on vient de le voir, les prodiges qui annoncent la mort des grands hommes

« espovantent »95 ceux qu’ils surprennent ; dans le Cinquiesme Livre, ce sont les Chats-fourrez qui « sont bestes moult horribles et espouventables »96. La tempête que la Thalamège essuie au Quart Livre est un « espovantable fortunal »97 nourri

94Pantagruel, II, p. 224.

95Quart Livre, XXVII, p. 602.

96Cinquiesme Livre, XI, p. 749.

97Quart Livre, XXV, p. 599.

entre bien d’autres choses de « terribles Sions »98 et d’« horrificques Typhones »99. Ce dernier registre peut encore servir à décrire, par exemple, la jument géante de Gargantua (qui « avoit la queue horrible »100) ou le physetere, si l’on en croit la formule peu amène que lui adresse Panurge : « O que tu es horrible et abhominable »101. Si l’horrifique peut ne réaliser qu’une hyperbole (cela semble être le cas de la queue de la jument de Gargantua, horrible « [c]ar elle estoit poy plus poy moins grosse comme la pile sainct Mars auprés de Langés […] »102), des usages davantage marqués, auxquels on ajoutera ceux de l’épouvantable ou du terrible, mettent explicitement en scène des réactions de peur : la confrontation au monstre prend ici la forme d’un rejet. C’est très concrètement le mouvement qu’effectue Panurge face au physetere en essayant, par une forme de double exclusion optique, de se soustraire du champ de vision du monstre et de s’interdire de le regarder :

Voy le cy. Je m’en voys cacher là bas […] Je ne te peuz veoir, tant tu es hideux et detestable.103

La peur de Panurge l’incite à une rupture de contact avec la source de l’effroi. Un autre type d’émotion, certes plus rare chez Rabelais, provoque lui aussi l’exil du monstre : la colère. Car c’est bien son calme que perd Pantagruel, dans le Quart Livre, sur l’île d’Ennasin, fâché par ce qu’il voit de la structure familiale chaotique et des mœurs maritales potentiellement incestueuses des indigènes – de « mal plaisans Allianciers »104 qui s’unissent sur la simple foi du calembour qui naîtra de la juxtaposition de leurs sobriquets –, et outré par l’impudence de leur Potestat. A la question de savoir qui est la mère d’une paire d’Ennasés, ce dernier lui répond en effet :

« Quelle mère […] entendez vous ? C’est parenté de vostre monde. Ilz ne ont pere ne mere. C’est à faire à gens de delà l’eau, à gens bottez de foin. » Le bon Pantagruel tout voyoit, et escoutoit : mais à ces propous il cuyda perdre contenence.105

Si ces étrangetés naturelles provoquent une réaction de rejet, c’est qu’elles représentent, très prosaïquement, un danger (c’est le cas de la tempête ou du physetere du Quart Livre), ou qu’elles témoignent d’une transgression des règles,

98Ibid., XVIII, p. 582.

99Id.

100Gargantua, XVI, p. 46.

101Quart Livre, XXXIII, p. 617.

102Gargantua, XVI, p. 46.

103Quart Livre, XXXIII, p. 617.

104Ibid., X, p. 560.

105Ibid., IX, p. 559. « Perdre contenance, De gradu deiici », rappelle le dictionnaire de Nicot (J.

NICOT, Le Thresor…, art. « contenance »).

comme celles de la génération et de la famille chez les Ennasés. Dans ce cas, le rejet est aussi la mise en scène d’un dégoût, porté ici par le soupçon d’un inceste généralisé – il pourra prendre sa source à bien d’autres domaines scabreux, notons-le.

A contrario – et l’on retrouvera ici pour un temps la distinction du monstrueux et du merveilleux –, d’autres manifestations paradoxales peuvent motiver une adhésion inconditionnelle manifestée par les registres de l’admirable, du ravissement ou de l’ébahissement : c’est le cas des Parisiens qui, découvrant Pantagruel, « le regardoyent en grand esbahyssement »106 ; c’est aussi le cas du Pantagruelion, herbe aux « admirables vertus »107 qu’on emportera par « grande foison »108 lorsqu’il s’agira de prendre la mer pour aller recueillir l’oracle de la Dive bouteille. Cela dit, la pure admiration face aux étrangetés de la nature n’est pas si fréquente : le tarande du Quart Livre, écrit Pantagruel à son père, est certes

« merveilleux », mais il est avant tout « estrange »109, l’adhésion au plaisir se doublant ici d’une expression de doute. De même, lorsque Rabelais exhume à l’attention de son lecteur l’hypotexte plinien pour remettre en contexte le déroulement extraordinaire de la naissance de Gargantua, le ravissement se conjugue à la reconnaissance, non d’une merveille de la nature, mais d’une trahison des normes de cette dernière :

Mais vous seriez bien dadvantaige esbahys et estonnez, si je vous expousoys presentement tout le chapitre de Pline, auquel parle des enfantemens estranges, et contre nature.110

Enfin, les miracles de la Quinte, dans le Cinquiesme Livre, inspirent chez leurs observateurs un mélange d’admiration et de crainte. La merveille en question devrait pourtant inciter à une joie très pure, puisqu’il s’agit ici du pouvoir que possède la reine Entelechie de guérir « les malades par chanson »111. Mais la réaction de Pantagruel et de ses compagnons est tout autre :

Ce que nous espouventa non à tord, et tombasmes en terre, nous prosternans, comme gens ecstatiques, et ravis en contemplation excessive, et admiration des vertus, qu’avons veu proceder de la dame.112

Le ravissement, la peur et, dans une moindre mesure, la colère sont autant de marques d’une prise en charge pré-consciente du prodigieux. Le choc de la rencontre étouffe, fût-ce momentanément, la possibilité d’une interprétation : soit

106Pantagruel, VII, p. 236.

107Tiers Livre, LI, p. 505.

108Ibid., XLIX, p. 501.

109Quart Livre, IIII, p. 546.

110Gargantua, VI, p. 22.

111Cinquiesme Livre, XIX, p. 768.

112Id.

l’observateur du monstre se réfugie dans l’aveuglement, comme Panurge face au physetere, soit le témoin du miracle s’abandonne à une « contemplation excessive ». Mais au-delà, le discours d’escorte du merveilleux témoigne également de la possibilité d’attitudes herméneutiques plus volontaristes, quand bien même elles seraient avortées : ainsi la proclamation d’une difficulté à comprendre l’essence d’un phénomène témoigne-t-elle au moins de l’existence d’une volonté de la saisir. Lorsqu’il est dit des années d’enfance de Pantagruel que

[…] c’estoit chose difficille à croyre comment il creut en corps et en force en peu de temps [,]113

l’aveu d’une foi contrariée indique par contrecoup que l’on a pris conscience du paradoxe que constitue l’objet même de cette foi.

L’affirmation de l’étrangeté d’un phénomène pourra jouer un rôle semblable, étant entendu que cette proclamation résulte de la reconnaissance dans le phénomène observé d’une anomalie du cours ordinaire de la nature, même si ses causes et son économie ne se trouvent pas obligatoirement élucidées. On rappellera que le champ sémantique de l’étrange retient davantage au XVIe siècle qu’aujourd’hui ses sens premiers et ses valeurs métaphoriques – l’« estrange », c’est l’étrange, mais c’est aussi l’étranger, comme le résume Nicot :

Estrange, comm. gen. penacut. Est adjectif, dont on use avec adjection de son substantif, ores proprement, comme, Les nations estranges, Gentes exterae. Et ores par metaphore, ou en vitupere, comme, C’est un homme, une femme estrange. c. de fascheuses moeurs, et complexions, Cuius vita ac mores abhorrent a caeteris. Ou en admiration, comme, C’est un fait ou cas estrange, o facinus insuetum. Et signifie par tout, Quod abhorret a communi ac quotidiano vsu.114

L’étrangeté proclamée de la naissance de Gargantua, celle du tarande, celle de Quaresmeprenant, celle encore des miracles de la Quinte ou des Mentichores,

« bestes bien estranges »115 figurées au Pays de Satin, sont autant de prises de conscience du rapport paradoxal que les objets dont on parle entretiennent avec les lois de la nature. Au-delà, cette même qualification accolée aux mœurs des exotiques indigènes d’Ennasin mais aussi, toujours dans le Quart Livre, à celles des Chiquanous116 ou des Ruachites117 ajoute au constat du paradoxe la proposition d’une cause possible, en l’occurrence le topos de l’ailleurs tératogène.

113Pantagruel, IIII, p. 227.

114J. NICOT, Le Thresor…, art. « estrange ». Cotgrave donne une définition similaire : « Estrange : com. Strange, uncouth, unusuall ; forraine, alien, outlandish ; unaccustomed, unacquainted […] » (R. COTGRAVE, Dictionarie…, art. « Estrange »).

115Cinquiesme Livre, XXIX, p. 802.

116Quart Livre, XII-XVI, p. 564-78.

117Ibid., XLIII-XLIIII, p. 638-42.

En parallèle de l’assertion de l’étrangeté, d’autres mentions témoignent d’une herméneutique minimale ou, pour le dire peut-être plus justement, d’une préparation à l’interprétation : ainsi du schème de la nouvelleté, qui emprunte les registres du nouveau et de l’inconnu. Lorsque Alcofrybas pénètre dans la bouche de Pantagruel, l’une de ses premières exclamations sert à exprimer le surgissement d’un univers jusque-là totalement inconnu de lui : « Jesus (dis je) il y a icy un nouveau monde »118. Le fond d’ignorance sur lequel le visiteur développera la description du monde intérieur du géant est aussi prise de conscience – et ceci est une forme première d’interprétation – d’une différence, d’une altérité – quand bien même celles-ci se verront en partie réduites par la découverte que ces deux univers, de chaque côté de la bouche de Pantagruel, sont unis sur un mode grossièrement spéculaire. Il n’empêche, comme le confesse Alcofrybas :

Là commençay penser qu’il est bien vray ce que l’on dit, que la moytié du monde ne sçait comment l’aultre vit.119

La conscience de la nouveauté permet d’affirmer la présence d’une forme d’altérité, de penser la différence et, par inclusion, la monstruosité également. On fera d’ailleurs remarquer que le nouveau – et l’on retrouvera ici la thématique de l’ailleurs tératogène – peut entretenir par moments un lien consubstantiel avec le monstrueux : c’est le cas lors de l’utilisation répétée aux extrémités de la geste du topos (adapté de Pline et d'Erasme) qui voit dans le continent africain un réservoir de prodiges : « Affrique […] est coustumiere tousjours choses produire nouvelles et monstrueuses »120, explique Pantagruel au sujet des étranges oiseaux découverts sur l’Isle sonnante. Ce qui est nouveau surgit de l’inconnu et se présente en première analyse comme ce qui diffère des objets déjà inclus dans le champ du connu. Par voie de conséquence, la tabula rasa que dresse l’apparition du monstre en termes de savoir crée une forme d’appel d’air : la proclamation de l’inconnu est aussi un appel à sa réduction, dans le droit fil du programme pédagogique que Gargantua adresse à Pantagruel. L’injonction du père au fils – que « […] rien ne te soit incongneu »121 – implique que l’ignorance n’est à considérer que comme l’aiguillon d’un désir de savoir.

De la nouveauté à l’étrangeté en passant par l’inconnu, le discours d’escorte du monstrueux rabelaisien a montré jusqu’ici des commentaires affectifs qui, s’ils ne témoignent plus d’un simple abandon au pathos, se cantonnent pour l’heure à l’orée, certes nécessaire, de l’interprétation. Mais une dernière classe terminologique, relativement fréquente chez Rabelais, fait un pas supplémentaire en direction d’une analyse de la forme et des causes de la monstruosité, préparant

118Pantagruel, XXXII, p. 331.

119Ibid., id., p. 332.

120Cinquiesme Livre, III, p. 734. La formule faisait déjà son apparition au Gargantua, XVI, p. 46.

Voir chapitre 3 de ce travail.

121Pantagruel, VIII, p. 245.

la mise en place de discours plus amples portant sa description ou sa mise en contexte, par exemple dans le cadre d’une histoire naturelle.

Ces remarques portent tout d’abord sur la reconnaissance d’une conformation – généralement corporelle – aberrante. Certaines mentions portent une approche quantitative (megethos) : on trouvera ici des remarques sur la taille extrême des géants ou celle des monstres marins. Mais les formules les plus marquantes usent des images du contrefait et du difforme, amorçant une réflexion sur la désorganisation des proportions (taxis) du corps : c’est le cas des homoncules qui naissent d’un pet de Pantagruel, – « petitz hommes nains et contrefaictz »122 –, des enfants d’Antiphysie – « difformes et contrefaicts en despit de Nature »123 –, ou d’Ouy-dire – « petit vieillard, bossu, contrefait et monstrueux »124. La difformité du corps – comme celle des mœurs et de la parenté chez les Ennasés – est une forme de scandale, une offense à l’harmonie anatomique qui invite ceux qui la contemplent, la décrivent et la commentent à user d’une rhétorique, sinon du dégoût, du moins du dédain. On en aura une première preuve avec l’aberration corporelle que constituera Quaresmeprenant, cette « monstrueuse membreure d’home »125. Hors du strict domaine du monstre, on en aura une autre avec la description, dans le Tiers Livre, de la Sibylle de Panzoust, qui s’appesantit avec une forme de délectation à la fois bouffonne et morbide sur les infirmités de la devineresse :

La vieille estoit mal en poinct, mal vestue, mal nourrie, edentée, chassieuse, courbassée, roupieuse, languoureuse […]126

On a là la manifestation d’une attitude face à l’étrangeté corporelle qui tranche avec ce que peuvent dire de cette situation historique certains auteurs d’aujourd’hui, selon qui le « sentiment de compassion mêlé d’angoisse »127 que l’on éprouve de nos jours face au tératologique dans ses manifestations humaines ne s’exprimait pas encore au Moyen Âge ou à la Renaissance. Va pour la

122Ibid., XXVII, p. 310.

123Quart Livre, XXXII, p. 615.

124Cinquiesme Livre, XXX, p. 804.

125Quart Livre, XXXII, p. 614.

126Tiers Livre, XVII, p. 402.

127Pierre ANCET, Phénoménologie des corps monstrueux, Paris : Presses universitaires de France, 2006 (« Science, histoire, société »), p. 41.

compassion128 : mais l’angoisse et le dégoût, eux, sont bien mis en scène chez Rabelais.

Enfin, un dernier axe terminologique traverse la question des causes de la survenue du monstre, ou plus précisément du lien qu’il entretient avec les productions « traditionnelles » de la nature. Les formules brèves qui parsèment la geste insistent sur la transgression que représente le tératologique : la nature commet une « erreur […] quant elle produit choses monstrueuses et animaux difformes »129 ; l’esclave bigarré dont Rabelais nous dit qu’il fut présenté par Ptolémée à ses sujets a lui aussi été créé « par erreur de nature »130 – et l’on vient de voir que les enfants d’Antiphysie puisent leur origine dans une contre nature explicitement nommée.

* * *

Proclamer la monstruosité en donnant son nom à des objets ou des phénomènes, c’est impliquer toute une série de questions portées sur l’analyse du monstre : le type de référent que ce terme décrit, sa forme, son rapport aux autres productions de la nature, son éventuelle signification. Détailler ce que même monstre fait à ceux qui le croisent, c’est donner une mise en application du trouble et du besoin interprétatifs qu’il crée, les positions de rejet ou, à l’opposé, d’empathie annonçant d’ailleurs au niveau des affects premiers l’antagonisme du prodigieux vu comme « merveilleuse variété de la nature » et son contraire, le monstrueux entendu comme « inquiétante variété » de cette même nature.

Dénomination générique et discours d’escorte peuvent être co-présents, utilisés pour déterminer un même phénomène étrange. Dans certains cas pourtant, les Ennasés ou les Andouilles du Quart Livre par exemple, seule la deuxième classe de qualificatifs se rencontre, mais elle permet, couplée à la reconnaissance par le lecteur d’un objet indéniablement aberrant, de ramener de tels épisodes dans le champ du tératologique : la similarité des effets produits par ces objets sur leurs observateurs invite à reconnaître le monstre là aussi où il n’est pas explicitement désigné. Le monstrueux gagne à être considéré, au-delà de la seule forme de ses représentants, comme le rapport qui unit ces derniers à l’interprète qui tente de leur faire rendre sens – ce rapport s’inscrivant dans une dialectique de

128 Voire : on trouve déjà au XVIe siècle trace d’une commisération monstrueuse. Ainsi, dans sa description de la cour de l’empereur du Mexique, Antoine du Pinet rappelle que le monarque accueille et nourrit des infirmes dans une aile de son palais. Voici le commentaire de du Pinet, qui marque en creux le rejet dont étaient généralement victimes les « contrefaitz » : « Exemple certes qui devroit faire rougir de honte les Princes & Seigneurs Chrestiens, de voir un Roy Barbare si charitable que d’entretenir en sa maison mesme ceux qui sont moquez & quasi reiettez de tout le monde » (Antoine DU PINET, Plantz, pourtraitz et descriptions de plusieurs villes et forteresses, tant de l’Europe, Asie, & Afrique, que des Indes, et terres neuves…, A Lyon : par Ian d’Ogerolles, 1564, p. 304). More avait déjà condamné ces moqueries indignes dans L’Utopie.

129Cinquiesme Livre, IX, p. 747.

130Tiers Livre, « Prologue », p. 350.

l’extraordinaire telle qu’on peut la trouver chez saint Augustin131. Dès lors, le discours d’escorte ne fait que rendre tangible les constituants premiers de ce que la dénomination générique du monstre implique par sa définition même.

Les deux classes lexicales fonctionnent de concert pour faire du monstrueux un opérateur herméneutique : proclamer le monstre, c’est créer une attente interprétative dont le discours d’escorte esquisse quelques pistes de résolution possible – du refus effrayé de résoudre quoi que ce soit aux premières ébauches de mise en contexte de cette production marginale par le biais de dispositifs analogiques minimaux qui la mettent en regard de ce que l’on connaît des lois de la nature. Cette attente me semble être une valeur nécessairement présente du monstrueux, quitte à devoir tordre le cou à certaines idées reçues sur la réception du monstre renaissant : ainsi, en l’occurrence pour le cas particulier de l’hybride tératologique, on a pu soutenir que,

[p]our l’homme de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, l’être composite est plus une source d’expression qu’un objet d’examen et d’interrogation.132

Je pense au contraire que l’examen, l’interrogation et l’implication de soi dans l’élucidation du monstre sont ici indéniables : la mise en scène des affects qui prennent les personnages rabelaisiens face aux monstres et prodiges doit s’entendre comme la réverbération d’un questionnement contemporain tout à fait prégnant, et pourra certainement faire mentir l’idée courante d’une cohabitation avec le monstrueux qui serait restée naturelle jusqu’aux Lumières.

Nous verrons dans les chapitres qui suivent que les quelques enseignements qu’on a pu tirer des usages du lexique monstrueux par Rabelais nourrissent le terreau primordial dans lequel des discours plus complexes – ayant trait tant à la définition du monstre qu’à son utilisation comme objet de discours – s’enracinent.

131Cf. supra et chapitre 3 de ce travail.

132P. ANCET, Phénoménologie…, p. 42.

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