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L’étude des relations de l’homme aux plantes cultivées est un des thèmes fondateurs de l’ethnobotanique. Elle a pour corolaire les conséquences de l’agriculture ou de l’horticulture vivrière sur la société et sur les relations humaines. L’avènement de l’agriculture a en effet changé les modes de vie de l’homme en société. Ce changement majeur dans l'histoire de l'humanité n'a pas eu que des conséquences à envisager des seuls points de vue de l'économie et donc de la démographie. L'apparition de l'agriculture et de l'élevage a eu un impact sur les relations inter humaines141. L'homme est passé du rôle de prédateur à celui d’assistance, de protection et de coexistence avec les plantes cultivées et avec les animaux qu’il domestique. Il a donc endossé un rôle amical142 avec les plantes ou les animaux semblable à celui que les hommes entretiennent entre eux. Ces changements de rapports n'empêchent pas la réapparition de certaines attitudes lors de la cueillette ou de l'abattage. Ces attitudes plus coercitives envers les plantes ou les animaux peuvent alors nécessiter des rites ou des cérémonies pour les accompagner. La vie quotidienne des hommes notamment en ce qui concerne les religions, la morale, la philosophie a quelque chose à voir avec l’élevage des animaux et les cultures vivrières.

Pour décrire ces rapports, André-Georges Haudricourt sépare les différents types d’agriculture en directe positive et indirecte négative. Les modes de cultures direct positifs sont ceux de la polyculture où les agissements sur les plantes concernent directement les plants eux-mêmes et positifs car ils sont de type brutaux. Au contraire, l’horticulteur prend soin de l’environnement de la plante et de façon exempte de violence, il s’agit d’un mode de culture indirect négatif. Il prend l’exemple de la culture de l’igname et de l’élevage de moutons. La culture de l’igname suppose peu de contact physique avec le tubercule y compris dans le temps. Il faut le protéger du piétinement des animaux domestiques qui, outre la destruction des cultures, provoque également leur pourriture qui est potentiellement contaminante pour les tubercules voisins. Il y a donc une action indirecte

HAUDRICOURT André-Georges et HEDIN Louis, 1987 (1943), op. cit.

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HAUDRICOURT André-Georges, 1962, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement

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qui peut être négative. Il en est tout autrement pour le mouton que le berger accompagne, ne quittant jamais le troupeau et le protégeant des prédateurs. Il est donc question d’une action directe en raison du contact rapproché et incessant, et positive car il y a protection de l’animal par l’homme.

Les cultivateurs de riz asiatiques par exemple exercent une action indirecte négative sur les plants de riz. Il n’y a pas de contact brutal dans l’espace et pas de simultanéité dans le temps avec l’être domestiqué. Alors que dans le domaine de la céréaliculture occidentale, les actions du cultivateur sont directes et positives. Les interventions sur le végétal sont plus directes. Et il en est de même pour l’élevage.

Dans cette analyse on parle donc de rapports de brutalité ou non, d’accompagnement permanent ou non, de protection ou non mais qui ne reposent pas uniquement sur l’opposition plante cultivée-animal domestique.

Plus simplement, le rapport au végétal et aux animaux diffère selon qu’il s’agit de cultures de jardins, de cultures extensives, de pastoralité ou d’élevage intensif. Ainsi Jacques Barrau143 différencie les gens de l’hortus (du jardin potager), les gens de l’ager (du champ, de la culture plus extensive) et ceux du pascuum (qui élèvent des animaux) qui sont profondément différents dans leurs comportements à l’égard de la nature, mais aussi à l’égard de l’humain étranger, des gens de leur société et des « idées qu’ils se font du surnaturel ».

Il existe donc une antinomie entre traitement individuel amical des plantes, caractéristiques des civilisations du végétal et traitement massif et brutal de l’agropastoralisme occidental qui participe à une civilisation de l’animal.

Ces « rapports amicaux » sont donc extrêmement variables d'une société à une autre et d’un type de culture à un autre, selon qu’elles nécessitent tel ou tel type d’intervention de l’homme, mais aussi et surtout selon qu’on considère ou non l’opposition de la nature et de la culture, qui est proprement occidentale. En effet, dans d’autres sociétés comme chez les Achuars144, les hommes, les animaux et les plantes sont des personnes avec une âme et une vie autonome. Ce qui implique une relation entre les hommes et les plantes cultivées, et avec les animaux aussi bien sûr, basée sur leur pouvoir de communication. La nature est domestique, et donc régie par des lois de sociabilité identiques. Le rapport à la nature n’est

BARRAU Jacques, 2000, « Des îles comme sites propices à l'étude des relations entre les sociétés

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humaines et la nature », in Journal d'agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, 42ᵉ année, 2000, Un terrien des îles, À propos de Jacques Barrau, sous la dir. de PEETERS Alice, p. 49-64. DOI : 10.3406/ jatba.2000.3728; www.persee.fr/doc/jatba_0183-5173_2000_num_42_1_3728

DESCOLA Philippe, 2004 (1986), op.cit., p 120

pas en césure mais dans un continuum avec les unités domestiques145. Leur champ culturel englobe des animaux, des plantes et des esprits, même s’il existe un monde de nature où la communication n’est pas possible, faute d’âme et de possibilité de langage, comme avec certains insectes, les poissons, les animaux de basse cour, de nombreuses plantes. Ainsi les hommes socialisent dans l’imaginaire le rapport idéel qu’ils ont avec la nature. Mais ce n’est pas complètement imaginé, car pour exploiter la nature, les hommes tissent des rapports sociaux qui leur serviront de modèle pour penser leur rapport à la nature. Il y a donc des liens entre les rapports qu’on établit avec les plantes et ceux qui régissent la société.

Les observations faisant mention par exemple des liens de maternage à la plante cultivée sont fréquentes ainsi que les images comparant les caractéristiques des hommes à celles des plantes. On attribue à la plante cultivée des caractéristiques humaines« une poirière est décédée cette année »146. Ainsi pour les Canaque de Nouvelle Calédonie le taro est une culture humide et féminine alors que celle de l’igname est une culture sèche et donc masculine147.

Il est également possible aussi d’attribuer des caractéristiques végétales à l’homme, ou encore d’utiliser les métaphores de l’agriculteur pour en tirer des leçons morales. Dans les textes du Confucianisme par exemple, l’homme est fréquemment comparé aux plantes. André-Georges Haudricourt148 cite un passage de Mencius :

« Cet homme voyant avec peine que sa moisson ne grandissait pas tira les tiges avec la main. De retour chez lui, ce nigaud dit aux personnes de sa maison : « Aujourd'hui je suis très fatigué, j'ai aidé la moisson à grandir. » Ses fils coururent voir son travail. Les tiges étaient déjà desséchées. Dans le monde il est peu d'hommes qui ne travaillent pas à faire grandir la moisson par des moyens insensés. Ceux qui négligent ressemblent au laboureur qui laisse les mauvaises herbes croître dans sa moisson. Ceux qui emploient des moyens violents font comme cet insensé qui arracha sa moisson. Leurs efforts ne sont pas seulement inutiles, ils sont nuisibles ».

Ce genre de relations existe également dans l’imaginaire occidental. L’idéalisation du sentiment paternaliste du berger est présente autant dans la bible que dans les évangiles. Abel le pasteur est idéalisé face à Caïn le cultivateur dans la genèse. On retrouve également le bon pasteur et sa brebis égarée dans les Évangiles.

DESCOLA Philippe, ibid, p 398

145

LECA Christel, « L’ethnobotaniste. Nathalie Batisse, entre nature et culture », 2011, in Le Mook, Jardins,

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la nature dans nos espaces de vie, Editions Autrement, p 8-12

LEENHARDT Maurice, 1937, Gens de la Grande Terre, Paris, Gallimard, 214p, p 62

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HAUDRICOURT André-Georges, 1962, op.cit.

« Que vous en semble ? Si un homme a cent brebis, et que l'une d'elles s'égare, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres sur les montagnes, pour aller chercher celle qui s'est égarée ? Et, s'il la trouve, je vous le dis en vérité, elle lui cause plus de joie que les quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas égarées. De même, ce n'est pas la volonté de votre Père qui est dans les cieux qu'il se perde un seul de ces petits. ». (Évangile selon Matthieu, chapitre 18, versets 12 à 14).

Les relations entre l’homme et les plantes cultivées engendrent un modèle idéel inconscient qui peut donc avoir des répercussions sur les relations des hommes entre eux. De ces réflexions d’autres en découlent : on connaît les liens qui peuvent exister entre capacités productives et domination politique par exemple. Mais cela va plus loin, car la sociabilité imaginaire avec les plantes et les animaux participe à la formulation d’un cadre pour l’usage de l’environnement. La relation aux plantes interagit sur les relation shumaines, mais aussi sur l’usage de l’environnement. Il est donc alors question d’envisager les liens de l’homme et de la nature sur un mode réciproque149 qui prend en compte les notions d’environnement, de biodiversité.