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Dans un jardin familial, sur le chemin qui permet de se rendre à sa propre parcelle, le jardinier regarde les jardins des autres qui bordent les allées. Il prend son temps, il s’arrête, il admire ce que l’autre a cultivé, l’état d’avancement de ses choux par rapport aux siens, l’aspect de ses pieds de tomates, a-t’il le mildiou comme les siens. Quelle est cette belle fleur bleue qui pousse dans le massif qui marque l’entrée du jardin de Denis? Comme il ne sait pas son nom, il va chercher un autre jardinier en train de travailler et lui demande s’il sait de quelle fleur il s’agit, ils se rendent ensemble pour voir cette fameuse fleur. Il s’agit d’une scille du Pérou. Il peut aussi aller voir au-delà de ces allées, regarder les jardins des autres en se promenant, rien que pour le plaisir de la contemplation mais aussi pour savoir où en sont les cultures des autres par rapport aux siennes, et puis ça donne des idées, on y apprend et on s’y inspire.

Certains vont systématiquement faire le tour de tous les autres jardiniers au travail pour les saluer, échanger quelques mots, d’autres se déplacent seulement s’ils connaissent les autres personnes en train de travailler. C’est l’occasion de parler un peu et surtout d’observer le jardin de l’autre, de le féliciter, de demander des conseils.

« Il y a toujours du monde. C’est très rare qu’il n’y ait personne. Je fais un tour en haut et en bas. Avec Odile on fait un tour toutes les deux et on voit ce que les gens ont fait. C’est rare que je n’aille pas saluer les autres jardiniers qui sont là. L’autre fois Myriam est repartie, elle avait tellement discuté qu’elle n’a pas eu le temps de travailler dans son jardin! »

Dans le jardin partagé de Dinan, la demi-journée commence aussi par une visite du jardin de tous ceux qui sont là pour travailler ce jour-là. La visite est menée par ceux qui organisent la répartition des travaux. On regarde, on fait des commentaires sur ce qui est en train de pousser, on dit ce qu’il y a à faire sur telle ou telle portion de terrain. On explique les travaux à réaliser à l’endroit même où il faut le faire. Les jardiniers posent des questions et proposent de s’emparer de telle ou telle tâche, avec tel ou tel partenaire. C’est au cours de ces visites que les tâches sont décrites. On apprend donc ce qu’il est nécessaire de faire, même si par la suite il arrive qu’on réclame un complément d’explications.

La déambulation au jardin est un élément essentiel de la vie des jardins collectifs. Il s’agit d’ailleurs d’un élément essentiel de tout jardin, quel qu’il soit. Le jardin d’agrément, le jardin public, le jardin anglais, japonais, le jardin à la française, le jardin zen, le jardin monastique, tous sont créés pour la promenade et la contemplation. Le potager n’échappe pas à cette règle, même s’il n’est pas cultivé uniquement à cette fin. Sous l’Ancien Régime les élites françaises se sont emparées de résidences à la campagne où il fallait faire preuve de son prestige (c’est le cas des célèbres Malouinières de Saint-Malo) et toutes ont en commun de posséder un potager. Le potager gagne ainsi ses lettres de noblesse. Il souligne « l’éducation et la noblesse des « élites »201. On le donne à voir, à visiter, on s’y promène donc aussi. De nombreux potagers célèbres se visitent aujourd’hui, comme Le Potager du Roi à Versailles ou celui du château de Villandry. Le jardin, même potager, est rarement dépourvu d’éléments de mise en scène destinés à la contemplation, comme en témoignent les fleurs qui, bien souvent en font la beauté.

Ces « déambulations contemplations » de jardin font partie intégrante de ce que représente le jardin en général. Le jardin d’ornement en est la forme la plus caractéristique mais le jardin potager n’échappe pas à être vu et à la promenade. Il se visite aussi. Une des jardinières de Rothéneuf a de bons souvenirs des visites qu’elle faisait avec ses parents dans leur potager à chaque fois qu’elle allait les voir. Florence Weber202 décrit les visites des jardins ouvriers par les organismes patronaux qui, par ce moyen, exerçaient un contrôle sur les jardins. Mais il s’agissait aussi pour les jardiniers de monter leur travail, de mettre en avant leurs mérites. De nombreux concours étaient d’ailleurs organisés. Montrer son jardin était alors pour le jardinier une question d’honneur.

Ces balades existent dans tous les jardins quels qu’ils soient. Elles existent à la gare, malgré le côté fermé des jardins, quand on voit quelqu’un travailler dans un autre jardin bien souvent on va discuter un peu, regarder. Elles existent bien sûr à Rothéneuf., on y regarde ce que l’un ou l’autre a entrepris depuis la dernière fois qu’on est venu. La balade

QUELLIER Florent, 2012, Histoire du jardin potager, Paris, Armand Collin, 192p, p92

201

WEBER Florence, 1999, L’honneur des jardiniers. Les potagers dans le France du XXème siècle, Paris,

202

au jardin est l’occasion d’apprendre, de s’inspirer, de discuter, de nouer des relations et bien sûr d’échanger. Le jardin est un lieu où les espaces de déambulation sont des espaces de circulation et d’échanges de savoirs, de plants et de légumes. Ils le sont de manière libre, à l’initiative du jardinier. Ce sont aussi des espaces de contemplation et donc forcément de mise en scène et de faire-valoir. Ces visites ou promenades contemplatives sont un élément essentiel de la vie de ces jardins. C’est en grande partie à ces moments que se tissent les liens et les échanges de la collectivité. C’est au cours de ces observations et dans ces confrontations avec les autres que le jardinier s’imprègne de l’habitus203 de ces

endroits particuliers, qu’il acquiert des capacités à produire des pratiques de jardinage, à les juger et à les classer.

BOURDIEU Pierre, 1979, La distinction, Critique sociale du jugement, Paris, Les Editions de minuit, p

203

190

Jardin du Bignon, jour de la fête des mères 2019 : Yann fait visiter son jardin à sa famille. Il distribue largement sa rhubarbe. Un de ses invités se sert des feuilles pour se faire un chapeau pour plaisanter.

1-2 Les moments formalisés de la vie en collectivité