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Une des logiques à l’oeuvre chez les jardiniers est celle de l’autosuffisance. Même si ce n’est pas forcément un but exprimé, et même s’il est loin d’être atteint, il s’agit néanmoins d’une façon d’envisager les choses qui est bien à l’oeuvre et qui a du sens. Cela concerne les productions de légumes mais cela va bien au-delà : la récupération et le bricolage sont des pratiques quotidiennes. Plus ou moins consciemment, le jardinage fait partie de tout un système d’autoproducion : « produire des biens et des services, pour sa

propre consommation et celle de son entourage, sans échanges monétaires »138, qui justement ne concerne pas seulement les légumes. Ce sytème se situe en marge de l’économie monétaire. Cette part d’autoproduction avait diminué avec la révolution industrielle au profit de l’achat de biens et de services, mais bénéficie actuellement d’un regain avec les difficultés économiques et les contraintes écologiques, mais aussi peut être avec l’accessibilité facilitée aux connaissances via internet. L’écologie s’étend au delà du biologique.

Il existe un paradoxe concernant les acteurs de ces auto-productions car ce sont les classes moyennes qui y recourent le plus et non pas les publics défavorisés139. Les publics défavorisés n’ont pas toujours les terrains pour jardiner, les outils, l’espace nécessaire et pas toujours non plus les savoir faire et l’accès aux savoirs. Ainsi il existe une inégalité des ressources monétaires, mais aussi des ressources non monétaires.

Le jardin peut représenter justement l’espace nécessaire pour pouvoir développer des activités d’auto-production, et ceux qui s’y trouvent ont justement les savoir-faire nécessaires ou sont en passe de les acquérir, les jardins étant de formidables lieux d’échanges de savoirs.

Il y a tout d’abord le socle de cette logique qui est celui de l’auto-consommation de légumes et de fruits du jardin, mais cela ne s’arrête pas là. Les jardinier globalement cherchent à récupérer : des outils, du matériel, des graines… Ne pas utiliser de produits phytosanitaires, ne pas acheter de semences et réutiliser les siennes permet de cultiver sans avoir théoriquement à acheter quoi que ce soit.

C’est cet idéal que poursuivent certains jardiniers. Il est valorisant à leurs yeux de ne rien dépenser pour le jardinage. Sur son carnet, cette jardinière a noté que l’année précédente, elle a dépensé en tout et pour tout que 9,5 euros pour son jardin, en dehors des frais de location de la parcelle à l’association qui s’élèvent à 20 euros. Cela implique pour elle de récupérer non seulement ses graines, mais les fleurs qu’elle cultive, issues de boutures glanées ici et là, lui permettant d’en redistribuer. Elle n’achète évidement aucun engrais ni pesticide, utilise des purins d’orties et de consoude qu’elle fabrique elle-même et de l’urine diluée comme engrais pour ses plantations. Elle récupère également le matériel dont elle peut avoir besoin. Elle demande par exemple à une voisine ses bouteilles d’eau de 5 litres qu’elle avait repérées dans les poubelles recyclables pour former des cloches pour ses plants, elle a également récupéré de nombreux outils.

CÉRÉZUELLE Daniel, ROUSTANG Guy, 2010 (1), « Introduction », in Autoproduction accompagnée.

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Un levier de changement, sous la dir. de CÉRÉZUELLE Daniel, ROUSTANG Guy. Toulouse, ERES,

« Sociologie économique », 2010, p. 7-13. URL : https://www.cairn.info/autoproduction- accompagnee--9782749212135-page-7.htm

CÉRÉZUELLE Daniel, ROUSTANG Guy, 2010 (1), op.cit. p 8

Pour Marie-Hélène, cultiver biologique :

« ...permet aussi de tendre à l’autonomie, de jardinier avec des petits budgets. »

Cette conception pour elle va avec celle de la générosité de la nature. Le biologique et la nature vont permettre l’économie. Il y a donc un lien plus ou moins conscient entre les techniques de culture biologique et l’autonomie d’un jardin, dans le sens où il n’y a pas besoin d’avoir recours à l’achat de denrées pour que les cultures prolifèrent.

Toujours dans cette optique, une jardinière évoque ces auto-productions comme un moyen d’assurer la survie face au danger de l’épuisement des ressources à grande échelle. Le jardinage permettrait de faire face à ce qui menace la planète. Le jardinage en vue d’une autonomie est un moyen d’assurer une survie pour le futur. Ce qui rejoint l’imaginaire du jardin nourricier paradisiaque :

Carnet de Monique : Elle y consigne ses dépenses liées au jardin. Comme elle récupère toutes ses graines, elle n’en achète quasiment pas. Cette année là, en 2013, elle a uniquement acheté des graines de poireaux et de radis noirs ainsi que des semences de pommes de terre qu’elle a fait germer avant de les mettre en terre.

« Je pense que la seule solution pour s’en sortir repose sur l’autonomie et le partage, comme les initiatives des Incredible Edible140. Je pense qu’à un moment, ça va clasher. Les gens se perdent à force d’être connectés à outrance. Que va-t’il se passer si un jour il y a une énorme panne de courant sur toute la planète? Ceux qui s’en sortiront seront ceux qui seront autonomes. Plus ça va plus je simplifie ma vie, même si je reste informée. »

Faire son potager, cultiver ses propres légumes repose en partie sur un idéal d’auto- suffisance du jardin, valorisé comme n’ayant pas besoin d’un système marchand pour fonctionner, en lien avec l’idéal d’une nature qui suffit à la subsistance de l’homme, mais aussi avec l’idée de l’épuisement possible de ces ressources naturelles.

Cette logique s’étend aux outils dont on se sert. Les jardiniers ont bien souvent une dizaine d’outils. Mais ils ne se servent principalement que de quelques uns (binette, bêche, fourche). En faisant l’inventaire de ses outils, cette jardinière raconte que la plupart sont récupérés à droite et à gauche. La binette lui a été offerte pour ses trente ans par son frère, seul cadeau qu’il lui ait jamais fait, mais sinon, la plupart des outils qu’elle possède ont été trouvés chez un voisin qui souhaitait faire le vide dans son garage.

D’autres bricolent des ustensiles à partir de matériaux divers:

« Gabriel avait acheté une brouette pour la communauté. Anne-Claude et Jacques en avaient trouvé une autre. On en a bricolé une avec les deux. Gabriel l’a réparée avec du fil de fer. J’attends une braderie pour en acheter une autre. Une bonne vieille brouette à pas trop cher »

Patrick s’est fait faire une grelinette par son beau-frère. Christian possède un outil étrange, hybride d’une binette et d’une griffe. Il n’en connait plus la provenance. Il est fait d’un manche en bois orné à une de ses extrémité de griffes, dont l’une d’entre elles a été arrachée, et à l’autre, d’une binette tordue. Il s’en sert beaucoup, il est déformé par les usages répétés et a sûrement derrière lui des décennies de services.

Les outils sont entreposés dans des coffres individuels, qui sont le plus souvent bricolés en bois de récupération, éventuellement peints. Plus rarement il s’agit de coffres du commerce en plastique.

Originaire d’Angleterre, les Incroyables Comestibles (en anglais : Incredible Edible) sont

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un mouvement participatif citoyen animé par l’idéal de nourrir l’humanité de façon saine pour l’homme et pour la planète. Localement, Les Incroyables Comestibles cherchent à promouvoir l’agriculture urbaine participative en invitant les citoyens à planter partout là où c’est possible et à mettre les récoltes en partage. Site : lesincroyablescomestibles.fr

On récupère des matériaux également : des morceaux de carrelage qui serviront de dalles de jardin, du parquet en trop pour faire une cabane, du bois de palette pour faire le compost ou délimiter les endroits de culture, des ardoises brisées pour étaler dans les allées, du grillage ou des branches pour faire grimper les petits pois, des tiges de bambou pour servir de tuteurs à tomates…Dans le coffre du jardinier on retrouve des morceaux de grillage, des poteaux de bois, des tiges métalliques.

Les composts sont aussi également construits avec des planches récupérées.

Au Jardin partagé, on récupère et on bricole également. Les cabanes qui servent à entreposer le matériel ont été faites en matériaux de récupération. C’est un des jardiniers qui a pris en charge ces constructions, un pan de mur à l’intérieur d’une d’entre elle est recouvert d’une grande plaque en bois peinte en blanc sur laquelle sont dessinés les outils afin de les ranger à leur bonne place. Des ateliers servent à entreposer les outils de plus grande taille. On récupère aussi des traverses de chemin de fer, des feuilles ramassées par les services de la ville. Ces pratiques ont donc lieu autant dans les jardins collectifs que dans les jardins familiaux. Cela donne ce fameux aspect de bricolage hétéroclite que l’on connait bien dans ces jardins, où ce qui est construit l’est à partir de matériaux de récupération de provenances diverses.

Jardin du Bignon : coffre à outils de Georges, confectionné à bases de planches récupérées. Il est soigneusement repeint avec des restes de peinture qu’il avait chez lui.

Il y a bien sur dans ces pratiques une volonté de limiter les dépenses, qui peut relever de le nécessité ou d’une forme d’écologie, ces deux motifs n’étant pas toujours dissociables.

« Je ne voudrais pas que ce jardin coûte cher. Il me semble que ce serait un piège. Je veux utiliser le plus possible ce qu’il y a dans la nature, être en autosuffisance. L’année dernière, j’ai juste acheté un pied de physalis. Je ne veux pas tomber dans le piège de la consommation des jardins. J’essaye d’échanger et de trouver dans la nature ».

C’est aussi dans cette optique que les échanges ont lieu entre les jardiniers même si cela ne suffit pas à expliquer toute la richesse de ces échanges.

Le bricolage, la récupération et les échanges associés à l’ auto-consommation de légumes permettent une certaine autonomie. Ainsi on se situe au dehors d’une économie monétaire. Cette économie est particulière puisqu’elle touche à ce que l’on considère comme la nature. Cela participe à l’idée de ces jardins comme des endroits à part, séparés des autres endroits de la société. Il existe une part d’idéal où s’inscrit cette autoproduction, idéal de jardin productif et suffisant, et cet idéal imprègne la perception de ces jardins par les jardiniers.

Cette horticulture est donc empreinte de préoccupations écologiques qui ne doivent pas leur existence uniquement à l’apparition relativement récente de ces sujets, mais qui sont inhérentes au jardinage notamment en raison de la logique d’autosuffisance qui le sous-tend. Afin d’aller plus loin dans cette exploration ethnobotanique, le chapitre suivant abordera la question du lien du jardinier aux plantes qu’il cultive.

Chapitre 4 : Lien du jardinier aux plantes

cultivées