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Mon but initial était de comprendre les motivations profondes des jardiniers, le fait d’être si nombreux à s’investir dans ces associations de jardinage collectif.

Les questions du lien social, de la réponse à l’insécurité alimentaire qui est elle- même en progression constante notamment au sein des villes, de l’importance des politiques locales à l’égard de ces jardins sont essentielles. Pour contribuer à étayer ces réflexions, il me semble qu’envisager ces lieux particuliers comme des lieux de nature n’a pas encore été suffisamment exploré. C’est en me promenant, en déambulant et en observant ces coins de verdure qu’a émergé l’idée qu’il s’agit d’endroits particuliers, enclaves au sein de la ville où le jardinier est en contact avec la terre, avec les végétaux. Leur aspect poétique et éclectique m’a interpelée dès les premières observations, et même bien avant de commencer ce travail. Comment rendre compte en anthropologie de cette poésie? N’est-ce pas par le truchement de la nature justement et de ce qu’elle représente pour ces jardiniers que cela peut être possible?

« Ici c’est un havre ». Le vert tranche sur le gris de la ville, et même sur l’émeraude la mer. Les jardiniers le disent : ils ont retrouvé la nature au jardin ou dérobé un coin de nature à la ville. Et leurs préoccupations quant à la possibilité de préemption des terrains par la ville en attestent. Le paradis est éphémère... Quelle est donc cette idée de nature, idéalisée, volée et éphémère, qui naît au sein de la ville, qui vit dans la ville? Pourquoi cette d’importance pour ces jardiniers?

Ces jardins sont au coeur des villes et cependant bien séparés d’elles. Ils sont clos, ou tout au moins délimités, et c’est en leur sein qu’on défend ce qu’on considère être son bout de nature. La façon dont on conçoit cette dernière, passe par le truchement du jardinage. C’est un endroit au coeur de la cité où l’on est en contact direct avec les plantes que l’on cultive et c’est ce contact dont il est question quand les jardiniers parlent de la nature. Il semble que ces portions de verdure ne sont pas exemptes de signification, et le fait d’être en ville fonctionnerait alors comme un révélateur, à la manière de celui utilisé pour révéler les premières photographies argentiques : il est question là de la relation entre la ville et la nature. Il s’agit ici de prendre la problématique des jardins collectifs urbains par le biais du rapport aux plantes cultivées et à la nature. Et la séparation du jardin de la ville, la clôture, mène tout naturellement à la question de la préservation. On préserve de la menace de l’extérieur.

Trois angles du point de vue de l’anthropologie peuvent permettre d’approcher le rapport des jardiniers à la nature. Le premier est technique, c’est celui du traitement des plantes cultivées au sein de ces jardins. La diversité et l’écologie ont participé à transformer la question de la nature aujourd’hui. La question de la diversité des plantes cultivées occupe ici un rôle central. Comment ce mouvement de jardinage collectif s’articule-t-il avec les préoccupations actuelles concernant l’altération grandissante de la diversité, les modes de cultures biologiques, le développement durable? Comment les jardiniers s’emparent-ils de ces questions ? Est-ce au centre de leurs préoccupations ou cela n’a-t-il rien à voir? Pour répondre à ces questions, il faut se pencher sur l’ethnobotanique qui permet l’observation de ces pratiques et de ce qui les sous-tend.

Le second angle est de comprendre comment la collectivité, les liens sociaux, sont en rapport avec le traitement des plantes cultivées. Autrement dit, quelles sont les interactions entre ces communautés de jardiniers et les techniques d’horticulture? Comment les relations avec les plantes cultivées peuvent-elles concerner les dons, les conflits? Cela permet de faire le lien entre le jardinage et les collectivités s’il en existe un, ou les rapports entre le traitement de cette nature et les liens sociaux qui s’établissent dans les jardins. En quelque sorte il est question du lien entre les hommes et les plantes cultivées exploré par André-Georges Haudricourt et de Louis Hédin , mais aussi de celui des plantes cultivées 54

avec la collectivité des jardiniers. Le jardinier crée un jardin, crée la portion de nature qu’il cultive. Comment cet espace dans lequel il travaille afin de faire pousser ses légumes interagit sur sa propre vie, mais aussi sur les rapports qu’il institue avec l’autre au sein de jardin et au-dehors?

En dernier lieu, l’abord topographique ou géographique permet de guider la réflexion: il repose sur l’observation de l'organisation interne des jardins, l’aspect et la fonction de la clôture et de ce qui est considéré comme extérieur à lui. Le rapport de la topographie et de ce que cela signifie pour celui qui pratique les lieux est peut-être moins formalisé en anthropologie mais cependant non dénué de sens. Il y a participation de l’homme aux lieux qu’il pratique. Cela concerne le rapport de l’homme et de ses activités aux lieux (ici la ville et le jardin). Comment le jardin dans ses délimitations fait sens pour le jardinier ou pour l’ensemble d’entre eux? Cette approche permet d'envisager la singularité de ces espaces qui sont proprement citadins. Comment s’inscrivent-il de façon topographique au sein de la ville? Ce sont des enclaves, des îlots. Comment le jardinier conçoit-il sa propre parcelle au sein des celles de la communauté de jardiniers à laquelle il appartient? Est-ce que ces jardins collectifs sont perçus de la même façon que tous les autres d’ornement ou publics? Qu’est-ce qui fait que ces communautés se forment en ces lieux? Quels sont les liens de ces jardin au reste de la ville, ces liens étant révélateurs de ce

HAUDRICOURT André-Georges et HEDIN Louis, 1987 (1943), op. cit.

qu’ils sont pour les jardiniers? La clôture est aussi un mode de relation aux autres parcelles des jardins familiaux, donc aux autres jardiniers. Quel rôle joue-t’elle alors?

Il suffit d'évoquer la multiplicité des dimensions que l'on peut aborder en traversant ces jardins comme celles de l'alimentation, de la nature, de l'agriculture, de l'appréhension de l'espace, du rapport entre les institutions de la ville et les jardiniers pour comprendre l'intérêt de ce sujet pour l'anthropologie. Ainsi, pour en revenir aux définitions classiques, le jardin est bien un fait social en raison justement de ces dimensions contenues en lui- même. Sans toutefois le qualifier de total au sens de Mauss , en raison du fait qu’il 55

n’implique pas la totalité de la société à un moment donné, mais aussi parce que les limites d'une société ne peuvent par définition pas être identifiées . 56

S’intéresser aux questions classiques de l’anthropologie ne me semble pas être contraire à la contextualisation de ces questions, à leur caractère actuel, bien au contraire. La modification récente de ces jardins, leurs aspects contemporains justement, est au coeur de la réflexion. Ils s’intègrent dans des préoccupations relativement nouvelles comme celles de l’agriculture urbaine et de son corollaire : celui de l’environnement et du développement durable. Ces questions vont de pair avec une manière d’appréhender le monde en évolution. Cette modification récente peut être en relation avec une forme de considération de la nature par les jardiniers qui établissent avec elle un rapport particulier, à travers le filtre d’une horticulture comme nature à préserver au sein de la ville, selon les préceptes de l’écologie.