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L’intentionnalité du rendement ne concerne donc pas tous les jardiniers. La productivité n’est pas forcément une préoccupation essentielle pour eux, comme le montre d’ailleurs le rapport d’une étude réalisée par les étudiants en du Master 2 Socio- Anthropologie du Développement Local, promotion 2016 2017 de l’Université Lumière Lyon 2179. Les besoins quantitatifs et économiques ne résument pas la question de l’apport alimentaire que constituent ces productions. Dans ce cas, dans celui où il n’est pas question d’une logique de la rareté pour reprendre les propos de Marshall Sahlins180, on pourrait se demander si justement les jardiniers ne se situent pas dans celle de l’abondance. Un

MAURINES Béatrice, ROUCHON Olivier, sous la dir. de, 2017, Étude de la dimension nourricière des

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jardins collectifs lyonnais, Enquête réalisée par les étudiants du Master 2 Socio- Anthropologie du

Développement Local, Promotion 2016 2017, Université Lumière Lyon 2, enseignants Béatrice Maurines et Olivier Rouchon, www.lepassejardins.fr/IMG/pdf/etude_de_la_dimension_nourriciere_des_jardins_gl.pdf

SAHLINS Marshall, 1976, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie dans les sociétés primitives,

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argument en ce sens est celui que les jardiniers, même dans les quartiers prioritaires où se déroule cette étude ne sont justement pas majoritairement des personnes en situation d’insécurité alimentaire. Que serait- alors l’abondance? Elle serait en lien avec la qualité, la diversité des productions. Mais peut-être aussi, en élargissant la réflexion, à d’autres choses.

L’abondance et la rareté de Marshall Sahlins

L'idée de la rareté pour Sahlins dans les sociétés non marchandes est un préjugé qui a pour socle l’ethnocentrisme lui-même lié aux doctrines de l'économie de marché. L'insuffisance des moyens économiques est le propre des sociétés les plus riches. En ce sens, pour analyser les économies des sociétés, il faut se pencher, non sur un statut matériel mais sur un mode d'organisation économique, car c'est le marché qui institue la rareté et la tragédie de ne pouvoir y avoir accès. L'acquisition y devient privation (on se prive d'une chose en acquérant une autre). La rareté nait du rapport entre les moyens et les fins. Partant de ces principes et s’interrogeant sur le peu de temps consacré à la recherche de biens de subsistance par les chasseurs cueilleurs, il remet en question le modèle des sociétés dites primitives qui étaient précédemment perçues comme des sociétés dont l’activité était entièrement dédiée à la survie et à la recherche de subsistance. Les chasseurs-cueilleurs ne sont pas, au contraire, une société de subsistance, mais une société d’abondance. Ils pourraient en effet mettre en oeuvre des moyens plus importants pour accumuler des richesses mais ne le font pas, d’une part parce qu’accumuler des richesses est une entrave à leur mode de vie itinérant, mais aussi parce que cette accumulation n’est pas socialement valorisée. Ils se contentent de leurs biens parce que que le succès de la recherche de nourriture dépend de la mobilité du groupe et que cette mobilité ne peut supporter de lourdes charges. La limitation des biens devient ainsi valorisée, considérée comme un fait culturel positif. Il applique un raisonnement similaire pour analyser les économies domestiques où les producteurs et les consommateurs sont les mêmes personnes. L’abondance dans un mode de production domestique se traduit par le fait qu’on ne mette pas tout en oeuvre pour subvenir aux besoins de l’unité domestique. Les économies dites primitives fonctionnent en-deçà de leurs possibilités, alors que les besoins matériels sont satisfaits. Il y a sous exploitation des ressources naturelles, sous exploitation de la main- d’oeuvre et existence d’unités domestiques en situation d’échec. Dans un système de production domestique de consommation, l'intensité du travail varie en raison inverse de la capacité de travail relative de l'unité de production. L'intensité productive est inversement proportionnelle à la capacité productive. C’est la règle de Chayanov. La norme de subsistance n'est donc pas définie en fonction de l'activité du groupe domestique le plus capable mais à un niveau accessible pour la majorité. Donc il n'y a pas d'incitation au surplus, aussi la situation des plus pauvres est d’autant plus compliquée car on

n'augmentera pas le travail des plus riches pour leur venir en aide. L'économie dans le mode de production domestique est fragmentée en existences bornées, organisées pour pouvoir fonctionner indépendamment les unes des autres, appliquant le principe du quant à soi économique à l’unité domestique. ll est discontinu dans le temps et dans l'espace, d'où une sous utilisation de la main-d’oeuvre et une sous-exploitation des ressources. D’autre part l’analyse de ces formes de sous-production doivent également être interprétées en fonction des conditions économiques générales. L'économie ne peut se saisir hors des autres institutions avec lesquels elles coexistent.

Peut-on appliquer ces raisonnements aux productions des jardins collectifs? Est-ce que la production de ces jardins relève également de la sous exploitation des ressources naturelles et de la main-d’oeuvre? Et dans ce cas est-ce uniquement parce que des besoins matériels sont satisfaits, envisagés seulement comme des besoins alimentaires. Ce qui revient à réduire les besoins à une quantité et une qualité de nourriture. Les travaux concernant les jardins collectifs urbains montrent qu’ils ne permettent pas une auto- suffisance alimentaire, ou en tous cas pas de manière générale dans nos sociétés. Est-ce uniquement à cause de contraintes structurelles, comme celles liées à la taille des parcelles. ou alors est-ce que le mode de production de ces jardins s’inscrit dans une logique autre que celle de la rareté? Ou produit-on pour une autre raison : pour un loisir, pour l'exploitation d'un savoir-faire, pour obtenir des denrées rares? Est-ce que le terme rare peut s'appliquer à des légumes produits de façon biologique, donc ici une question de qualité, de mode de production en l’occurence une auto-production, supposant un savoir- faire ? Ou cela correspond-il à des légumes que l'on trouve plus rarement sur le marché comme des panais, des fèves, des petits pois frais, et à des prix relativement élevés par rapport à d'autres légumes? Cette fois alors la rareté serait liée à la diversité.

Si les productions du jardin permettent de faire des économies, elles ont surtout l’avantage de diversifier la consommation181; ce qui participe à rendre difficile l’appréciation des retombées économiques du jardinage car, bien souvent, il y a cadrage de la consommation à la production. La consommation est elle-même enrichie : on se nourrit de plus de légumes et de plus de sortes de légumes différents. Les jardins ne permettent pas uniquement d’apporter un support économique mais également d’améliorer la qualité et la diversité de l’alimentation. Le jardin permet donc de consommer autrement, d'échapper à la nourriture des plus pauvres : c’est à dire de pouvoir faire des choix et ainsi échapper aux critères imposés.

« Le plaisir de manger ce qu’on a fait soi-même c’est génial. Ça récompense de ses efforts ».

CEREZUELLE Daniel, 2003, op. cit.

5-3-1 Qualité et diversité

Beaucoup de jardiniers font référence au goût retrouvé des légumes de l’enfance, dans les jardins, ce sont les tomates ou les haricots qui font figure de madeleine de Proust.

Les légumes du jardin sont considérés comme ayant meilleur goût par rapport aux légumes achetés dans le commerce. On peut éventuellement retrouver ce goût en achetant les légumes du marché ou ceux des producteurs des AMAP, et ceci est particulièrement vrai pour cette région où il existe de nombreux producteurs maraîchers.

« Je n’ai pas changé mon alimentation car même avant, j’allais beaucoup au marché et nous sommes adhérents à l’AMAP. Et puis j’avais aussi les légumes de mes parents avant. J’essaie d’adapter ma production aux paniers de l’AMAP. Par exemple je sais que nous allons avoir beaucoup de concombres alors je n’en fais pas, mais je vais essayer de faire plus de fruits comme le cassis, les groseilles, les physalis. »

Par ailleurs, le fait de cultiver son jardin est un facteur d’augmentation de la consommation de légumes et d’augmentation des espèces et des variétés consommées.

« Je cultive ma parcelle en même temps que j’ai une adhésion à l’AMAP. On mange plus de légumes depuis que j’ai mon jardin. Je retrouve la même alimentation que quand j’étais enfant. L’alimentation de mon enfance était plus légumière que carnée, contrairement à ma femme qui avait une alimentation plus carnée car elle était citadine ».

Ces cultures permettent également de donner accès à des légumes qu’on achète très peu dans le commerce, notamment en raison de leur prix ou tout simplement qu’on ne les trouve pas car ils sont rares. Les crosnes par exemple qu’un des couples de jardiniers cultive au Bignon et qu’il distribue largement car ce sont des plants qui se ressèment seuls. Autre exemple, les haricots verts sont des légumes relativement chers à l’état frais, or ils se cultivent facilement et cela permet d’en manger plus que si l’on en avait achetés. L’augmentation du nombre d’espèces et de variétés consommées est liée au plaisir que ces jardiniers ont à tenter de nouvelles expériences.

L’expérimentation permet de cultiver des choses nouvelles ou des choses qu’on a gouté dans d’autres pays. Ainsi une des jardinières née en Afrique du Nord est ravie de cultiver des fèves qu’elles ne trouvait que rarement dans les commerces en France, alors qu’elles sont très utilisées dans la cuisine marocaine. Il s’agit aussi ici de retrouver le goût de l’enfance. Jardiner permet de découvrir des espèces qu’on ne connaissait pas avant et donc d’enrichir son panel de consommation de légumes.

« Avoir un jardin a changé nos habitudes alimentaires car avant, par exemple, je ne mangeais pas de butternut. J’ai fait pousser aussi de la moschata182, c’est une courge que j’ai trouvée au marché et dont j’ai récupéré les graines. J’ai acheté des graines de carottes rouges ».

S’il est difficile d’apprécier la part de consommation en légumes des paniers des jardiniers, ce qu’on observe est que celui qui cultive son jardin a de ce fait une alimentation plus riche en légumes et plus variée, donc plus riche d’un point de vue nutritionnel. Et les échanges de savoirs, de plants et de semences dans ces jardins collectifs ne font qu’enrichir cette diversité. Les répercussions de cette horticulture ne se cantonnent pas au jardin. et aux quantités et à la qualité des légumes produits.

• La récolte et l'organisation du repas

« Je jardine parce que je cuisine, je cuisine parce que je suis gourmand. Quand je mets une nouvelle plante c’est pour faire de nouveaux plats. »

Avoir des légumes dans son jardin incite à un autre changement concernant l’alimentation, conséquence du fait qu’on adapte sa consommation à sa production. On décide de ce que l’on mange en fonction de ce que l’on récolte. Ainsi on consomme des légumes de saison, mais on réfléchit aussi de manière différente au choix des menus. On prend appui sur ce que l’on ramène dans son panier pour les établir. Un jardinier raconte lors de rencontres informelles qu’avec ce qu’il a récolté le matin même, il va se faire une petite poêlée de pommes de terre avec une salade de roquette. L’élaboration du repas se fait en cueillant les légumes. Ce qui incite aussi à une certaine inventivité. Ainsi Monique qui avait plein de roquette a t’elle essayé de mettre de la roquette dans sa soupe du soir et a trouvé que cette soupe était bonne. On ajoute dans ses plats des détails qui permettent de l’améliorer.

« Ce sont aussi des petites choses qui ont changé dans notre alimentation comme ajouter des fleurs de bourrache dans la salade. C’est bon et en plus ça fait chic ».

Cela incite également à manger des légumes frais et à moins se tourner vers des légumes déjà conditionnés, ou vers d’autres produits de meilleure qualité.

« Je fais attention à ce que je mange. Je ne mange pas de plats préparés, pas de plats trop salés. Je mange des produits dont je connais l’origine. Les poulets que j’achète sont de vrais poulets, je les ramène aussi de la campagne. »

sorte de courge musquée

Une jardinière originaire de la région parisienne raconte que c’est en jardinant dans ces jardins collectifs qu’elle a pour la première fois mangé des haricots verts frais et cuit des betteraves crues.

« Le panier que je ramène a changé complètement mon alimentation. Je ne veux plus acheter en magasin. Ce que je rapporte, je le mange avec plaisir. Je mangeais beaucoup de viande. Avant j’étais carnivore, mais maintenant ça m’attire moins. Ça donne plein d’idées : avec une salade, des pommes de terre, des haricots verts et des tomates du jardin, je me suis régalée. Je mange de plus en plus simplement et de moins en moins de plats cuisinés ou en conserve. On n’achète plus au même endroit, je n’achète plus de légumes en magasin. J’ai découvert les betteraves crues, avant je n’avais jamais vu de betteraves autrement que sous plastique. C’est la première fois la semaine dernière que j’ai cuit des betteraves. Et j’ai mangé pour la première fois des vrais haricots verts ».

Cette jardinière rapporte également que depuis qu’elle a les paniers de légumes de Dinan, elle a changé ses façons de préparer à manger. Elle est devenue, selon elle, une spécialiste des gratins de légumes. Elle les prépare en faisant préalablement cuire ses légumes à la vapeur. Ensuite, elle les dispose dans un plat à gratin avec du fromage par dessus et passe le plat au four. Les légumes récoltés amènent à une autre créativité de la cuisine, une créativité basée sur les légumes de saison et sur la qualité et la diversité de ces légumes.

• Pratiques de conservation

Certains jardiniers mettent en oeuvre des pratiques de conservation. Ce sont principalement la congélation et les confitures. Très peu font des conserves. Mais ces pratiques ne représentent pas un volume important, elles sont plutôt occasionnelles. La plupart du temps, en raison du faible volume des productions, en dehors des pommes de terre, des oignons et des échalotes, tous les autres légumes sont consommés aussitôt. Ce qui est congelé est plutôt anecdotique.

« L’idée avec ce jardin était de produire les produits qu’on voulait, même si on pouvait en trouver en AMAP. Ce qui a changé dans nos pratiques alimentaires, c’est qu’on a congelé par exemple des petits pois car on en avait trop. Et je me suis mise à faire des confitures car on a eu plein de rhubarbe. Avant je n’en faisais pas et du coup j’ai même été chercher des fraises à Saint-Méloir pour en faire des confitures aussi. On a congelé aussi des haricots, des cassis et des poireaux ».

L’incitation à faire des confitures pousse donc le jardinier à acheter des fruits en dehors du jardin.

• Valorisation du faire soi-même par le repas

Nombre de jardiniers le disent : manger ce que l’on a soi-même produit est une source de grande valorisation. Et cette valorisation peut se manifester lorsque l’on cuisine des choses à partir de ses propres produits. Une jardinière dit qu’elle aime particulièrement préparer des plats aux amis qu’elle invite, à partir des légumes de son jardin.

« Comme je n’ai pas assez de production je donne peu. Mais j’aime utiliser mes produits pour recevoir chez moi ».

On retrouve cette notion lors des pique-niques organisés dans ces jardins collectifs où le principe est que chacun amène un plat qu’il partage avec les autres. Les pique-niques existent dans tous les jardins observés. Il y en a un une fois par an au jardin familial du Bignon, un tous les mois dans le jardin partagé de Dinan. Au jardin de Rothéneuf la fréquence n’est pas prévue à l’avance, on s’appelle les uns les autres quand on décide d’en faire un, on prévoit un peu plus pour les autres. Au jardin de la gare les pique-niques sont plus sporadiques, organisés à l’initiative des uns ou des autres. Au cours de ces repas pris en commun, les plats préparés sont partagés entre tous. Ils le sont de préférence avec les légumes du jardin.

5-3-2 Approvisionnement et environnement: une autre forme d’abondance?

De la quantité on passe donc à la qualité et à la diversité, la diversité étant elle-même un critère de qualité. Beaucoup d’études anglo-saxonnes concernant les jardins collectifs urbains se focalisent sur la question de la sécurité alimentaire. Par cette locution, on entend « la non-satisfaction des besoins alimentaires essentiels, mais cette notion renferme aussi des questions de la qualité des aliments, des question d’ordre social, psychologique dans le cadre d’un processus géré par les individus »183. Il faut entendre donc l’alliance du soucis de la quantité, associé à celui de l’approvisionnement qui se combine à celui de la qualité de l’alimentation. Il y est envisagé sous l’angle des politiques urbaines en lien avec des question environnementales. Cette notion, on le voit dès à présent, dépasse le clivage souvent envisagé par l’anthropologie entre production circulation et consommation.

La qualité des légumes est liée aussi au fait qu’ils soient cultivés sans intrants chimiques. Ainsi le jardinier est sûr de l’absence de nocivité de sa production. Mais elle tient également à leur fraîcheur, car il y a une différence entre acheter des légumes au

DUCHEMIN Éric, WEGMULLER Fabien, LEGAULT Anne-Marie, 2010, op. cit.

rayon « frais » d’un supermarché et consommer ce que l’on a cueilli quelques heures auparavant :

« Avoir ce jardin potager a changé notre perception du frais : le frais c’est ce que l’on ramasse et qu’on mange une heure après .»

S’approvisionner avec des produits locaux en est un gage. Entre alimentation et circulation, les difficultés d’approvisionnement sont amenées à occuper justement une place dans les réflexions concernant la sécurité alimentaire. Aux États-Unis, les jardins collectifs et leur adéquation aux food politics184 occupent une partie importante des recherches en sciences sociales dans ces domaines de réflexion.

Les food politics

Il s’agit des idéologies et des principes éthiques qui gouvernent les choix alimentaires du consommateur. L’apport de l’anthropologie est de permettre de faire le lien entre l’alimentation, les politiques et l’environnement. Il existe deux types de conception sur l’alimentation qui s’opposent : le fast food et l’alimentation locale et écologique. Penser que les intérêts économiques seraient l’apanage des plus pauvres alors que les intérêts environnementaux seraient ceux des plus riches ne se vérifie pas sur le terrain, l’intérêt économique n’est pas dissociable de l’intérêt environnemental. La question alimentaire est donc reliée à celle de l’environnement. L’idéologie classique économique des ces jardins collectifs n’est donc plus isolée face à d’autres préoccupations d’ordre environnemental ou relevant du lien social. La question de l’offre d’approvisionnement alimentaire dans les mégalopoles fait partie des principaux questionnements, notamment aux Etat-Unis : les quartiers des villes les plus pauvres ne sont plus pourvus de magasins