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1-3 La formalisation de la vie en collectivité : un outil indispensable?

Les moments formalisés sont donc variables d’un jardin à l’autre. Ils permettent à la collectivité de faire passer ses injonctions à ses membres. Dans deux de ces jardins, celui de Rothéneuf et celui de la gare, il existe justement une réelle volonté d’échapper à la formalisation et surtout aux injonctions de la collectivité sur les individus.

L’assemblée générale du Bignon est le moment critique de la vie de cette association où les injonctions sont mises en scène. Les membres du bureau sont installés derrière une grande table qui les séparent des jardiniers dans la salle. C’est le seul moment où le bureau se sépare de l’Assemblé des jardiniers. Les items du règlement intérieur sont rappelés, au fur et à mesure du déroulement des différents rapports. Les injonctions sont diverses. Elles concernent l’entretien, le respect de l’environnement mais aussi le respect des règles de la vie en société. Il faut que les jardins soient entretenus et beaux, il faut cultiver la totalité de la parcelle, il ne faut pas planter d’arbres, il faut si possible mettre des fleurs, il ne faut pas construire de cabanes, il ne faut laisser trainer ses outils, son couteau, il ne faut pas utiliser d’engrais, de pesticides, ni de désherbants… Une phrase les résume en bas du règlement intérieur, elle se détache de l’ensemble du document car elle est inscrite en vert : « convivialité et courtoisie, solidarité et entraide respect des autres et de l’environnement ». On peut donc distinguer trois types d’injonctions, elles peuvent être

! Jardinot est une association de jardiniers regroupant un grand nombre de jardins collectifs, qui se situent

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sur des terrains de la SNCF. Créé en 1942, Le Jardin du Cheminot d'abord réservé aux employés de la SNCF, s'est ouvert en 2005 à toute personne souhaitant participer.

d’ordre écologique, relationnel ou esthétique. Elles forment une sorte de morale du jardinier, où l’on voit que la nature y joue un rôle, puisqu’il est question de la préserver, mais aussi la présentation de soi et la notion de collectif. Si ces règles ne sont pas respectées, le bureau peut décider de l’éviction du jardinier. Il y a donc indéniablement un caractère coercitif de l’association sur les jardiniers. C’est un moment intense de la vie en collectivité pour cette raison aussi, ce qui s’ajoute à celle des retrouvailles de ces jardiniers dans une période hivernale où ils se voient peu, ce qui peut réactiver des conflits existants.

Au Jardin convivial de Dinan, le caractère coercitif des injonctions est dilué tout au long des demi-journées de travail dans le jardin. En donnant les instructions et au cours des discussions informelles, elles reviennent et accompagnent les consignes de jardinage. Certaines injonctions sont plus fortes, comme celle d’arriver à l’heure, puisqu’il n’est pas juste de bénéficier du partage de la récolte si on n’a que très peu travaillé ce jour là. On le dit cependant à celui que cela concerne de façon plutôt informelle, en aparté si besoin. En général, les règles sont incluses dans des consignes techniques, la morale adhère aux actes. C’est le cas de l’injonction de partage qui occupe une grande partie des préoccupations de ceux qui font fonctionner ce jardin : tout le monde sans exception doit emporter son panier, et ceux qui organisent ne peuvent le refuser, ainsi il existe un pied d’égalité entre tous. C’est le cas aussi des règles en rapport avec le respect des sols dans une optique écologique qui accompagnent les instructions de travail.

Est ce que ces moments formalisés modèlent différemment les jardins, selon qu’ils existent ou non? Les moments de déambulation et de contemplation sont toujours là. Ces moments fondent les liens et l’habitus mais échappent au caractère injonctif voir coercitif de ceux qui sont formalisés, bien que l’habitus ne soit pas par définition exempt de tout caractère coercitif. En tous cas, dans deux de ces jardins, il existe une volonté affichée de ne pas se plier à des injonctions collectives. C’est un endroit justement qui est considéré comme un lieu où l’on est susceptible de pouvoir échapper aux injonctions en général, et il représente donc un espace à préserver pour protéger une forme de liberté.

Dans le Jardin de Rothéneuf, la collectivité existait avant le jardin, puisque les relations entre les jardiniers préexistaient à sa création, on ne peut donc pas s’appuyer sur cet exemple pour étayer la réflexion. Les relations qui s’y développent le sont sur la base d’amitié ancienne.

« C’est Gabriel mon collaborateur de jardin. On se rend des services. c’est un ami de longue date, j’étais amie avec sa femme. »

On revendique dans ce lieu une autonomie par rapport aux autres, une liberté d’agir selon ses propres désirs.

« Chacun fait à sa façon. Je ne voudrais pas qu’on me donne des directives, je n’aime pas qu’on me donne des leçons. Je n’aimerais pas subir les contraintes d’un jardin comme le Bignon. A l’époque de la création du Bignon je craignais la personnalité de celle qui l’a créé. Ici on se sent plus libres. »

Cela ne veut pourtant pas dire que tout élément coercitif est absent. On juge par exemple assez mal le fait qu’Alice ait une année, utilisé du plastique en hiver pour recouvrir son jardin afin d’éviter la prolifération des mauvaises herbes, ce qui est contraire aux habitudes écologiques théoriquement partagées par tous les membres de ce jardin.

Au Jardin de la gare, où les personnes ne se connaissaient pas auparavant, jardin ayant plusieurs dizaines d’années, ce sont les déambulations, les balades au jardin qui constituent le seul ciment de la vie en collectivité, puisqu’aucune organisation collective n’est formalisée. Les relations s’établissent quand même d’un jardin à l’autre, d’entraide, d’échanges de plants et de savoirs.

« Il n’y en pas un que je n’ai pas aidé ici. J’ai fait la cabane à Gwen, j’ai aidé le Canaque. Je connais les gens vers ici, vers ce coin du jardin, mais pas de l’autre côté. »

Elles reposent sur de la proximité géographique. Ainsi il existe de l’entraide et des échanges mais ils ne concernent que les voisins de jardin ou ceux devant lesquels on passe. Les liens se tissent en au gré d’une organisation géographique, ils sont inscrits sur le sol en fonction de la topographie de la distribution des parcelles. L’ordre social du jardin est donc lié à la balade dans les jardins et est soumis à la topographie.

La formalisation des moments collectifs permet de dépasser le caractère topographique de l’établissement des relation sociales. Elle ajoute donc quelque chose à une organisation non formalisée en termes de relations sociales. Cette formalisation crée une certaine coercition de la collectivité sur les jardiniers. Mais ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’organisation formelle que la coercition est absente. Le groupe d’amis des jardins de Rothéneuf en exerce une sur ses membres, même s’ils s’en défendent. Ces contraintes sont liées à la notion d’habitus de Bourdieu205. Le jardinier avec la collectivité à laquelle il appartient acquiert des capacités à produire des pratiques conformes à cette société, car il acquiert également la capacité de juger ses pratiques et de les classer en fonction de la conformité à celles de l’ensemble des pratiques de cette société.

Cela n’empêche pas que le jardin, même collectif puisse être considéré comme un lieu, un espace à part qui justement permet d’échapper à la coercition de la société. C’est

BOURDIEU Pierre, 1979, op.cit., p190

ce que l’on retrouve dans l’histoire des Comunity Gardens de New York vus comme des espaces de revendication de libertés206.

Les temps de la collectivité, qu’ils soient formalisés ou non, forment donc le cadre des relations qui s’y établissent. Dans les parties suivantes, je vais me pencher sur la manière dont les relations entre les jardiniers s’établissent afin de comprendre ce qui les lie et de quelle façon. Ces relations ont des particularités qui sont en rapport avec ce que cette activité implique. Les échanges de savoirs et de légumes y occupent une place prépondérante bien sûr. Il existe aussi bien évidement des conflits, comme dans toutes les communautés, et la façon dont on les règle permet d’apprendre sur ce que ces espaces représentent, pour ceux qui les pratiquent. De façon plus surprenante, la mémoire occupe une place à part dans ces jardins, mémoire individuelle ou collective, elle forme le ciment de ces groupes.

BAUDRY Sandrine, 2011, « Les community gardens de New York City : de la désobéissance civile au

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développement durable », in Revue française d’études américaines, 2011/3 (n° 129), p. 73-86. DOI : 10.3917/rfea.129.0073; URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2011-3- page-73.htm

Chapitre 2 : Les échanges de savoirs