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Il pousse plus de choses dans un jardin que n’en sème le jardinier

Proverbe espagnol

3-3-1 La mauvaise herbe pour le jardinier

Les termes utilisés pour nommer les espèces spontanées parlent d’eux-mêmes : ce sont des mauvaises herbes et ce que l’on risque en les laissant se developper est d’être

envahis. La mauvaise herbe colonise donc les jardins. L’herbe est d’ailleurs par définition,

pour celui qui cultive un potager, la plante qui est peu valorisée, considérée comme commune, envahissante et inutile, donc sans aucune valeur pour celui qui cultive son potager. Par mauvaise on entend celles qui apparaissent sans que l’on ne les ai semées ou

Annexe 9: Dessins de parcelles, Jardin du Bignon

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plantées, même si certains, mais cela reste rare, laisseront certaines espèces spontanées pousser, les considérant comme bienvenues, elles ne sont alors plus considérées comme mauvaises. Ces plantes qui passent du statut de la mauvaise à la bonne herbe sont peu nombreuses. Elles sont probablement au nombre de trois ou quatre, et l’attitude des jardiniers à leur égard est variable. La plupart vont les enlever, mais certains vont les laisser se developper. Si elles bénéficient de ce changement de statut, c’est d’une part parce qu’il s’agit de fleurs ou qu’elles sont comestibles, ou les deux, comme les fleurs de bourrache que l’on peut consommer dans des salades. Elles sont donc tolérées ou bienvenues car elles se voient attribuer une fonctionnalité qui correspond aux fonctionnalités habituelles des plantes du jardin : nourrir, embellir, ou éventuellement soigner. Mais elles peuvent être considérées comme bienvenues dans un souci autre, au delà de la fonctionnalité habituelle justement, celui de la diversité. La bourrache attire les insectes qui sont considérés comme bienfaisants aux jardins. Ainsi les laisser se developper peut devenir un acte quasi-militant en faveur de la biodiversité.

3-3-2 Pratiques de la mauvaise herbe

« La mauvaise herbe c’est l’herbe envahissante. Pour lutter contre, il faut passer la binette régulièrement pour ne jamais se laisser envahir. Nous, on met beaucoup de paillis de lin ou de chanvre, ce qui permet aussi de lutter contre les limaces ».

Les herbes spontanées restent donc les grandes ennemies des jardiniers. L’activité de désherbage, qui revient à enlever ce que l’on n’a pas souhaité voir pousser est incessante au jardin, même si elle varie un peu en fonction des saisons. Elle se majore au printemps et diminue en automne, mais ne s’arrête jamais.

« Qu’est ce que ça pousse en ce moment! Surtout les mauvaises herbes! »

Lutter contre elles prend beaucoup de temps. On le fait d’une main, un outil dans l’autre permet de défaire la motte de terre où est enfoui le plant pour l’extraire sans le rompre et ainsi éviter de laisser des racines qui seraient susceptibles de repousser. Tout dépend de l’état de son degré d’humidité, mais aussi de l’importance de la surface à désherber, de la proximité ou non de plants de légumes à préserver. D’autres stratégies sont adoptées pour éviter leur apparition et diminuer le travail qu’il faut fournir pour lutter contre, comme le paillage (avec des tontes d’herbes, du paillis de lin, de la paille), ou le semis d’engrais vert en hiver, ou encore le recouvrement des allées par des copeaux de bois ou des débris d’ardoises. Certains essaient de s’en protéger en érigeant des barrières entre les espaces de leur jardin et les espaces non cultivés alentours. Ainsi une jardinière a érigé une barrière en osier, un plessis au pied duquel elle a inséré des ardoises en profondeur,

espérant par ces moyens empêcher l’invasion. Elle peut faire obstacle au développement du tout jeune plant, ce qui n’est plus vrai lorsqu’il est plus grand. Elle est parfois difficile à distinguer des jeunes pousses. Il peut alors être plus sage d’attendre que les plantations se développent avant de désherber pour pouvoir mieux les distinguer des indésirables.

Les laisser se developper comporte plusieurs inconvénients. Le premier est que ces herbes envahissent les espaces de cultures qui sont souvent considérés comme trop restreints par les jardiniers. D’autre part, si on les laisse pousser, les enlever devient plus difficile : les racines sont plus profondes et il faut que la terre ne soit pas trop sèche pour pouvoir les enlever sans les arracher ni en laisser une partie dans le sol. Il faut alors utiliser un outil comme la fourche bêche pour soulever la terre afin de les dégager de la motte dans laquelle elles sont enchâssées. Si elles restent dans le sol, la plante risque de repousser. Les laisser se developper demande donc un surcroît de travail important. Quand elles en sont au stade initial de leur développement, elles sont faciles à enlever à la main ou avec l’aide d’une binette. Par ailleurs, quand les mauvaises herbes se sont développées, il y a d’autant plus de déchets à traiter pour le jardinier après les avoir arrachées. Cela peut aboutir à l’obligation de les emmener à la déchetterie, leur volume trop important les empêchant de les composter sur les parcelles. Si en plus elle sont en graines, elles sont susceptibles de se ressemer seules et de proliférer d’autant plus.

L’attitude des jardiniers varie cependant quelque peu d’une parcelle à l’autre. Il existe des jardins où l’on n’en trouve aucune et d’autres où la végétation se développe plus librement, au risque parfois d’envahir les espaces de cultures. Si certains jardins sont parfaitement désherbés, d’autres le sont moins, plus ou moins volontairement de la part du jardinier. Cela peut être par manque de temps pour entretenir le jardin, mais aussi par choix délibéré de se laisser envahir, par souci esthétique ou conviction écologique. Mais bien souvent, le jardinier dont le jardin est un peu envahi s’excuse auprès des autres :

« Chez moi, c’est un peu le bazar, c’est pas nickel ».

3-3-3 Perception de la mauvaise herbe

Au travers de l’image de la mauvaise herbe, il est question des notions de propre et de sale. Le jardin propre est un jardin où il n’y a pas de mauvaise herbe. Le jardin sale est celui où leur prolifération n’est pas maîtrisée. Ces notions sont essentielles dans ces jardins et orientent la façon dont on les cultive et dont on les organise. Elles correspondent à la définition donnée par Mary Douglas pour qui ce qui est sale est ce qui est considéré comme n’étant pas à sa place, la saleté est essentiellement désordre130. La mauvaise herbe rend le jardin sale car elle prolifère dans un endroit où elle n’est pas à sa place, où elle

DOUGLAS Mary, 2001 (1967), De la souillure, Paris, Editions La Découverte, 207p, p 24

n’est pas désirée. Ainsi elle perturbe l’ordre du jardin. L’ordre et le propre sont des notions qui vont de pair pour les jardiniers, un jardin propre est un jardin en ordre. Si des clivages sociaux peuvent apparaitre à propos de notions esthétiques, les normes de certains n’étant pas celles des autres131, comme on peut le voir dans certains jardins à propos de l’aspect hétéroclite des bricolages par exemple, il n’en va pas de même pour les mauvaises herbes dont la perception fait l’unanimité.

Ces façons de penser ne concernent pas que les individus jardiniers mais toute la collectivité. Ainsi le jardin collectif doit être propre et en ordre afin d’attirer la bienveillance des gens de l’extérieur et notamment celle des collectivités locales. Il y est question de la valorisation du jardinier et de la communauté des jardiniers aux yeux des collectivités locales, valorisation qui passe par leur savoir faire mais aussi par leur aptitude à travailler. Ainsi les façons de considérer la mauvaise herbe relèvent pas uniquement de questions techniques. Elles sont considérées par la société d’une certaine façon. Marie Jo Menozzi132, dans une enquête au sein de la ville de Rennes dans le but d’envisager des nouvelles techniques de désherbage afin éviter l’utilisation de produits désherbants comme le glyphosate, responsable de pollution des eaux, travaille sur la perception de ces mauvaises herbes. L’objet « mauvaises herbes » s’élabore dans les interactions entre des modalités techniques d’entretien, des représentations des plantes et des espaces, mais aussi avec les relations sociales de ceux qui sont responsables de l’entretien des jardins ou des espaces verts avec les autres. Les agents d’entretien des espaces verts de la ville percevaient les mauvaises herbes comme le signe d’un travail mal fait. Les habitants les perçoivent comme le signe d’un désengagement des politiques dans leur quartier. L’auteur en déduit que ces mauvaises herbes sont en rapport avec la perception de la ville en opposition avec celle des campagnes. Le dispositif écologique sert ainsi à définir tout autant que la cité ce qui fait qu’un espace est une ville. La ville est liée à l’agencement des population humaines mais aussi à l’agencement d’éléments non humains dont la végétation fait partie. La végétation concourt à architecturer la ville et à la dessiner. Et pour cela elle doit se plier à certains critères : la discipline et la régularité adaptées à un modèle horticole doivent être de mise, selon des normes d’ordre et de propreté. Ce modèle de nature domestiquée est ancré tant dans le public que chez les aménageurs urbains. Mais la mauvaise herbe est perçue de la même façon en dehors de la ville, elle est considérée de manière unanime comme une envahisseuse, un fléau contre lequel on passe sont temps à se battre dans les potagers ou dans les champs, tout comme dans les jardins. Et ce n’est pas lié à un phénomène culturel, ce n’est pas lié à un certain modèle horticole qui serait l’apanage

DUBOST Francoise, 1999, op. cité

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MENOZZI Marie-Jo, 2007, « « Mauvaises herbes », qualité de l'eau et entretien des espaces », in Natures

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Sciences Sociétés, 2007/2 (Vol. 15), p. 144-153. URL : https://www.cairn.info/revue-natures-sciences- societes-2007-2-page-144.htm

de nos sociétés, comme celui des jardins à la française par exemple. Partout la mauvaise herbe est liée à une certaine valorisation du jardinier. On retrouve d’ailleurs ce rapport du jardinier à la mauvaise herbe tant chez les Trobriandais133 que chez les Achuars. Chez les Trobriandais, l’invasion d’un jardin par les mauvaises herbes peut même être attribuée à de la magie noire. Philippe Descola134 décrit dans La nature domestique combien l'envahissement des potagers par les adventices peut posséder un caractère infamant. L’orgueil de la cellule domestique est lié à l’entretien du jardin par la femme qui en est responsable. Il existe un lien entre la bonne tenue des jardins et le prestige de l’unité domestique. Il semble que tout modèle horticole quel qu’il soit comprenne ces notions de propre et de sale qui sont en rapport avec la présence d’adventices et avec l’ordre du jardin. Le désherbage est le gage de l’embellissement de ces jardins collectifs, et donc participe à la valorisation des jardiniers. Il s’agit d’une valorisation liée à ses savoirs et à sa capacité à travailler. Ce travail de désherbage est donc le gage de l’honneur de ces jardiniers.

La lutte contre les mauvaises herbes, outre son intérêt technique horticole implique donc la valorisation du jardinier au travers de l’aspect de son jardin, mais aussi sa valorisation au travers de la maîtrise des éléments de la nature. Si cette nature n’est pas maîtrisée, elle devient, au sein de ces espaces domestiqués, quelque chose susceptible de salir le jardin, de bousculer son ordre, et ainsi de remettre en cause les qualités du jardinier.

Cependant certains jardiniers, peu nombreux, remettent en cause ce modèle horticole ultra-maitrisé en raison du fait que ces pratiques de désherbage sont susceptibles de nuire à la diversité.

« La mauvaise herbe : on n’y croit pas, c’est une herbe dont on n’a pas trouvé la fonction »

« Les mauvaises herbes ne sont pas mauvaises. Ce sont des herbes qu’on ne connait pas assez bien. Je crois que dans la nature, il y a toutes les plantes pour soigner toutes les maladies humaines. Les plantes ne s’installent pas au hasard chez toi, c’est parce que tu en as besoin. J’essaye d’identifier ce qui arrive chez moi. J’ai plein de mélisse. J’en aurais besoin, c’est pour calmer »

Mais il y a un hiatus entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. N’ayant une année que peu de temps à consacrer à son jardin, parce qu’elle devait s’occuper de sa mère malade, cette jardinière a choisi de mettre des bâches en plastique sur son jardin en hiver afin de supprimer les mauvaises herbes, elles sont en effet étouffées par le plastique. Penser que les adventices puissent avoir une fonction n’empêche pas de lutter âprement contre leur

MALINOWSKI Bronislaw, 1974 (1935), op. cit., p 76

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! DESCOLA Philippe, 2004, op. cit., p 188

caractère envahissant et cela s’applique à tout le monde. Même si certains s’excusent presque d’avoir un jardin « trop propre ». Pour cela, ils invoquent une aptitude à la maniaquerie :

« Je désherbe beaucoup. Je suis un peu maniaque, sûrement trop ».

« J’ai un côté trop carré » dit ce jardinier dont le jardin est parfaitement désherbé.

3-3-4 Le propre et le sale

Les notions de propre et de sale ne sont pas liées uniquement aux mauvaises herbes dans les jardins, même s’il s’agit d’un des éléments qui concourt le plus à y définir la propreté. Pour les jardiniers, d’autres facteurs participent à rendre un jardin propre ou sale. Ils sont plus ou moins visibles d’ailleurs, car il peut s’agir de souiller les jardins par des produits polluants.

• Le traitement des déchets verts du jardin : le compostage

Ce qui est considéré comme de nature, donc à sa place au sein du jardin est considéré comme propre. Ainsi la terre, qui en d’autres lieux peut être considérée comme sale est propre au jardin. La végétation que l’on retire des jardins pour les maintenir propres n’est pas sale en soit mais elle peut le devenir si elle perturbe l’ordre. Il en est ainsi lorsqu’on laisse les mauvaises herbes se déveloper ou se décomposer dans les allées, ce qui est parfois suggéré en jardinage biologique. Cette pratique n’est pas esthétiquement bien considérée. Les déchets verts y jaunissent, la prolifération des herbes autour contribuent à rendre un aspect peu ordonné aux allées et donc à l’ensemble du jardin. Mais par contre, les déchets verts qui se décomposent au sein des composts et qui seront par la suite utilisés comme engrais sont considérés comme propres. La décomposition maîtrisée de ces déchets leur redonne un statut de propreté. Le compostage est une solution de recyclage des déchets qui permet d’obtenir un engrais efficace. Les jardiniers en louent les vertus de façon unanime. Cependant le compost doit être maitrisé et réussi, sinon il risque de devenir sale également. Au jardin du Bignon, deux grands composts communs de 3 mètres sur1,5 avaient été construits à l’aide de bois de palettes récupérés par quelques jardiniers volontaires. Il était préconisé de n’y mettre que des déchets verts bien sûr, issus des jardins, mais aussi de fragmenter ceux qui étaient trop ligneux comme les plants de tomates ou trop gros pour pouvoir se décomposer correctement. Au bout de 2 ans, et après de nombreux conflits et de nombreux rappels à l’ordre lors des réunions de l’association, ils ont été condamnés puis détruits. De nombreux déchets autres que des déchets verts comme des pots en plastiques ou des fils de fer y ont été retrouvés, les jardiniers y mettaient des plantes trop grosses et non fragmentées, comme les racines de plants de choux ce qui ne

permettait pas une décomposition correcte. Dans l’impossibilité de récupérer du compost et devant l’aspect de ces composts taxés de « déchetterie », notamment par les jardiniers dont la parcelle était située le long de ces composts communs, la décision a été prise de les fermer. Les jardiniers les avaient cependant vus d’un bon oeil. Ils leur permettaient de traiter leurs déchets verts sans être obligés de consacrer un coin de leur jardin à cette fin, sans non plus être obligés d’en construire un, et cela leur évitait de devoir parfois emmener leur détritus à la déchetterie. Un seul jardinier m’avait fait part de son scepticisme concernant ces composts collectifs : «je n’aime pas mettre mes merdes chez les autres». Le compost qui est censé être propre est susceptible de devenir sale pour deux motifs. Le premier est que l’on y trouve des éléments qui ne sont pas originaires du jardin et qui ne sont pas décomposables, qui ne sont pas issus de la nature, et donc pas à leur place. Leur processus de décomposition qui pourrait les rendre propres n’est pas possible. Le second, c'est la présence de déchets verts de trop gros volume qui ne peuvent donc se décomposer correctement et rend également le compost impropre à être urilisé. Pour être propre, le processus de décomposition ne doit pas être entravé car il permet le retour à la nature du jardin, les déchets redevient invisibles et ne perturbent alors plus l’ordre du jardin.

Avant la construction des composts du jardin du Bignon, certains jardiniers allaient déverser leurs mauvaises herbes dans la friche environnante, en les dissimulant dans la végétation. Dès qu’il s’en est aperçu, le président de l’association a demandé de mettre fin à ces pratiques qui risquaient de transformer les environs en « décharge ». Le déchet vert qui est susceptible de perturber l’ordre d’une végétation même moins maîtrisée située hors des jardins est également sale. Il est ici aussi question d’ordre : le déchet vert même s’il n’est pas polluant, se situe en dehors des lieux où il est censé se trouver (lieux dédiés dans les jardins, déchetterie, ou même dissimulé à la vie de tous dans une poubelle). Il devient donc sale.

Beaucoup de jardiniers fabriquent leur propre compost. Certains creusent simplement un trou dans leur jardin à cette fin. Au Jardin partagé de Dinan, faire un compost reste à l’état d’idée. Ce projet impliquerait également de construire un compost partagé avec les habitants de la rue, le jardin se situant au fond d’une impasse. Ainsi les voisins du jardin pourraient également recycler leurs déchets végétaux, leurs épluchures et pourraient bénéficier de compost. Il serait censé créer du lien avec les habitants du quartier, ce qui pour l’instant n’est pas évident. Jusque maintenant les déchets verts de ce jardin partagé sont étendus au pied d’une haie de conifères qui longe la partie basse du jardin. On ne récupère pas le compost. Dans le Jardin de Rothéneuf, chacun fait un petit compost sur sa propre parcelle, mais il y en a aussi deux en haut et en bas du jardin, construits à l’aide de bois de palette.

Le déchet vert, considéré comme sale s’il perturbe l’ordre du jardin, devient propre après décomposition, et peut être réutilisé au jardin. La façon dont on considère les purins qui sont utilisés comme engrais également suit le même processus.. Les jardiniers les préparent dans des sceaux sur leur parcelle qu’ils ferment avec une planche ou pour