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CHAPITRE V – SOUS-MODÈLES DE L’ÉQUITÉ ET DE L’ÉGALITÉ DANS LA

5.1 Sous-modèle de l’équité dans la différence

5.1.3 Travail des femmes

Dans le sous-modèle de l’équité dans la différence, le pouvoir économique généralement inférieur des femmes n’est pas considéré problématique. Précisons d’emblée que d’une part, tous et toutes adhèrent au principe de « à poste égal, salaire égal »; d’autre part, ils trouvent juste (et naturel) qu’à chaque sexe sa place. Pour ces raisons, les jeunes dont les entrevues se situent dans ce modèle se montrent plutôt indifférents face à la ségrégation sexuelle des domaines d’emploi.

5.1.3.1 La famille et l’argent

La disparité des revenus, voire l’absence de revenu de la mère qui se consacre entièrement au bien- être familial, est perçue comme une situation équitable plutôt qu’un scénario de dépendance économique. Martin, dont la mère est retournée sur le marché du travail lorsqu’il était adolescent, se positionne en ce sens : « Alors je pense qu’ils avaient une relation égalitaire, parce que tu sais, ce n’est pas à cause que tu travailles et l’autre ne travaille pas que tu es en situation de pouvoir automatiquement, parce qu’en bout de ligne, l’argent allait aux deux tu sais. Le compte était dirigé par les deux, il n’y avait pas de "C’est moi qui achète si, c’est moi qui achète ça" et "Tu n’as pas à acheter tant de vêtements, parce que c’est mon argent", c’était "Je te donne ton salaire par semaine et tu fais avec" ».

Lorsque les jeunes femmes parlent de maternité, elles affirment à l’unanimité qu’elles portent une plus grande responsabilité à l’égard de la famille que leurs collègues masculins. Étudiante en médecine, Isabelle, dont le rêve était de devenir chirurgienne, a abandonné ce standard élevé de carrière entre autres pour bien jouer son futur rôle de mère :

Ça j’avoue là, personnellement des fois j’aimerais ça être un gars pour ça, parce qu’avant de rentrer en médecine, moi je voulais vraiment faire de la chirurgie, c’est vraiment ce qui m’intéresse. […] Je ne ferai probablement jamais de chirurgie, parce que j’aimerais ça avoir une vie, j’aimerais ça avoir des enfants, j’aimerais ça faire autre chose de ma vie que de faire 100h/semaine pendant 5 ans à l’hôpital. Et tu sais il y a la qualité de vie aussi que je recherche. Alors oui, ça m’a vraiment fait changer d’idée et des fois je me dis : « ah, si j’étais un gars, ce serait moins compliqué ». J’accepte quand même bien ma condition là, ce n’est pas là, tu sais je n’en rêve pas la nuit en me disant « ah! Pourquoi je suis une fille? », ce n’est vraiment pas ça, mais...

Q : Trouves-tu que c’est égalitaire que ce soient les femmes qui s’occupent encore aujourd’hui principalement des enfants en bas âge?

R : Que ce soit égalitaire ou pas, il faut que ce soit de même, je veux dire il faut que la mère, si elle décide d’allaiter, elle allaite aux deux heures, elle ne peut pas... Alors non

ce n’est pas égalitaire parce que le père et la mère n’ont pas les mêmes tâches à remplir, je veux dire qu’on le veuille ou non, la femme a une plus grande responsabilité. Alors non ce n’est pas égalitaire, mais je ne pense pas qu’il devrait y avoir des changements là-dedans. (Isabelle)

Ce témoignage vient ainsi confirmer l’hypothèse de Mathieu pour expliquer en partie les choix professionnels des femmes : « Il y a certains métiers qui sont plus faciles de prendre des congés pour la maternité aussi. Il y a peut-être une petite fraction qui est totalement juste rationnelle, logique par rapport à ça ».

Les rôles parentaux traditionnels conditionneraient alors l’investissement des femmes dans un projet de carrière. Conformément aux rôles parentaux différenciés, la majorité des jeunes croient qu’un plein investissement de la mère dans sa carrière, comparativement au père, risque de nuire davantage au développement des enfants que l’inverse. Les fonctions du rôle de mère sont donc davantage liées au bien-être familial que celles du père :

S’il y a un équilibre entre le fait que la personne puisse se réaliser professionnellement et la personne puisse être à la maison pour réaliser son rôle de mère, je trouve que c’est sain. […] Je pense qu’il y a plus d’impacts si la mère travaille 60 heures que le père 60 heures, juste pour la présence à la maison et tout ça là. Personnellement, il y a plus d’impacts sur le développement de l’enfant.

Q : Donc l’enfant a plus besoin de sa mère que de son père?

R : Un peu pour revenir à ce que j’ai dit tantôt, la mère moi je vois plus, tu sais elle prend soin de son enfant à la maison, à lui montrer des choses, s’organiser, l’hygiène, la base, tu sais la base d’une vie au quotidien. Et le père si vraiment il n’a pas ce côté- là, bien l’enfant va plus avoir de la difficulté à le développer. Alors je pense que oui, il peut avoir... Sauf que si c’est à court terme, je ne pense pas… parce que le père peut prendre le rôle, mais si c’est à long terme, je pense qu’au niveau familial, au niveau du développement de l’enfant, il peut avoir un manque, oui. (Myriam)

5.1.3.2 Travail segmenté selon le sexe : une question d’offre et de demande, de

compétences et de volonté individuelle

Fortement imprégnés de la pensée économique libérale, les jeunes qui se positionnent dans le sous- modèle de l’équité dans la différence évaluent les inégalités selon une logique de marché :

Comme infirmières, il y a pas mal plus de femmes. Mais en même temps, ils en demandent beaucoup. Donc là c’est sûr que les salaires sont moins élevés un peu, parce qu’il y a déjà une main d’œuvre plus vaste que les emplois plus spécialisés. C’est ça je te disais la loi du marché et la rareté, c’est que la main d’œuvre, on dirait que les

emplois qu’occupent les femmes en majorité, sont souvent des emplois de masse, moins spécialisés. En même temps, une coiffeuse, une caissière, on en a besoin, mais c’est comme moins vital que certains autres emplois. Tu sais le PIB du pays ne dépend sûrement pas de coupes de cheveux plutôt que de construction d’immeubles là. (Jérôme)

Dans cette perspective où un travail est jugé selon sa valeur lucrative et sa dimension utilitaire, plusieurs attribuent peu d’importance aux emplois dans le secteur de l’éducation : « Au niveau du marché du travail, le salaire vient avec les études et les compétences. Donc s’il y a plus de femme s qui décident de faire leur bac en enseignement secondaire, bien c’est normal que l’enseignement, vu que ça prend « juste » un bac entre guillemets là, que par exemple le chercheur qui va pousser ses études jusqu’au post-doc, c’est normal que là il y ait une différence de salaire » (Adam). De son point de vue d’ingénieur chimique, Mathieu émet l’hypothèse que les métiers masculins sont caractérisés par une plus grande imputabilité que les métiers traditionnellement féminins :

Mais effectivement il y a des métiers où tu as plus de responsabilités, c’est un peu péjoratif parce que là, au primaire t’as la responsabilité de l’éducation, du développement de l’enfant... Mais c’est juste que tu sais, comment tu fais les salaires, ça c’est un autre débat. Entre ça et la sécurité de tes employés, parce que tu es ingénieur et ton réacteur il ne faut pas qu’il explose... Qu’est-ce qui est le plus important, entre ça et le développement social des enfants tu sais... Tu sais, il y a des métiers où tu as plus de pression. (Mathieu)

Poussant la réflexion plus loin, Isabelle nous entretient sur la moindre valeur des « emplois féminins », qui ne peuvent être considérés au même titre qu’une profession masculine :

Et je ne sais pas si c’est juste des préjugés comme, oui peut-être des préjugés un peu de la société, comme justement les emplois dans les CPE etc., ce n’est pas des carrières, ce serait des emplois féminins. Tu sais on catégorise un peu. […] Oui, c’est l’impression que j’ai, ce n’est pas un choix de carrière. Bien ce n’est pas un choix de carrière, ce n’est pas ce que je pense, mais j’ai l’impression qu’on pense qu’aspirer à devenir enseignant au primaire, ce n’est pas une carrière. Le mot carrière, on veut être avocat, on veut être juge, on veut être comptable... (Isabelle)

Cette notion d’emploi féminin trouve ses racines dans l’histoire : « Ainsi, à la fin du 19e siècle, la notion de « métier de femmes » se définit autour des qualités naturelles innées et non acquises, donc non reconnues comme une qualification à part entière, contrairement aux diplômes obtenus par les hommes qui sont eux, reconnus socialement » (Jutras, 2010, p. 4). Pour ces jeunes, il paraît banal que les métiers majoritairement occupés par des femmes soient dévalués, voire dévalorisants. Parmi les traits différenciés entre hommes et femmes, quelques-uns ont souligné la fierté et l’arrogance

des premiers. Mathieu explique les divergences dans les orientations professionnelles en s’appuyant sur cette prémisse voulant que les hommes soient plus fiers de leurs réalisations que les femmes :

Les garçons sont plus fiers, plus vantards. On veut plus se vanter d’être médecins, ingénieurs, ou c’est quelque chose qui est plus aimé par les beaux-parents tu sais. J’ai rencontré une fille récemment, et ses parents tu sais : « ah génial bon parti », ils ne me connaissaient même pas, ils ne m’avaient pas rencontré, ils avaient juste su que j’avais fait un bac en génie tu sais! Bon il y a toujours au niveau salarial aussi qui fait... Tandis que c’est rare que tu fais enseignement au primaire et : « Oh! T’as réussi! », tu sais. Ce n’est pas vu comme un métier de prestige. […] Bien on essaie tous d’être fiers de quelque chose là, mais c’est peut-être juste dans la façon de l’être un peu. C’est un peu peut-être dans la même vague que les filles se maquillent, prennent plus soin de leur apparence... Les gars c’est peut-être un peu moins au niveau physique, ils sont plus au niveau des réalisations... (Mathieu)

Ce discours normatif sur l’être des hommes et le paraître des femmes l’amène à juger les hommes qui choisissent de prioriser la famille avant la carrière : « Je connais bien des gars très loosers au niveau professionnel... Pas des loosers là tu sais, mais qui n’ont aucune ambition, c’est le terme que je devrais utiliser ». Rappelons que cette prise de position est sous-tendue par la croyance que les femmes sont naturellement plus habiles sur le plan familial, car elles seraient davantage émotives et moins portées vers l’action. Pour Mathieu, il est illogique qu’un homme n’entretienne pas d’ambitions à la hauteur de son genre.

Afin de rendre compte de l’intériorisation des principes de « à poste égal, salaire égal » et de la dévaluation des emplois féminins, laissons la parole à Isabelle. En relatant son expérience d’emploi à la fruiterie, elle exprime qu’il lui semble inévitable que d’une part, l’entreprise divise les postes en fonction du sexe, et d’autre part que les garçons aient un salaire horaire plus élevé, car leurs tâches demandent une plus grande force physique :

Alors je pense que la différence, ce n’est pas rendu au salaire, mais où ils sont employés. Si je fais référence, je travaillais dans une fruiterie: les filles travaillaient en- avant, et à la caisse, et les gars travaillaient en arrière. Et eux autres, ils emballaient les légumes, ils travaillaient avec les boîtes, là c’est sûr que c’était vraiment une job vraiment, vraiment plus physique. Et travailler en arrière, c’était plus payant. Mais tu sais, ils n’engageaient pas de filles, parce qu’il leur fallait des grands gars, tu sais. Mais dans notre sphère à nous, c’était normal, parce que ça c’est une job de gars, ça c’est une job de filles. […]

R : Heu... Bien la différence était de 15 cennes alors moi je m’en foutais un peu pour ce prix-là. Parce que non je n’aurais pas eu les compétences de soulever des caisses de pommes de 40 livres et les mettre au bout de mes bras sur un chariot. Dans le sens que là j’avoue que personnellement, non ce n’est pas égalitaire, mais on ne peut pas faire autrement dans ce cas-ci là. Les gars faisaient 6’4’’ et il fallait monter des caisses en haut d’une échelle que je n’aurais jamais été capable de monter là. Alors dans ce cas- là, on dirait que c’est normal là, c’est correct. Les gars ils charrient les caisses de pommes, les filles font la caisse. (Isabelle)

Ainsi, l’inégalité économique est une conséquence de la « faiblesse » du corps des femmes. Malgré tout, les jeunes dont la pensée s’inscrit dans le modèle A croient qu’il ne suffit que d’une volonté individuelle pour défier les statistiques : « Mais tout le monde a le choix. Il n’y a personne qui est obligé d’aller vers un métier moins payé, on le sait au secondaire quand tu fais ta recherche, tu rentres tes critères, dont le salaire » (Mathieu). La confiance en soi, dont les jeunes ont convenu qu’il s’agit d’un trait masculin (réf. chapitre trois), serait déficitaire chez les femmes. Élizabeth avance l’idée que les femmes sont plus démunies, car elles se disqualifient elles-mêmes :

Je pense que les filles se mettent ces barrières-là elles-mêmes. Il y a plusieurs filles qui ne voudront pas : « je ne veux pas aller demander une augmentation, tu sais ». Je ne sais pas si c’est parce qu’elles ne se valorisent pas assez eux-mêmes pour dire que « je mérite cette augmentation-là », mais les gars eux autres ils s’en foutent, ils la méritent eux autres. Ils ont tous confiance en leurs moyens et ils vont aller la chercher l’augmentation, en disant « si tu me la donnes pas, moi je vais aller travailler ailleurs ». (Élizabeth)

Synthèse du sous-modèle A

Le modèle A dit de l’équité dans la différence désapprouve le principe de l’égalité porté par le mouvement féministe, puisqu’il lui apparaît comme synonyme d’assimilation des natures masculines et féminines, qui constituent les piliers majeurs de la société. L’idéologie libérale se dégage clairement de ces discours, où l’idée de liberté individuelle, retranchée de ses conditions d’exercice, s’exprime à travers un relativisme tout en professant l’égalité des chances.

Dans les entrevues constituant le modèle A, les rapports hiérarchiques entre les sexes sont particulièrement évidents, et nous les avons regroupé sous les catégories des relations de couple, de l’éducation différenciée et de la socialisation médiatique. Sur la question du travail des femmes, les jeunes se montrent plutôt indifférents aux inégalités économiques et à la ségrégation sexuelle des domaines d’emploi. Ces positions étayent l’essentialisation des rôles sexuels ainsi que

l’individualisation des phénomènes sociaux, par le recours à la théorie de l’offre et de la demande et de la norme du mérite.

La pensée de la justice sociale analysée par Dubet résume les enjeux de l’égalité des chances qui caractérise les discours du modèle A :

[…] l’égalité des chances cherche à permettre à tous les individus d’atteindre les meilleures positions au terme d’une compétition équitable. […] L’égalité des chances, en effet, répond au désir d’autonomie et de mobilité des individus ainsi qu’aux exigences des groupes discriminés. Mais elle s’accommode de l’existence et même du développement des inégalités, tout en cristallisant les identités et en individualisant le contrat social (2010, résumé du livre).