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Travail des femmes : « l’épuration naturelle »

CHAPITRE IV MODÈLE DE L’HARMONIE NATURELLE

4.8 Travail des femmes : « l’épuration naturelle »

À l’intérieur du modèle de l’harmonie naturelle, la division sexuelle du travail n’est pas problématique. En effet, que ce soit dans la sphère domestique ou publique, l’idée est de laisser la nature faire son travail. Bien que les jeunes soient majoritairement favorables au travail rémunéré des femmes, en contrepartie, plusieurs émettent des réserves sur les effets néfastes du travail des mères et l’utilisation des services de garde.

4.8.1 Travail domestique

En ce qui concerne la question du travail domestique, elle est traitée sous l’angle de « forces et faiblesses » du sexe auquel on appartient, dans une perspective fonctionnaliste. Parmi les dix-huit participants, la majorité affirme avoir été témoin d’une division sexuelle du travail chez leurs parents. Suivant la même démarche que l’interrogation sur les représentations et pratiques éducatives, nous leur avons demandé comment ils et elles se positionnent face à l’organisation du travail domestique de leurs parents. Dans les discours, il semble que deux balises permettent de juger si une situation est juste au sein d’un couple : 1) que les deux conjoints fournissent autant d’efforts en termes d’heures de travail rémunéré ou pas; 2) qu’il n’y ait pas apparence de dénigrement de la fonction à laquelle est attitrée la mère.

Le premier critère est énoncé par quelques jeunes femmes qui déplorent une situation où la mère assume entièrement les tâches domestiques, dans un contexte où les deux parents travaillent autant à l’extérieur. Myriam nous raconte avoir toujours été en désaccord avec l’iniquité des tâches entre ses parents :

Bien chez nous, c’est que mon père il ne fait vraiment rien... (rires) et ma mère elle fait tout! […] Tu sais vraiment tâches de la maison, aider la famille, c’est beaucoup plus ma mère qui le fait: nourriture, c’est ça là les vêtements, plier le linge et tout ça. Et c’est ça, je n’ai jamais été d’accord avec ça parce que surtout qu’aujourd’hui tu sais les deux travaillent, dans le temps je pouvais peut-être comprendre si la femme était plus à la maison, elle faisait les tâches dans la maison, bon l’homme il travaillait toute la journée, il revenait bon bien c’était le fun que le repas soit fait. Mais là aujourd’hui, c’est que les deux sont aussi fatigués parce que les deux reviennent de travailler. Alors je trouve ça anormal et injuste que ce soit une personne qui garde toutes les mêmes tâches d’autrefois. (Myriam)

Dans le contexte où le couple travaille le même nombre d’heures, ces jeunes femmes sans enfant aspirent à un partage de certaines tâches domestiques. Bien que de nouveaux modèles de paternité

émergent, de nombreuses études ont montré que les femmes sont les premières responsables des tâches domestiques et des soins aux enfants (Bihr et Pfefferkorn, 1996, Descarries et Corbeil, 1994, 1995, Kaufmann, 1992, Singly, 1993 dans Surprenant, 2005). De plus, gagnant généralement un salaire moindre, elles seraient plus susceptibles de réduire leur temps de travail afin de faciliter l’articulation emploi-famille. Quant aux hommes, plus la famille s’agrandit, plus ils cumuleraient d’heures de travail rémunérées (Birh & Pfefferkorn, 2002).

Le deuxième critère est le respect de la fonction à laquelle est attitrée la mère. Dans l’extrait ci- dessous, Laura substitue la notion d’égalité par équité pour qualifier son modèle parental :

En fait, je ne peux pas dire que mes parents formaient exactement un couple égalitaire, mais plutôt équitable. Dans le sens que chacun faisait les tâches dans la mesure qu’il était en mesure de le faire. Par exemple, mon père faisait de la mécanique alors que ma mère préparait les repas. Je n’ai pas l’impression qu’aucune des tâches qu’ils se subdivisaient avait plus d’importance que l’autre ou quoi que ce soit; chacune avait à être faite pour que tout fonctionne bien, alors sur ce point, il n’y avait aucun des deux qui était supérieur... et chacun respectait l’autre et le travail qu’il accomplissait. (Laura)

Janick, la seule répondante qui soit mère, témoigne de sa difficulté à vivre selon les rôles traditionnels. Bien qu’elle soit en faveur de la prépondérance de la mère auprès de l’enfant, elle avoue détester accomplir les tâches domestiques inhérentes à ce rôle :

Dans mon couple, c’est intéressant parce qu’on était bien gros égalitaires moi et mon chum. Il faisait à manger, il faisait du ménage autant que moi, et je faisais des choses à l’extérieur. Mais là, depuis qu’on a un enfant […] on a vraiment départagé les rôles féminin et masculin dans les tâches. Et ce n’était pas nécessairement de même avant. En fait, ce n’était pas de même du tout là, mais pour les besoins de la cause... C’est juste temporaire parce que ça ne pourra pas rester de même tout le temps, là. […] Je suis confortable avec le choix, mais dans la situation je te dirais que c’est difficile, parce que je n’aime pas ça faire à manger. J’haïs ça encore plus aller faire l’épicerie, tu sais ce n’est pas des choses que j’aime faire. (Janick)

L’histoire de Janick représente le cas type du couple dont les tâches domestiques, jadis interchangeables, se figent dans le principe de la complémentarité des sexes au moment de la naissance du premier enfant (Surprenant, 2009).

4.8.2 Travail rémunéré

Les modèles de l’harmonie naturelle ont pour point commun la croyance selon laquelle la division sexuelle du travail est le résultat des forces de la nature. Lorsque nous interrogeons Isabelle sur la

possibilité de réserver des sphères d’études ou d’emplois non mixtes, elle nous répond en termes « d’épuration naturelle » :

Ça se fait naturellement, je veux dire naturellement, si on va dans un bac en enseignement, les gars sont une minorité... Je pense qu’on n’a pas besoin de réserver des sphères à, parce que naturellement, on va se splitter. Tu sais à la polytechnique, pour les ingénieurs, il y a une fille pour 20 gars, et si on va dans le bac en enseignement ou etc., c’est le contraire. Alors je pense qu’on n’a pas besoin de réserver parce qu’il y a une espèce d’épuration qui se fait naturellement. Et pas pour les exceptions là, ça a l’air niaiseux à dire là, mais pour ceux qui au contraire, la fille qui admettons aimerait ça aller en ingénierie, bien tant mieux pour elle. (Isabelle)

Paradoxalement, les participants adhèrent tous au principe du libre choix pour les hommes et les femmes d’intégrer des emplois non traditionnels : « Q. Tu penses que si tu veux être PDG de telle compagnie, il n’y a pas de barrières? R. Je pense qu’une femme qui est compétente et qui sait faire ses preuves, elle a autant de chances qu’un homme » (Joanie).

Si tous les répondants se représentent le travail rémunéré des femmes comme ayant un effet généralement positif sur les rapports sociaux de sexe, la vie familiale et le développement des enfants, quelques-uns (cinq) nuancent le portrait en dénonçant les conséquences négatives de cette situation. Pour ces cinq jeunes, d’ailleurs tous élevés par leur mère au foyer, l’obligation des enfants à fréquenter un milieu de garde apparaît comme une contrainte majeure. Ainsi, travail des femmes et bien-être familial leur semblent incompatibles, du moins durant la période de la petite enfance14. Lorsqu’ils occupent un emploi à temps plein, les parents – la mère en particulier – sont représentés comme agissant de manière irresponsable envers leurs enfants. Le premier argument évoqué contre les Centres de la petite enfance (CPE) est relatif à l’atteinte au bien-être de l’enfant : « Mais je pense qu’il y en a beaucoup [de femmes] qui ne veulent pas s’avouer que finalement, elles veulent voir que ça va bien à la garderie, alors elles négligent certains aspects, en tout cas... C’est sûr qu’un enfant d’un an qui va à la garderie cinquante heures par semaine là, moi j’ai de la misère à croire qu’un enfant peut réellement être heureux là-dedans là. C’est sûr que la gardienne elle peut être bien le fun et tout, mais ça reste que ce n’est pas sa mère » (Janick).

14 Dans leur revue de littérature sur la construction et les conséquences de l’idéologie de genre, Davis &

Greenstein font la lumière sur le rôle de la mère dans la socialisation. Ils rendent compte des liens entre travail des mères et rôles sexuels égalitaires adoptés par leurs enfants : « Maternal education and labour force participation provide children with exposure to a more gender egalitarian method of household organization. Not only are increased maternal employment and education associated with egalitarianism in children (Bolzendahl & Myers 2004, Ciabattari 2001, Fan & Marini 2000, Harris & Firestone 1998), but more egalitarian mothers tend to have less gender-role stereotyped children (Bliss 1988, Myers & Booth 2002, Thornton et al. 1983) » (2009, p. 93).

Faisant écho aux propos de Janick, Jérôme présume que les mères vivent de la culpabilité, car elles abandonnent l’éducation de l’enfant aux mains d’une étrangère. Il se représente également les CPE comme des lieux d’éducation de masse :

Je ne sais pas si la femme peut se sentir plus coupable que l’homme là-dedans, à laisser son enfant entre les mains de, à laisser l’apprentissage de l’enfant dans les mains de quelqu’un d’autre. Je ne sais pas, mais il y a quand même cette question-là à poser, je ne suis pas sûr qu’elles se sentent si bien que ça? […] Je pense qu’on était mieux lorsqu’on était... Oui, quand même moi j’ai été élevé par ma mère qui est restée au foyer, et je n’ai que de bons souvenirs pas mal. Dans une garderie, t’es laissé un peu plus à toi-même, ça je ne suis pas sûr que ce soit si bon que ça. Dans un groupe d’enfants, quoique t’apprends peut-être plus rapidement les mécanismes pour socialiser, je ne le sais pas. En même temps, une personne pour diriger un groupe, ça revient comme une tutrice et des élèves, c’est moins personnalisé, donc moins attentif aux besoins de l’enfant. (Jérôme)

Le deuxième argument porte sur l’impossibilité de concilier milieu de garde et lien affectif de qualité avec l’enfant. Ainsi, Joanie entretient l’idée que sans la présence de la mère à la maison durant la petite enfance, le parent sera étranger à l’enfant : « C’est beaucoup d’efforts pour la maman qui reste aussi à la maison avec les bébés toute seule, pendant que le papa est à l’extérieur. Mais je pense aussi que c’est une bonne chose quand tes enfants te reconnaissent, et qui commencent à parler et qu’ils savent t’es qui là ». À l’instar de Joanie, Élizabeth communique sa crainte de l’irréparable : « Si tu ne développes pas ce lien-là avec eux quand ils sont jeunes, ce n’est pas à l’adolescence qu’il faut que tu le créées le lien, ce n’est pas rendu adulte qu’il faut que tu le créées. Il faut que ce soit constant. Il faut qu’il sache que tu es là pour eux autres ».