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L’éternel et l’animalité des humains

CHAPITRE IV MODÈLE DE L’HARMONIE NATURELLE

4.4 L’éternel et l’animalité des humains

La théorie de l’harmonie naturelle prend racine dans le mythe de « l’éternel mâle » et « l’éternelle femelle ». Nous avons choisi cette dernière expression en référence aux théories freudiennes de « l’éternel féminin ». Aux yeux de quatorze répondants, les clichés relayés par la paléontologie et la préhistoire semblent dénués de toute idéologie. Ils sont plutôt associés à des référents scientifiques, donc objectifs. S’appuyant sur cette perspective historique afin de comprendre les rôles sexuels dans le présent, ces jeunes croient qu’il en a toujours été ainsi; en conséquence, le statut inférieur des femmes est un fait de nature. Selon eux, les modifications récentes dans les rapports entre les hommes et les femmes dépendent d’un humanisme bienveillant, qui lui, relève de la culture (Picq, 2006). Gabriel cherche ainsi dans un passé tribal des pistes d’explication sur la pression de conformité qui incite les hommes à pratiquer un sport, dans le but d’être accepté et reconnu par le groupe social. Il formule ainsi une opposition entre la force des hommes et la serviabilité des femmes, voire la soumission :

Un gars qui est mauvais en sport, va peut-être être moins bien reçu, moins accepté dans un groupe. Et je trouve que ça fait tribal comme façon d’agir, mais c’est comme ça, tu sais. […] L’homme qui est capable d’aller chasser, qui est fort, bien il va ramener le mammouth. Alors on l’aime, on l’intègre, on veut l’avoir dans notre gang. La fille elle, qui, même si elle n’est pas bonne pour chasser le mammouth, ce n’est pas grave parce que elle, il faut qu’elle soit bonne justement pour bien agir, être gentille, avoir de la compassion envers les enfants, pour bien s’en occuper. (Gabriel)

Plusieurs jeunes recourent à ces explications à caractère historiques pour faire la lumière sur le présent. Adam répond d’ailleurs à la question « Qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce qu’une femme? » en évoquant le modèle du couple pourvoyeur-ménagère de la famille bourgeoise montante : « Je dirais que j’aurais plus une vision carrément scientifique là-dessus. C’est deux rôles naturels qui sont complètement différents. Si on y va de façon historique, l’homme a été celui qui protégeait, qui ramenait la nourriture si on veut à la maison. […] Et la femme qui s’occupait des affaires de la maisonnée ». Pour quelques répondants, la femme est une ménagère « depuis les temps immémoriaux » (Laura). Pour d’autres, les habiletés sociales, la communication, les choix de carrière en relations humaines chez les femmes se seraient développés dans la caverne, car en « attendant l’homme » parti chasser, elles devaient échanger entre elles et veiller sur les enfants. Enfin, ils conçoivent les aptitudes à la chasse et à l’agressivité chez les hommes comme une adaptation servant à affronter les intempéries et les prédateurs.

Non seulement les représentations entourant l’âge des cavernes peuplent l’imaginaire des jeunes rencontrés, mais les explications biologiques ont une place de choix dans leur compréhension des comportements sociaux. En effet, la quasi-totalité y fait référence au cours de l’entrevue. Selon ce discours, « La société va faire des modifications, mais au bout du compte, l’Homme reste un animal. » (Adam). Le champ lexical mobilisé est surtout celui des hormones et de la reproduction de l’espèce, mais aussi des gènes, de l’évolution et de la physionomie du cerveau. Martin aborde la question de l’agressivité des hommes sous l’angle de la perte de contrôle de soi8, attribuable à l’effet des hormones et inscrite dans les cellules des mâles : « Et est-ce que c’est une perte de contrôle qui est plus facile chez l’homme que chez la femme? Peut-être que l’homme a plus tendance à perdre le contrôle que la femme, oui. Je pense que ça vient vraiment du profond des hormones et du code génétique, oui ». Si l’animalité des hommes est caractérisée par de l’agressivité - car « ils ont plus d’hormones », l’équivalent féminin de la perte de contrôle consisterait en un délire qualifié d’hystérie9. Dans cet extrait, Philippe attribue de l’importance au fait que ces traits distinctifs ne se manifestent pas au même moment à l’intérieur d’un couple, ce qui conforte la théorie de la complémentarité :

C’est sûr que notre instinct primitif va toujours revenir sur le plancher, ce qui fait en sorte que les femmes sont d’une certaine façon, et les hommes sont d’une autre et c’est pour ça que les hommes ont plus d’hormones, de testostérone et vont par exemple être plus agressifs à certains moments, et les femmes plus douces à certains autres moments. Et je pense que c’est important parce que ça complète bien, on le voit bien dans un couple: la femme va être plus portée à être hystérique, des fois à certains moments.

Q : Qu’est-ce qu’être hystérique, selon toi?

R : Selon moi, c’est perdre un peu le jugement dans le moment présent et aller vers un peu... l’extrapolation d’une émotion en fait. (Philippe)

Lorsqu’interrogée sur l’attirance des hommes envers des sphères de pouvoir, Janick évoque la compétition entre les mâles pour la possession des femelles, aujourd’hui canalisée dans l’arène politique : « Bien ça je serais portée à croire que c’est en lien avec les hormones. Oui, ça vient de là. Il n’y a plus de batailles entre les mâles pour gagner les femelles, alors ils se bataillent d’une autre façon là! Oui, je pense que c’est ça ». Si la testostérone est représentée comme hormone de pouvoir,

8 Selon l’Institut national de santé publique du Québec : « La violence […] ne résulte pas d’une perte de

contrôle, mais constitue, au contraire, un moyen choisi pour dominer l’autre personne et affirmer son pouvoir sur elle. » (2006).

9 Pour une analyse sociale du terme “hystérie”, voir Edelman, Nicole. (2003). Les métamorphoses de

elle est aussi responsable d’une vie sexuelle instinctive plus intense chez l’homme. Relayant les propos d’une chercheuse entendue à la radio, Martin construit son argumentaire sur les effets positifs de la testostérone. Ainsi, l’infidélité, tout comme la confiance en soi, sont des qualités auxquelles les femmes n’ont physiologiquement pas accès, mais qu’elles auraient avantage à comprendre :

Je pense qu’il y a gros des trucs d’hormones qui rentrent en ligne de compte. J’ai déjà entendu une chercheure même qui avait fait une recherche justement sur l’utilisation de la testostérone chez les femmes d’affaires. […] les femmes qui avaient utilisé la testostérone, c’est qu’elles se sentaient beaucoup plus en confiance, elles assumaient plus leur position de pouvoir. Ce sont des chefs d’entreprise en fait, féminins ou masculins. Mais ça faisait effet juste sur les femmes en fait. Et elles disaient que la drive sexuelle était décuplée. Et c’est ça, la majorité des femmes disaient qu’elles comprenaient maintenant pourquoi le côté... Ce qu’on dit, que les hommes vont toujours voir l’autre côté de la clôture et tout ça. Elles disaient « Tabarouette, avec cette dose de testostérone, avec cette dose sexuelle là que t’avais en dedans de toi, ça faisait vraiment une différence », la façon d’analyser les choses tu sais. (Martin)

À l’instar du discours de Martin sur l’infidélité, Adam, étudiant en biologie, fait le parallèle entre le comportement reproducteur de certaines espèces animales et la réticence à l’engagement chez des hommes, en affirmant que la société a réprimé la loi naturelle :

Bien clairement, je pense qu’il y a, bien pas un détachement, la célèbre peur qu’ils disent en anglais commitment, l’engagement, je pense que chez le gars c’est tout à fait classique et naturel. Encore une fois, je pense que ce sont les traits « animal » qui ressortent. Et j’ai eu un cours en première session justement, ils expliquaient comment certaines espèces où le mâle va aller s’accoupler avec plein de femelles pour avoir le plus de petits possible, et il sait que les femelles vont s’en occuper de toute façon, donc il peut juste partir. Donc je pense que l’engagement justement, ça viendrait de ça, du fait qu’à la base, on était sensés s’accoupler avec plein de femelles et que là, la société fait en sorte qu’on ne le fait plus. (Adam)

C’est dans ce même esprit que Philippe, en parlant de l’engouement récent des pères pour le congé parental, dénonce la transgression du « cadre » naturel, en confondant le fait et la norme : « Pour ce qui est de la famille, je crois que l’homme est davantage un accompagnateur. Ça, on essaie de casser ce cadre-là des fois là, mais dans les faits, c’est davantage un accompagnateur, et tu sais, dans tout le règne animal, c’est comme ça: souvent le mâle s’en va et revient ». Poursuivant sur le registre de la reproduction de l’espèce, Adam fournit une hypothèse pouvant expliquer la propension des femmes à s’attribuer davantage la responsabilité de la propreté de l’habitation et ce, malgré que les hommes aient récemment investi certaines tâches domestiques, telles que cuisiner : « Je pense que ça peut revenir au rôle de la mère qui élèverait les enfants dans un environnement

sain. […] Je veux dire, un enfant qui grandit dans un environnement qui est tout le temps sale, c’est clair que ça va faire une différence. Donc c’est peut-être là que le rôle de la mère, bien pas le rôle, mais plutôt son instinct - vouloir garder l’environnement propre - provient là » (Adam).

Plutôt que de recourir aux gènes, Isabelle, étudiante en médecine, inscrit la complémentarité des sexes dans une complémentarité des cerveaux qui s’opère dès la conception. Selon elle, « il y a une composante dans tous nos comportements vraiment là, fondamentalement masculin-féminin », qui résiste à la socialisation des individus :

Moi je pense que le cerveau aurait un sexe. Lors de la grossesse, les bébés, selon s’ils ont un sexe masculin ou féminin, ils ne sont pas exposés aux mêmes taux d’hormones, ce qui veut dire que dans le développement embryonnaire, un cerveau d’un petit garçon versus un cerveau d’une petite fille ne serait pas exposé au même taux d’hormones, donc qui pourrait jouer sur le développement cérébral. Et à la fin, ça ferait un peu qu’une petite fille, même si, admettons une petite fille qui aurait été éduquée en petit gars, aurait quand même peut-être des instincts plus féminins, versus ou l’inverse, si on prend un petit gars à la base et qu’on le traite en petite fille. Peut-être, d’après moi, il développerait des comportements plus masculins à cause de ce truc inné là du cerveau masculin-féminin. (Isabelle)

Dans l’ouvrage qu’elle a dirigé sur les mythes et idéologies entourant la subordination du féminin au masculin, la neurobiologiste Catherine Vidal attire notre attention sur l’incapacité du public, même éclairé, « de faire la part entre faits avérés et spéculations. […] Si l’on s’en tient aux médias, tout ce passe comme si, dans le domaine de la différence des sexes, les conceptions scientifiques n’avaient pas évolué. Seules sont retenues les expériences qui correspondent au message que l’on veut le plus attractif: c’est dans le cerveau que se trouve la clef des différences entre les hommes et les femmes » (Vidal, 2006, p. 50). Force est de constater que cet engouement pour les explications basées sur le sexe du cerveau n’a pas diminué depuis le XIXe siècle, où l’on comparait les mesures physiques du crâne pour justifier les hiérarchies entre les sexes, les races et les classes sociales.

À l’image du monde animal, les femmes serviraient à la reproduction de l’espèce et les hommes à la protection de l’espèce. Plusieurs jeunes hommes rencontrés se montrent d’ailleurs fiers de leur prédominance physique, marquant par là leur autonomie – ou leur résistance - face aux changements sociaux entourant les rapports entre les sexes. Selon cette dichotomie du masculin fort et du féminin faible, l’animalité des hommes est positive, car associée à des qualités telles que le courage, tandis que l’animalité des femmes est synonyme de passivité et de dépendance. En outre, c’est à partir de l’idée de la nature que les jeunes jugent les femmes et les hommes qui transgressent

les rôles assignés dans le règne animal. Suite à cette analyse des représentations des jeunes répondants, nous pouvons conclure, à l’instar de Vidal, que les stéréotypes « se confondent avec une acceptation implicite qu’hommes et femmes sont "naturellement" différents, et que finalement, l’ordre social ne fait que refléter un ordre biologique » (Ibid., p. 55).