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À la recherche de l’authenticité dans les médias

CHAPITRE V – SOUS-MODÈLES DE L’ÉQUITÉ ET DE L’ÉGALITÉ DANS LA

5.2 Sous-modèle de l’égalité dans la différence

5.2.4 À la recherche de l’authenticité dans les médias

Le sous-modèle B se distingue du sous-modèle A sur le plan de la représentation des images des hommes et des femmes dans les médias. Contrairement au sous-modèle A qui estime que c’est l’offre et la demande qui doit guider le contenu médiatique, le sous-modèle B est visiblement inconfortable avec ce même contenu. Le discours de ce modèle est principalement organisé autour d’une critique des standards de beauté et privilégie l’authenticité.

Bien que les jeunes reconnaissent que les femmes dans les médias jouent plusieurs rôles, ils dénoncent l’image centrale de la « femme-objet » et les effets pernicieux de la pression de conformité qui s’en suivent :

Q : Qu’est-ce que tu penses de l’image des femmes véhiculée par les médias?

R : Selon moi, elle est aussi dégueulasse, mais elle est différente [de celle des hommes]. Tu sais, c’est la femme à la limite soumise un peu, je pense pas mal... Bien soumise pas mal dans le fond! Selon certaines annonces, il y en a qui sont plus sur « l’entreprenante », parce que tu as plusieurs public-cibles que tu veux atteindre là. T’as un public-cible qui est plus « la fille facile », habillée en poupoune: « enwoye va t’acheter une nouvelle paire de sandales! » et souvent les filles elles vont avoir une grosse garde-robe de sandales et de souliers là. […] il y en a beaucoup qui veulent ressembler à ça pour s’attirer justement la reconnaissance des gars, parce que c’est à ça qu’une fille devrait ressembler. (Philippe)

Selon lui, les médias inspirent des comportements de soumission chez les femmes, ils cultivent la dépendance : « Elles sont dépendantes affectives les filles, bien plus que les gars! Bien plus que les gars! Et c’est fou raide! Je te le jure là, je ne dis pas que c’est mal, je ne dénigre pas les filles pour ça là, mais... Elles recherchent beaucoup ça parce que c’est ça l’image qu’on leur véhicule tu sais ». Comparant les raisons pour lesquelles les hommes et les femmes font du sport, Joanie avance que l’origine de la motivation de plusieurs femmes se trouve dans la recherche du corps idéalisé présenté dans les médias : « pour revenir au culte du corps, je pense qu’il y a beaucoup de pression, avec tous les magazines, tous les films avec... Toutes les tendances anorexiques on entend beaucoup parler. Je pense que c’est plus inquiétant chez les filles que chez les hommes. Et ça, je pense que ça en motive plusieurs justement à faire de l’exercice ». Si Joanie semble préoccupée par le problème de l’anorexie des filles, Janick, elle, témoigne de son combat personnel contre cette pression. Ayant fait le choix de rejeter certaines conventions de la féminité, elle confie que cette non-conformité entraîne des sanctions : « Alors c’est ça l’apparence physique, il faut avoir l’air jeune, il faut se

teindre les cheveux, il faut se maquiller, il faut tu sais, tout, tout, tout! Moi je trouve ça lourd, je me sens jugée parce que je ne le fais pas. Il y a de la pression, tu sais il faut rester mince, il faut avoir des enfants, mais il ne faut pas que ça paraisse. Tu sais là, c’est très, très dur ».

Dans ce contexte, quelques répondants se réjouissent de l’action de certains publicitaires qui conçoivent des publicités considérées respectueuses à l’égard des femmes. Ils et elles citent la campagne intitulée « Initiative de la vraie beauté » par Dove, dont l’objectif serait « de servir de point de départ pour un changement sociétal et de catalyseur pour un élargissement de la définition de la beauté et de la discussion à son sujet. L’initiative soutient la mission de Dove : défier les images stéréotypées de la beauté22 […] » (Groupe Unilever, 2010). Joanie espère ainsi que d’autres publicitaires emboîteront le pas : « Mais j’ai l’impression qu’ils essaient d’avoir une petite tendance, un revirement mais ce n’est pas hyper concluant. Je pense à Dove, qui va engager des femmes normales pour faire leurs publicités. Ou elles vont avoir des bourrelets, ou elles vont avoir des rides ou... Donc ça c’est un revirement, mais c’est mineur comme tendance ».

Plusieurs jeunes accusent d’ailleurs l’hégémonie de la culture états-unienne pour expliquer la présence de stéréotypes dans les médias québécois. Janick dénonce en ce sens l’image des hommes machos et de la femme-objet : « Pour revenir aux hommes, ça m’écœure, le côté macho là. Tu vois, ce que je n’aime pas des films américains, c’est que c’est des films d’action, et que la femme va avoir un rôle second souvent là, et ça va toujours être la pitoune » (Janick).

Laura, qui nous a livré plusieurs exemples de filles et de femmes de son entourage pour qui l’image corporelle semblait très préoccupante, exprime de l’exaspération et de l’incompréhension devant ce phénomène : « Je ne la comprends pas l’image qui est reflétée par les médias. J’écoutais une émission que d’ailleurs je ne peux plus écouter, j’ai envie de péter les plombs sur les animateurs. Ils disaient : « ah telle artiste est tellement bonne de poser sans maquillage, heille moi là rentrer au bureau sans maquillage! »… Je ne comprends pas! Je ne comprends pas! Je ne comprends pas cette image-là elle vient d’où ».

22 En parallèle à cette apparente campagne féministe, le Groupe Unilever alimente tout autant les stéréotypes

Alors que la majorité des jeunes élaborent une analyse de la beauté physique des hommes et des femmes dans les médias, une minorité d’entre eux réclament une authenticité sur le plan de la personnalité. À la question sur le type d’homme et de femme qu’elle souhaiterait voir dans les médias, Janick répond : « Des hommes et des femmes moins axés sur les apparences, plus des sentiments authentiques. Dans les médias, c’est sûr que c’est large, on parle... Peu importe je pense, pas du monde qui se prennent pour d’autres là tu sais. […] L’authenticité, pas essayer de se créer une image là ».

C’est à travers cette perspective que Philippe met en lumière la marchandisation du bonheur en formulant un discours sur l’avoir et le faire, où les industries de l’apparence standardisent les comportements masculins et féminins :

Acheter, c’est le réconfort personnel, c’est comme manger de la crème glacée quand tu es triste à la limite là, je veux dire aller t’acheter des fringues. C’est le bonheur, ils te vendent du bonheur qui n’existe pas. Le bonheur, tu le trouves dans ton individu, par vis-à-vis ce que tu fais dans ta vie, pas vis-à-vis de ce que tu achètes et ce que tu possèdes. Ce que tu possèdes, c’est rien. Je veux dire, à part la nourriture qui te fait vivre là, ce que tu as dans la vie, c’est rien pantoute. Et ce qu’ils donnent comme image, c’est que c’est bien, que c’est ça qu’il faut avoir dans notre société, qu’il faut avoir un beau char, il faut être accepté par ses amis, il faut avoir du parfum... (Philippe)

Synthèse du sous-modèle B

À la lumière des critiques des jeunes, surtout des femmes, dont les entrevues se situent dans le modèle B dit de l’égalité dans la différence, nous pouvons affirmer qu’ils sont en quête d’une émancipation individuelle, que ce soit par la valorisation de la dignité des femmes et des hommes dans les domaines de la famille, du travail et de la représentation médiatique, par la dénonciation du machisme ou la promotion de l’intégration d’une part de masculin et de féminin au sein de chaque individu. Pourtant, cette quête de l’équilibre du « Yin et du Yang », bien que valorisant la latitude par rapport aux pôles masculins et féminins du continuum des genres, présente des limites en cultivant « la différence, en deux types inéluctables, avec une obligation plus ou moins forte de conformité à sa catégorie » (Duru-Bellat, 2010, p. 209). Ce raisonnement porte à croire qu’un au- delà d’un certain seuil de tolérance sur une échelle de comportement, un individu est jugé déviant.

Ainsi, le modèle B relève de l’harmonie naturelle puisque les représentations restent ancrées dans la complémentarité des identités masculines et féminines. Ces identités sont pensées en dehors des

rapports sociaux et politiques, et les jeunes expriment une frustration face au contraste entre ces identités et la réalité sociale. Déjà, dans les écrits sur la réception critique de son ouvrage Le deuxième sexe, De Beauvoir rapportait la réaction de son ami Camus qui « ne concédait à la femme que l’égalité dans la différence23 et évidemment, comme l’eut dit George Orwell, c’était lui le plus égal des deux » (Galster, 2004, p. 292).

On retiendra de ce discours son aspect paradoxal, d’abord par les tensions qu’il révèle entre émancipation et conformité. Ensuite, parce qu’il conçoit, d’une part, que les idéaux masculins et féminins sont compatibles avec l’égalité et que, d’autre part, il valorise certains traits du rôle sexuel masculin, tel que « l’agressivité masculine », qui sert à maintenir une domination24 (Blais & Dupuis-Déry, 2008).

Conclusion

Rappelons que notre démarche ne consistait pas à savoir si les participants nient ou non les différences (sociales et/ou physiologiques) entre les sexes, mais de découvrir comment elles sont articulées au principe d’égalité, et d’en dégager les tendances et les paradoxes. Le chapitre 4 nous a permis de comprendre le principe directeur à l’œuvre dans les discours des jeunes du modèle de l’harmonie naturelle, la complémentarité des sexes en tant que seul ordre juste et souhaitable. Le chapitre 5, par l’analyse des sous-modèles de l’équité dans la différence et de l’égalité dans la différence, a mis en relief la diversité des conceptions de l’égalité ou de l’inégalité. Ainsi, le premier modèle de représentations sociales est caractérisé par une hiérarchisation entre les sexes plus affirmée et s’appuie sur l’idéologie libérale. Le deuxième se démarque par une critique de la subordination du genre féminin, d’une part, et d’autre part, par l’incapacité de dépasser la logique de la binarité du masculin/féminin, source de fixation des identités.

Au-delà de la variabilité des représentations, il nous est apparu que les jeunes adoptent un discours individualiste, notamment en adhérant à des idées telles que « chaque personne est unique », en valorisant le développement personnel, l’autonomie, l’importance des choix et des besoins

23 Souligné par nous.

24 Cette position est entre autres celle d’Yvon Dallaire, psychologue et sexologue influent au Québec : « Le

mouvement féministe préconise l’égalité. Oui, tous les humains sont égaux. Mais si tout le monde était sur le même pied, ce serait le chaos. Les sociétés ont besoin d’organisation, de structures. Et c’est le rôle des hommes dans la société: structurer » (Dallaire, 2005, pp. 129-130).

individuels. L’individualisme humaniste (De Singly, 2006) se situe pourtant en opposition avec la socialisation différenciée, qui, elle, impose des rôles aux individus. Cette contradiction montre que les jeunes sont en quête de liberté, mais cette quête est balisée par des normes bien enracinées. En revanche, une question demeure : dans ce contexte où l’on considère l’individu comme l’unité de base de la société, pourquoi une si forte adhésion à la binarité des genres? Nous croyons que les représentations sociales présentées dans ce mémoire, quoique partielles et non exclusives, doivent être comprises en tant qu’effets de l’hétéronormativité.

Dans les chapitres 4 et 5, nous nous sommes concentrée sur les effets de l’hétéronormativité dans les discours, ou pour réutiliser l’expression d’Ingraham, comment les jeunes « think straight » (2006). Alors que cette pensée normative se manifeste davantage dans le modèle de l’harmonie naturelle, l’impératif de l’hétérosexualité concerne tout le monde (Dorlin, 2008). En effet, nous allons saisir, à travers le prochain chapitre, que la contrainte de l’hétéronormativité traverse les modèles culturels.