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Trahison(s) des Anciens : les différents âges de la création

2.2 L’irruption de la « fin » du cinéma dans une œuvre « moderne » : Le Mépris (1963)

2.2.2 Trahison(s) des Anciens : les différents âges de la création

- Trahir Homère

La prise de pouvoir par le ciné-fils Godard passe par ces coups décisifs et s’étire dans les différentes formes de dissidences qui fondent l’édifice de la scène de projection que nous évoquions. En effet, la référence à l’œuvre première, l’épopée homérique, y cède rapidement la place à son intercesseur florentin, Dante Alighieri. Fritz Lang et Paul Javal commentent les plans projetés ; leurs propos comblent une image muette dont le son sera postsynchronisé et la détournent de la seule loyauté au récit grec et aux temps des origines de la fiction. Ils récitent tour à tour le chant d’Ulysse qui se déploie dans l’Enfer de Dante. Ce dialogue par citations interposées scelle une entente lettrée entre le scénariste, incarné par Michel Piccoli, dont le jeu d’acteur fait du personnage un alter ego de Godard, alors même que le mépris de Camille, son épouse, va bientôt percer. Dans le poème de Dante, Ulysse n’est plus le maître de la mètis grecque, cette prudence avisée, qui s’incarnait dans le héros homérique où « la ruse, dolos, les tours, kérdè, et l’habileté à saisir l’occasion, kairôs, donnent au plus faible les moyens de triompher du plus fort, au plus petit de l’emporter sur le plus grand276 », qualité qui contredit également la vision du logos, savoir reposant sur la seule raison, qui aurait dominé une cité grecque platonicienne, telle que l’humanisme classique se la représentait. La ruse en était le versant pratique, engagé dans la vie et son instabilité, se transformant en fonction des apparitions du sensible, et selon nous, instaurant un art du détour et de la dissimulation.

Avant le film insoumis de Godard, le texte de Dante transgressait déjà les valeurs véhiculées par le mythe de l’épopée grecque, par-delà même le choix d’une versification en langue vulgaire. Il est le produit – ou la source – d’un monde en pleine métamorphose, héritier d’une époque lointaine, mais essentielle, celle de l’Antiquité tardive et des derniers jours de l’empire romain, quand les Pères de l’Église et tout particulièrement Augustin proposaient une synthèse entre la pensée grecque et l’héritage spirituel de Jérusalem, et dont la Renaissance incarne la transmission. Dante appartient à un nouveau monde romanisé par le christianisme, celui du Moyen Âge occidental et de l’Italie médiévale, qui restaure progressivement l’alliance de la tradition philosophique et de la pensée chrétienne. Ainsi, Ulysse, célébré par Homère, devient l’un des damnés du cercle infernal imaginé par le poète de Florence. Il figure la faute tragique, la démesure orgueilleuse, le héros déchu, dont l’usage

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Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974, p. 32.

d’une raison pratique rivalise avec la raison divine. C’est donc sur d’autres versions du mythe que Dante s’appuie. Dans la Divine comédie, Ulysse narre à Dante et son Cicérone, Virgile, sa propre mort et celle ses compagnons, issue fatale de son désir orgueilleux et de sa soif de connaissance : franchir les colonnes d’Hercule, reculer l’inconnu et défier ainsi l’interdit divin. Francesca, écho de la voix de Lang récitant en allemand les vers de Dante, nous fait assister à la naissance d’un monde : « Ô mes frères […] qui à travers cent mille / Dangers êtes venus aux confins d’occident, […] Ne vous refusez pas à faire connaissance, / En suivant le soleil, du monde inhabité277. » Paul Javal, alors au centre du plan, poursuit les vers de La Divine Comédie : « Déjà la nuit contemplait les étoiles. / Notre première joie se tourna vite en pleurs : / Jusqu’à tant que la mer sur nous fût refermée278. » Reprenant la figure d’Ulysse traversé par ses lectures et réécritures, Godard procède à une scénographie abyssale de la remémoration d’une image primitive, comme en réponse à la formule de Victor Hugo : « quand l’infini s’ouvre, pas de fermeture plus formidable279 ». Godard laisse ainsi se déployer les vers de Dante, qui était convoqués dans le roman d’Alberto Moravia280 comme une consolation poétique alors que la rupture se profile avec Emilia, alias Camille dans l’adaptation godardienne, incarnée par Brigitte Bardot et comme énonciation d’un destin que le scénariste Riccardo Molteni du roman italien ne peut encore deviner dans le récit d’Ulysse. L’admiration ambivalente de Dante pour la figure d’Ulysse domine cette séquence, comme le regard de Lang, démiurge impassible, placé au centre du plan, orchestre la projection des rushes de l’Odyssée. S’émanciper de la fabrique cinématographique de Fritz Lang impose donc de s’émanciper de la seule vision homérique du retour d’Ulysse dans sa patrie.

- Godard et Hölderlin

Marc Cerisuelo, dans l’analyse qu’il propose de cette même séquence, trace un parallèle entre les différents temps de la création littéraire et ceux de la création cinématographique : Lang, par la place qu’il occupe dans l’histoire du cinéma, serait ainsi l’alter ego de Dante, dont le poème épique, initialement intitulé Comédie, constitue un tournant décisif dans un Moyen Âge chrétien finissant, cédant la place aux Temps Modernes.

277 Godard cite la traduction de la Divine Comédie par Henri Longnon publiée en 1934 (Dante, La Divine Comédie, t.2, Chants XVII-XXXIV, trad. par H. Longnon, Paris, À la Cité des livres, 1931, p. 117).

278 Ibid., p. 119-121. 279

Victor Hugo, L’Homme qui rit (1869), Paris, Flammarion, 1992, p.108 (Première partie, chapitre 5, « L’arbre d’invention humaine »).

Homère, père symbolique de l’épopée, et les frères Lumière, considérés comme les inventeurs du cinématographe, sont alors les pionniers d’une poétique littéraire et cinématographique débordée par sa propre histoire et sa succession artistique. Quand Jérémie Prokosch s’emporte contre la prétendue trahison de Fritz Lang et embauche Paul Javal, écrivain de second ordre, pour le « replâtrage281 » du scénario de l’Odyssée jugé anachronique et invendable en l’état, la célèbre formule prêtée à Louis Lumière, « Il cinema è un invenzione senza avvenire », au centre des futures Histoire(s) du cinéma, retranscrite dans la partie inférieure de l’écran de projection, légende la toile désormais vide de cette scène du Mépris. Plus aucune image n’est projetée, sinon l’ombre de la silhouette gigantesque du producteur américain, singeant dans sa colère les mouvements de l’athlète athénien et trahissant ainsi sa filiation symbolique avec une Allemagne conquérante et impérialiste revisitant l’antiquité grecque pour mieux l’annexer – comme l’industrie cinématographique américaine, semble nous dire Godard, dompte, s’empare et détourne la création filmique européenne. La citation en langue italienne d’un cinéma mort-né répond, par-delà les siècles, au buste d’Homère au centre d’un des plans de Lang-Godard, où le fondateur de l’épopée grecque, présent et absent des commentaires de la salle, apparaît avec une certaine hauteur distante, celle d’une écriture originelle, dans une légère contre-plongée. Le cinéma en péril, commençant son propre deuil, comme le symbolise la fureur du producteur américain, risque d’oublier la morale de Fritz Lang, « conscience du film282 », qui rappelle, au cours de la projection, que les hommes sont les créateurs des dieux et que les dieux ont toujours voulu côtoyer les humains. Pourquoi ? parce que les hommes participent d’un gai savoir qui re-sacralise le monde d’un geste créateur et non d’une pratique asservie au pouvoir d’une société marchande en pleine expansion, qui a liquidé le passé, celui des commencements du cinéma comme du modèle épique qu’est le poème d’Homère revisité par Dante et que Godard remet en perspective dans l’évocation de ces différentes reprises et trahisons qui n’en sont pas moins des signes de déférence.

Le cinéaste allemand poursuit la discussion en aparté avec Francesca Vanini, dans une séance qui clôt, développe et commente le huis clos de la projection des plans. L’irruption dans cette scène des vers de la Vocation du poète dont Lang analyse la traduction et l’étonnant renversement du sens est un miroir tendu au cinéma lui-même. Marc Cerisuleo s’arrête sur cette référence au romantisme allemand, chargée d’une pensée critique, qui entre en résonance avec la figure du cinéaste de la Nouvelle Vague. Friedrich Hölderlin serait « le

281 Jean-Luc Godard, « Scenario du Mépris. Ouverture », op. cit., p. 242. 282 Ibid., p. 244.

premier symptôme de l’effondrement de la tradition mimétique dans des pages qui semblent avoir également été écrites pour l’auteur du Mépris283 ». Cerisuelo cite le texte de Philippe Lacoue-Labarthe qui dresse le portrait de Hölderlin, poète entré en Modernité et donc éprouvant les tourments de la création d’une œuvre radicalement neuve :

[Hölderlïn] est sans doute le premier à affronter avec une telle lucidité à la disparition de toute règle et de tout modèle, de toute codification en matière d’art ; à réfléchir par conséquent dans toutes ses implications la crise générale de l’imitatio […] et à se consumer dans la création pratiquement ex

nihilo d’une œuvre future et d’un art nouveau. En ce sens il incarne […] la contradiction moderne par

excellence : l’impossible anticipation (l’impossible « modélisation » de l’œuvre).284

Cerisuelo associe alors le poète romantique, tel que le convoque Lacoue-Labarthe, et Godard lui-même sous le signe d’une même modernité, tiraillée entre le devoir de créer selon des modèles anciens et la quête d’une forme qui incarnerait le nouveau, mais privée du socle historique qui la génère, ce que Lacoue-Labarthe nomme « la crise générale de l’imitatio285. » La réplique de Jean-Christophe Blum286 à l’analyse de Marc Cerisuelo, redessine les frontières de la Modernité à laquelle appartiendrait Godard et Hölderlin, dans un même mouvement qui nous intéresse à plus d’un titre.

2.2.3 Godard cinéaste classique-moderne ? la modernité entre mélancolie et fatalité,