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La mort du Père redoublée : prise de pouvoir par deux coups d’état cinématographiques

2.2 L’irruption de la « fin » du cinéma dans une œuvre « moderne » : Le Mépris (1963)

2.2.1 La mort du Père redoublée : prise de pouvoir par deux coups d’état cinématographiques

Ainsi, Le Mépris inaugure une projection à l’écran de la généalogie des arts et une mise en critique de la place des auteurs dans son élaboration. Au cœur de ce film, dont la réalisation est consécutive au tournage des Carabiniers, produit la même année, long métrage qui promeut déjà en son sein le cinéma des frères Lumière266, se fonde et se poursuit un dialogue entre tradition et rupture, entre déférence pour un cinéma adulé, défendu et aimé, et nécessaire renouvellement du geste filmique de la jeune génération des cinéastes français de la Nouvelle vague. L’affirmation d’un héritage suppose également la transformation et le dépassement du legs du cinéma classique.

Godard devient alors le paradoxal fossoyeur d’un cinéma classique qu’il admire tout

en le sacrifiant volontairement. Fritz Lang, cinéaste admiré des cinéphiles des Cahiers, joue

son propre rôle dans Le Mépris et incarne un cinéma en lutte pour la préservation d’une culture passée, que ravive le tournage de l'adaptation de L’Odyssée, au centre du film, dont Lang est le metteur en scène. S’inscrivant dans la lignée du « mythe267 » du cinéaste allemand, Godard nous projette dans une fable mythologique réactualisée dans le présent fictif et homérique du Mépris : les personnages sont observés par les dieux, eux-mêmes modelés par Lang, gardien du classicisme, citant Dante, Hölderlin et Homère, et donc par Godard. Le titre de l’adaptation du mythe homérique par le cinéaste allemand, Odysseus, fidèle au patronyme grec d’Ulysse, qui est aussi la forme latine de L’Odyssée, s’affiche comme une tentative de résistance à l'empire d’une industrie cinématographique dominée par le règne du pouvoir et de l’argent, représentée sous les traits du producteur américain, Jérémie Prokosch, et campe a priori ce film en défense et illustration d’un cinéma classique que la jeune génération cinéphile doit préserver. Deux scènes introduisent les signes de dissidence de Godard à l’égard de l’héritage classique du cinéma : (1) la scène de projection des rushes de L’Odyssée dans les studios de Cinecittà dans la première partie du film, (2) et la dernière séquence du Mépris, sur le plateau de tournage de Fritz Lang, qui filme dans le

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Le récit des Carabiniers se déroule dans un lieu indéfini, qui pourrait se situer « un peu partout et nulle part », dans une contre-utopie tournée dans un noir et blanc nostalgique du cinéma muet, « la caméra étant », écrit Godard, « dans son plus simple appareil, en hommage à Louis Lumière » (Jean-Luc Godard, « Les Carabiniers, Mon film, un apologue », L’Avant-scène Cinéma, n° 46, 1er mars 1965, dans Alain Bergala (éd.),

Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 1, op. cit., p. 237 et 238).

267 Jean-Pierre Esquenazi rappelle une autre transgression de Godard : la distinction entre « Lang "le vrai" » et

« Lang-le-personnage ». Dans Le Mépris, l’identité artistique de Fritz Lang est une fabrication de Godard, qui prête à ce « père » inventé les traits et les propos d’un « artiste inspiré par la grande culture classique » (« Lang-le-personnage, l’invention d’un père », dans Jean-Pierre Esquenazi, Godard et la société française des

décor naturel de la Villa Malaparte le retour d’Ulysse dans sa patrie. Cette scène est aussi celle des adieux du scénariste Paul Javal, incarné par Michel Piccoli, au cinéaste allemand.

(1) La première rencontre avec Fritz Lang se déroule dans une salle de projection où le cinéaste visionne les rushes d’Odysseus en présence du producteur Prokosch, du scénariste Paul Javal et de Francesca Vanini, l’interprète au patronyme stendhalien et rossellinien, « violon supplémentaire268 » qui accompagne les dialogues symphoniques des personnages. Ces premiers regards diffractés mettent en image une vision première, rêvée par le cinéma, peut-être le regard d’Ulysse, héros antique du récit des origines d’une Méditerranée poétique, qui traverse de sa présence mythique les lieux du tournage du Mépris, « quelque part entre Rome et Naples un endroit où a passé Ulysse autrefois269 », scande Godard dans le scénario du Mépris. Sous les yeux des premiers spectateurs d’une œuvre en cours de réalisation, se déploie un univers panthéiste où les éléments observent les drames intimes des hommes oublieux de la divinité. Ce sont les statues colorées d’une Odyssée projetée sur l’écran dont l’auteur masqué est Godard. Le cinéaste Janus, Lang-Godard, maître en l’art de représenter les volumes et la perspective, sculpte les statues qui incarnent des dieux et les représente peintes selon « une certaine trichromie assez proche de celle de la statuaire antique véritable270 » symbolisant ainsi le souhait de reconstituer le passé, de reproduire la vision des Anciens, mais aussi de signifier la présence du passé dans un cinéma au présent.

Alors que la figure démiurgique de Lang dont l’index tendu fait naître les images projetées est isolée dans un plan, le cinéaste Godard introduit sa propre manière de filmer. Le travail de « coloriste » de celui qui « se sert des couleurs comme de grands genres individués dans lesquels se réfléchit l’image271 », son goût pour la rupture de l’illusion cinématographique et pour l’improvisation contre le déroulement narratif du récit filmique, l’emportent dans des rushes très éloignés de la technique cinématographique de Lang. Les plans de Fritz Lang sont des impostures godardiennes où le « bébé » du cinéma français dévore progressivement le « dinosaure » du cinéma allemand. Dans l’entretien filmé réalisé par André S. Labarthe en 1967272, Fritz Lang explique sa méthode de travail aux antipodes de l’improvisation godardienne, rejoignant alors la distinction qu’avait faite Godard critique lorsqu’il plaçait Lang dans la catégorie des cinéastes refusant l’improvisation et adoptant la « précision inouïe » des mouvements de la caméra censés posséder « leur propre valeur

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Jean-Luc Godard, « Scénario du Mépris. Ouverture », Les Cahiers du cinéma, n° 146, août 1963, dans Alain Bergala (éd.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 1, op. cit., p. 244.

269 Jean-Luc Godard, « Scénario du Mépris. Ouverture », op. cit., p. 246. 270 Ibid.

271

Gilles Deleuze, Cinéma, t. 2, L’image-temps, op. cit., p. 243.

272 Le Dinosaure et le Bébé. Dialogue en huit parties entre Fritz Lang et Jean-Luc Godard, de André S.

abstraite de mouvement dans l’espace273. » La précaution scénaristique imaginée par Godard dans le scénario du Mépris, quand il se donne le rôle de l’assistant de Fritz Lang, permettant ainsi au cinéaste allemand de « [dire] que [les rushes projetés] sont des plans tournés par sa deuxième équipe274 » n’apparaît plus dans le film, sinon par la seule présence – déférente ? – du jeune cinéaste, secondant son aîné et élevant sa voix sur le plateau de tournage dans le dénouement du Mépris.

(2) Dans cette dernière scène, la quête d’Ulysse, spectateur et auteur d’une vision primitive du monde, guide Jean-Luc Godard, cinéaste ne laissant pas de vouloir capter une image originelle, source de toute fiction, plan désiré dont il présente aussi la paradoxale vanité, qui se manifeste dans le « premier regard d’Ulysse quand il revoit sa patrie ». Fritz Lang, définit en ces termes la scène qu’il s’apprête à diriger : un premier regard porté sur un objet pourtant déjà connu, Ithaque, et dont la reconnaissance est frustrée. En effet, seul l’horizon de la Méditerranée nous est offert depuis le regard d’Ulysse, qui devient par là- même un regard défiant Poséidon, « lequel, ne l’oublions pas, est l’un des seuls dieux à ne pas aimer Ulysse et à ne pas le protéger275. ». Cette scène, dont Godard filme le tournage fictif, est l’épilogue esthétique du Mépris, placé après le dénouement tragique de la fuite de Camille avec le producteur Jérémie Prokosch. Dans cette dernière séquence, la caméra de Godard, relevant de la genèse du Mépris, coupe la trajectoire du travelling de la caméra intra- diégétique de Lang pour offrir directement la vision d’Ulysse observant l’infini de la Méditerranée. Ce geste d’émancipation mêle à la fois dévotion pour l’un des metteurs en scène qui a dominé le cinéma et désir d’affranchissement de cet héritage dans la quête fiévreuse d'un nouveau cinéma. Le dénouement prolonge la réflexion sur l’intranquillité du

cinéma et de son héritage qui s’élevait dans la scène de projection des rushes de l’Odyssée

conçus sans souci de fidélité au style d’un cinéaste majeur du muet allemand, séquence préparatoire, répétant et précédant la lutte entre la caméra de Godard et le travelling de Lang qui clôt le film.

273 Jean-Luc Godard, « Bergmanorama », Cahiers du cinéma, n° 85, juillet 1958, dans Alain Bergala (éd.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 1, op. cit., p.131.

274 Jean-Luc Godard, « Le Mépris », Cahiers du cinéma, n° 146, août 1963, dans Alain Bergala (éd.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 1, op. cit., p. 249.

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