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L’enfance pervertie du cinéma : « Père, ne vois-tu pas que je brûle » (Freud) ?

2.3 Résurgence de la mort du cinéma dans histoire(s) du cinéma (1988-1998)

2.3.1 L’enfance pervertie du cinéma : « Père, ne vois-tu pas que je brûle » (Freud) ?

- Le rêve de l’enfant qui brûle (1) : l’Enfant-Cinéma, Saturne-Chronos et la Serbie

d’hier et d’aujourd’hui

C’est ainsi que les Histoire(s), dès leur ouverture, présentent un cinéma qui se consume. La première séquence de l’épisode liminaire, « Toutes les histoires », donne sa pleine ampleur à l’image d’un cinéma trahi dès l’âge de l’enfance par ses propres pères et dont Godard attend la rédemption, dans une quête qui s’apparente à la parousie des vers de Hölderlin. Après la formule virgilienne, qui souligne l’effet d’introduction sous la forme d’une captatio benevolentiae, « hoc opus / hic labor est315 », le générique laisse défiler des bribes de textes qui accompagneront l’ensemble des images du film, dont le montage s’élabore dans une articulation entre l’image, le son et la graphie à l’écran. La formule « que chaque œil négocie pour lui-même » s’intercale à l’écran avec « histoire(s) du cinéma » que les lettres décomposent et recomposent progressivement par un jeu de disparition et d’apparition qui procède déjà de la perte316. Le titre balzacien « splendeur et misère », comme l’aphorisme précédent, seront complétés dans leur intégrité à plusieurs reprises dans les différents chapitres du film de Godard. Les noms des dédicataires de ce premier épisode s’inscrivent à l’écran selon la forme consacrée « pour Mary Meerson » et « pour Monica Tegelaar ». Le titre « histoire(s) du cinéma » se poursuit alors avec les mots du rêve de l’enfant mort qui brûle dans le septième chapitre de l’Interprétation du rêve de Freud : « Père, ne vois-tu pas que je brûle317 ? ». Le cinéma paraît alors sous de funestes auspices, ceux d’un lent embrasement, mais aussi sous les traits de l’image symbolique de l’infanticide. L’enfant abandonné par ses créateurs est une métaphore que file Godard dans ses entretiens : « L’enfant montrait aux parents, confie-t-il à Serge Daney, ce qu’ils étaient et en même temps, il parlait de lui-même ! Et les parents n’ont rien voulu savoir et ont pris peur318. » Le cinéma, créature dont les forces sont en puissance, à peine développées, s’épuise dans le désamour. La référence freudienne intronise un complexe analytique et mythique qui se forme autour de la création du cinéma. Godard représente l’industrie du cinéma sous le masque de l’infanticide, souvent associé à l’image du Temps, auquel on

315 « Voici l’œuvre, voici le travail » (Virgile, L’Énéide, chant VI, v. 129). 316

Jacques Aumont analyse ainsi le jeu de signifiants qu’orchestre Godard à l’écran, notamment quand la syllabe « toi » se détache du mot « histoire » et met en évidence lexicale « le sujet comme reste chu de l’Histoire » (Jacques Aumont, « La mort de Dante », op. cit., p. 130).

317 Dans la traduction que nous avons consultée, il s’agit précisément de la question suivante : « Père ne vois-

tu donc pas que je brûle ? » (Sigmund Freud, L’interprétation du rêve (1899), trad. par J. Altounian, P. Cotet, R. Lainé, A. Rauzy et F. Robert, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 561).

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attribue les caractéristiques de Chronos ou de Saturne. Cette image au symbolisme puissant n’est pas neuve, elle connaît un succès certain dans la littérature et les arts figuratifs.

La référence freudienne a ainsi son propre palimpseste, qu’elle convoque l’infanticide ou le parricide, nourris d’un seul et même « complexe du Père ». Chateaubriand, introduisant le romantisme en littérature et en peinture, développe tout le long de ses mémoires le parricide du régime monarchique par les Révolutionnaires, enfants monstrueux élevant une République sanguinaire sur les décombres du passé, mais également l’infanticide d’une première révolution, celle de 1789, enfant rebelle et naturel de l’Ancien régime, sacrifié par ses premiers pères privés de sens politique. Chateaubriand narre ainsi la dernière vision de son frère aîné dans une scène riche de significations. Après la traversée des Ardennes, le soldat malheureux de l’armée des Princes, avant de naître poète, est amené par les fourgons du Prince de Ligne à Namur, puis à Bruxelles, où il demeure encore très affaibli. C’est alors que se tient la dernière rencontre avec son frère, future victime de la Révolution, qui lui apparaît, dans une vision rétrospective, envahi par les ténèbres de sa mort prochaine et par les ombres du souvenir du mémorialiste. Le souvenir d’un aîné disparu avant son heure, produit une écriture sépulcrale. Ce frère, qui « s’assit avant [lui] au foyer paternel » et qui lui apprend les dernières heures de l’Ancien Régime, la destitution de Louis XVI et les massacres de septembre, enveloppe alors Chateaubriand dans le halo funèbre du séjour des morts :

Mais si les hommes ont fait tomber la tête de mon aîné, de mon parrain avant l’heure, les ans n’épargneront pas la mienne : déjà mon front se dépouille ; je sens un Ugolin, le temps, penché sur moi qui me ronge le crâne : … como’ I pan per fame si manduca319.

Ugolin, le fameux tyran de Pise, dans l’Italie du XIIIe siècle, condamné selon la légende par l’archevêque Ruggeri Ubaldini à mourir de faim après avoir dévoré ses propres enfants, devient la figure du despote infanticide de la Divine Comédie de Dante, condamné à dévorer éternellement son ancien détenteur, avant l’ultime renversement opéré par Chateaubriand qui se figure dans le châtiment de l’archevêque, mais préfère à ce dernier l’image significative d’un Ugolin dévoré par Chronos ou Saturne, dans un jeu de références enchevêtrées.

La poétique de Chateaubriand, dont un extrait clôt symboliquement le long métrage

Éloge de l’amour réalisé en 2001 que l’on peut lire comme un autoportrait de Godard en

créateur contrarié sous les traits de Bruno Putzulu, éclaire ainsi le trajet qu’opère Godard en

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épuisant toute la dimension significative de l’image d’un cinéma-enfant dévoré par le Père, mais également d’un cinéma trahissant sa filiation et la sacrifiant, dans une mise en mots et en images de l’imaginaire romantique des auteurs du XIXe siècle. Quelques séquences après la formule introductive de l’enfant qui brûle, le premier épisode des Histoire(s) citent la riche iconographie de l’infanticide et de l’anthropophagie du récit mythique de Chronos, avec la reproduction de l’une des Peintures noires les plus célèbres de Francisco de Goya, directement peintes sur les murs de sa maison madrilène, Saturne dévorant un de ses fils (1819-1923). Dans une séquence de l’épisode 3b consacrée à la Serbie, l’œuvre de Goya clignote en alternance avec Judith décapitant Holopherne (1613-1615), peinture de Gentileschi. Le peintre et graveur espagnol réapparaît quelques plans après, dans un lent fondu enchaîné, avec la reproduction d’un fragment de la série des Désastres de la guerre320. Godard ouvre ainsi cette séquence consacrée au discours de Victor Hugo, alors sénateur de la IIIe République. Publié le 29 août 1876, ce texte, titré Pour la Serbie, dont la référence est l’une des rares à être explicitement mentionnée par Godard, dénonce les crimes « des gouvernements européens321 », qui autorisent par leur « myopie322 » le massacre des habitants de la ville bulgare de Batak par les Ottomans : « on massacre, on incendie, on extermine, on égorge les pères et les mères, on vend les petites filles et les petits garçons323. » Godard énonce d’une voix grave ce lamento funèbre d’une Serbie, terre martyre, et convoque la figure emblématique de l’indignation hugolienne, celle de l’enfant sacrifié : « c’est que, les enfants trop petits pour être vendus, on les fend d’un coup de sabre ; […] c’est qu’on ouvre les femmes grosses pour leur tuer les enfants dans les entrailles324 ». La virulence et l’écriture presque horrifique du texte de Victor Hugo poursuivent les obsécrations du poète engagé, qui en appelle à la conscience des gouvernants européens, en évoquant la sauvagerie et la cruauté des « chiens [qui] rongent dans les rues les crânes des jeunes filles violées325. »

L’invective hugolienne sert la condamnation par Godard d’une Europe qui ré-ouvre toutes les violences du passé dans le présent de la guerre de Bosnie-Herzégovine, qui apparaît dans cette séquence avec une photographie du pont de Mostar, trait d’union éthique et symbolique de toutes ces images. Cette mise en accusation d’une Europe réconciliée avec ses crimes passés est également un réquisitoire contre un cinéma qui a failli à sa mission

320 Il s’agit de la 30ème eau-forte des Désastres de la guerre de Francisco de Goya intitulée « Les ravages de la

guerre [Estragos de la guerra] » (1863).

321

Victor Hugo, « Pour la Serbie », Texte écrit le 29 août 1876, publié dans Le Rappel, le 30, dans Actes et

Paroles IV (Depuis l’exil 1876-1885), Politique, Paris, Robert Laffont, 1985, p.949. 322 Ibid. 323 Ibid. 324 Ibid., p. 949-950. 325 Ibid., p. 950.

morale – témoigner des blessures et des guerres – ; elle engage une dialectique funèbre et emporte avec elle le cinéma. La figure mythique du Temps, monstre dévorateur, qui synthétise mémoire et histoire, s’imprime sur une civilisation européenne qui a basculé en son envers, la barbarie, comme l’art qui lui est associé, le cinéma, et vient clore de nouveau cette séquence : le croquis d’un Saturne se superpose en clignotant à Lady Macbeth

somnambule (1781-1784) de Johann Heinrich Füssli et au dessin d’un couple supplicié, la

femme éventrée, dont seule la tache rouge de son sexe vient se superposer à la bouche de Saturne. Lady Macbeth fait écho à Judith, aux figures féminines légendaires de la souffrance infligée à l’homme, qui creusent de ses significations le matériau symbolique de Godard. Le cinéaste joue dans cette séquence de l’opposition entre les Lucrèce, victimes des Tarquin modernes, femmes suppliciées du texte hugolien, dont la tache rouge conserve la trace dans le présent des images, et les Judith, victorieuses de perversion, qui encadrent de leur présence cette séquence. Cette dichotomie iconique et discursive aurait séduit un Michel Leiris, qui en fait le principe fondateur de L’Âge d’homme326, à l’origine court récit destiné à un Almanach érotique auquel collabore Georges Bataille. Godard cinéaste s’inscrit dans l’héritage d’une écriture qui s’abyme dans le sang et le rire, qui a réuni Bataille, Leiris ou Artaud par des œuvres subversives dont l’imagerie désignait un vaste réseau symbolique et analytique que Godard connaît. Lorsque Yves Kovacs annote des éléments de réflexion personnelle au cours de la projection du film La Chinoise, il trace ainsi immédiatement cette filiation entre le film de Godard et une histoire du théâtre politique et psychanalytique : « Sur le théâtre. Maïakovski-Brecht-Artaud327 ». Cette séquence peut ainsi se lire comme la continuation de la formule freudienne citée en ouverture des Histoire(s), qui préside à leur création, sur laquelle nous nous attarderons dans les lignes qui suivent.

- Le rêve de l’enfant qui brûle (2) : Freud, Eisenstein, Godard et l’Ancien Testament

Le récit de l’enfant qui brûle est narré au début du septième chapitre de

L’Interprétation du rêve. Il s’agit d’un rêve dont le récit a été fait à une patiente, qui le narre

à son tour à Freud, elle-même, impressionnée par le contenu du songe. « Elle n’a pas manqué de le "re-rêver", c’est-à-dire, écrit Feud, de répéter les éléments du rêver dans son rêve à elle

326

Après avoir évoqué le tableau perdu de Cranach l’Ancien représentant Lucrèce et Judith, datant des années 1540, exposé à Dresde, dont il découvre une reproduction en 1930, puis la figure duplice de Cléopâtre, Michel Leiris rappelle la clé d’interprétation du fantasme ambivalent qui construit son imaginaire érotique : « ma Lucrèce et ma Judith, avers et revers d’une même médaille » (Michel Leiris, L’Âge d’homme, Paris, Gallimard, 1939, p. 141).

327 Yves Kovacs, Notes manuscrites sur le film La Chinoise (1967) de Jean-Luc Godard, dans Dossier

pour exprimer par ce transfert leur concordance sur un point déterminé328. » Le rêve originel, qui circule jusqu’au texte godardien, est celui d’un père qui a veillé pendant plusieurs jours son enfant malade et qui se tient près de la chambre mortuaire où le cadavre de l’enfant est gardé par un vieil homme. Le père s’endort et « rêve que son enfant est debout auprès de son lit, lui saisit le bras, et lui murmure plein de reproches : "Père, ne vois-tu donc pas que je brûle ?"329 » Le père se réveille alors et se précipite dans la pièce voisine, où la flamme du cierge commence à consumer le corps sans vie de l’enfant. Ce récit de rêve ouvre le chapitre qui porte « Sur la psychologie des processus du rêve330 » et en construit le fil directeur, dont l’une des idées principales est l’accomplissement des désirs, puisque Freud renverse le contenu rêvé, à un niveau premier d’interprétation, et en fait l’expression du désir du père de prolonger la vie de son enfant, le temps du fantasme nocturne. C’est également le point de départ d’une réflexion sur le rêve orienté par le désir inconscient, qui s’édifie en plein jour, dans une rêverie diurne, et qui nourrit un champ de réflexion sur le refoulement et les processus conscients et inconscient en jeu dans l’activité onirique. Godard utilise ainsi la réflexion freudienne sur le complexe du Père pour introduire un cinéma sacrifié par ses inventeurs, un cinéma adulte, victime et coupable de la trahison de son premier âge. La citation du texte de Freud est également convoquée par Eisenstein dans la première partie d'Ivan le Terrible (1944-1946).

Jean-Louis Leutrat trace un parallèle entre la formule de Freud et la scène des « Trois enfants dans la fournaise » de la seconde partie du film d’Eisenstein, projetée en 1958331. Cette scène s’édifie autour de l’interprétation d’un mystère, dont le récit repose sur l’épisode de l’Ancien testament des trois compagnons de Daniel, les trois enfants de Babylone, Anani, Azari et Missail, qui refusent de se prosterner devant la statue du roi Nabuchodonosor, et sont jetés dans une fournaise, avant qu’un un ange qui apparaît au milieu des flammes ne les sauve miraculeusement. Le moine Philippe, ancien allié d’Ivan, devenu son adversaire, orchestre la représentation de ce mythe dans la cathédrale pour humilier le tsar et lui intimer l’ordre de se soumettre au pouvoir de l’Église. Devant le spectacle des enfants suppliciés, Ivan ne pense ni aux victimes de sa tyrannie sanguinaire, ni à ses propres enfants qu’il éduque de manière despotique – jusqu’à assassiner l’un d’entre eux, nous dit l’histoire. Cette scène serait comme le développement ou le retournement d’une scène antérieure, restée à

328 Sigmund Freud, L’interprétation du rêve (1899), op. cit., p. 561.

329Ibid.

330 Ibid., p. 561-677. 331

Cf. Jean-Louis Leutrat, « Ivan le Terrible. L’ombre de l’image ou l’image retournée comme un gant », dans Murielle Gagnebin (dir.), L’ombre de l’image. De la falsification à l’infigurable, Seyssel, Champ Vallon, 2002, p. 225-235.

l’état de projet, que devait contenir le film d’Eisenstein sur Pouchkine, comme le révèlent les notes prises par le cinéaste russe :

Le monologue du tsar Boris - résolu cinématographiquement comme un cauchemar (« et des enfants sanglants devant nos yeux »). Les tapis rouges de la cathédrale. La flamme rouge des cierges. Dans leurs reflets, les incrustations d’icônes semblent éclaboussées de sang332.

L’ombre de ce cauchemar s’étend jusqu’à Ivan le Terrible et se « [formule] à travers la question : "Père ne vois-tu pas je brûle ?"333 » Cette scène abîmée dans la scénographie du film permet alors, à la manière d’un songe cruel, une révélation, celle de la culpabilité d’Efrossinya, meurtrière de la femme du tsar, Anastasia. Eisenstein fait surgir une vision de cauchemar : la figure fantasmatique d’Anastasia, la femme-mère disparue, dont une icône de la vierge eleousa signale la présence sublimée dans la cathédrale, se tient au côté de Effrossinya et d’un mystérieux enfant blond, figure inversée de l’enfant qu’Ivan a été, écho peut-être de Vladimir, le fils de la tante empoisonneuse. Leutrat poursuit l’analyse du mouvement de retournement de cette scène, qui est le principe même de l’œuvre d’Eisenstein, dans une réélaboration dynamique du rêve de Freud et un entrecroisement des générations – et donc des figures du père, de la mère et du fils :

Au lieu d’un : « Père, ne vois-tu pas que moi, ton fils, je brûle ? », comprenons : « Fils ne vois-tu pas que moi, ta mère, je brûle » (Hélène Glinskaïa) ou : « Mère, ne vois-tu pas que je brule ? » (Vladimir). Ce n’est pas le Christ s’adressant à son père (« pourquoi m’as-tu abandonné ? »), mais Marie s’adressant à lui. C’est presque un chiasme, et le mystère des trois enfants dans la fournaise est dans le cauchemar d’Ivan comme l’image retournée dans une lentille334.

Cette célèbre séquence de la cathédrale poursuit son retournement et ses inversions jusque dans la séquence que Godard consacre au massacre des enfants de la ville de Batak. Efrossinya rejoint les apparitions de Judith et de Lady Macbeth, qui encadrent le cauchemar de la Serbie, dont l’Europe, tel Saturne, a laissé ses enfants être assassinés.

Ainsi, dès l’ouverture des Histoire(s), le cinéma est affublé du faux éclat des oripeaux du deuil. Cependant, il est également l’enfant d’un héritage mythique, celui des images de tourments qui lui sont associées. Godard ouvre ainsi son procès contre les images des fictions

332 Sergueï M. Eisenstein, Mémoires, Paris, Julliard, 1989, p. 657, cité dans Jean-Louis Leutrat, « Ivan le

Terrible. L’ombre de l’image ou l’image retournée comme un gant », op. cit., p. 231.

333 Jean-Louis Leutrat, « Ivan le Terrible. L’ombre de l’image ou l’image retournée comme un gant », op. cit.,

p. 231.

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contemporaines qui ont abandonné leur devoir de mémoire et de démonstration iconique par l’art du montage et sa dialectique, que le cinéma d’Eisenstein incarne pour Godard. La présence par le document de la Serbie contemporaine au cœur de la séquence godardienne que nous avons précédemment analysée permet d’illustrer cette nécessaire fraternité du document (le pont de Mostar / la cathédrale de la Dormition ou de l’Assomption rougie de sang) et de la fiction (Chronos, Judith et Lady Macbeth / l’allégorie du mystère des enfants dans la fournaise) qu’élabore en secret Eisenstein. Nous reviendrons sur cet aspect central de la redéfinition du cinéma par Godard ; toutefois, la présence de Freud engage une mise en image d’un « complexe » du cinéma que Godard développe tout le long de la séquence sur la Serbie, qui édifie la mauvaise conscience du Cinéma et de l’Europe, sur laquelle repose par ailleurs l’ensemble des Histoire(s).

Ivan le Terrible est cité à plusieurs reprises dans Histoire(s) du cinéma. Si la scène

de la cathédrale n’est pas invoquée directement, Godard travaille la même consumation dans la simplicité de deux plans rapprochés par le jeu du montage dans l’épisode 1b : un plan d’une main tenant une bougie dans Ivan le Terrible – il s’agit de la main d’Ivan auquel on tend un cierge lors de son extrême-onction, avant qu’il ne ressuscite quasiment de cette première mort, dans une scène qui dévoile les rivalités concernant sa succession et qui se déroule dans la première partie du film – et le visage de Johnny Halliday de profil, allumant une cigarette, dans le long métrage de Godard, Détective (1985) (cf. Photogramme 5). La mort du cinéma est ainsi introduite avec le cortège des images qu’elle convoque et instaure ce paradoxe que Freud souligne parfaitement, celui de l’accomplissement du désir de cinéma vivant qui se révèle dans le songe funeste godardien et qui permet d’en braver le seul constat funèbre. La formule d’ouverture, reprise du rêve raconté par Freud, est aussi l’écho très